
Bien que désuet sur certains plans, « Émancipées » est un livre important, puisqu'il est à ma connaissance le tout premier ouvrage critique en langue française sur le féminisme, même si l'auteur a préféré en appeler à l'ironie et à la forme semi-romancée pour démontrer, selon lui et selon les critères de son temps, ce qui lui semblait condamnable dans l'idéologie féministe.
Albert Cim est loin d'être un inconnu pour les lecteurs de sa génération : surtout célèbre pour ses astucieux récits pour enfants et pour son autobiographie en tant qu'employé des postes sous le Second Empire, Albert Cim a abordé toute sa vie une grande variété de sujets avec l'idée, bien dans l'esprit d'un fonctionnaire, de faire des sortes de rapports circonstanciés, riches en détails et en anecdotes. Davantage passionné par les petits détails de la vie de tous les jours que par les grands débats sociaux, il demeure encore aujourd'hui une incroyable source de connaissances sur la vie quotidienne dans la deuxième moitié du XIXème siècle.
« Émancipées » fut apparemment un travail de longue haleine, car Albert Cim a basé son ouvrage sur une série d'interviews de militantes féministes et d'articles de presse les concernant, dont certains remontent à 1891. Les sources de chaque article sont citées en bas de pages, et leur contenu incorporé dans des dialogues, des discours ou des débats de personnages fictifs.
L'auteur axe son roman sur deux idées fortes :
1) Loin d'être un opposant virulent au féminisme, Albert Cim adopte la posture d'un moqueur, qui non seulement brocarde l'absurdité du discours féministe avec une permanente bonne humeur, mais revendique cette ironie amusée, précisément parce que les féministes sont des femmes très sérieuses, très dramatiques dans l'approche politique de leur cause, et que cela seul les rend déjà fort ennuyeuses. Pour cette raison, il se dit fier d'aborder ces mêmes sujets avec un hédonisme amusé visant essentiellement à distraire.
2) Affichant quant au féminisme une opinion réactionnaire, Albert Cim n'en est pas pour autant un conservateur passéiste ulcéré. Bien au contraire, il cherche à démontrer que l'un des méfaits du féminisme serait que la démission de la femme, de son rôle d'épouse docile et de mère, entraînerait par voie de conséquence la démission de l'homme en tant que soutien de famille. Une évolution, bien entendue, contraire à ce qu'en attendent les femmes, mais dont elles seraient les premières responsables.
Dans le but de cette démonstration, "Émancipées" est un roman sans réels personnages principaux, et qui narre différentes anecdotes et scénettes reliant une dizaine de militantes féministes "pures et dures" avec ce qu'Albert Cim appelle un "Club de Salomoniens".
Personnellement, je n'ai rien trouvé sur Internet qui témoigne de l'existence avérée de tels clubs privés, mais de par leur essence même, il est fort possible qu'on ait pas jugé très correct à l'époque d'en parler dans la presse. Toujours est-il qu'Albert Cim présente ces clubs comme des associations masculines en très forte émergence.
Le terme "Salomonien" dérive d'une anecdote de la Bible hébraïque, le jugement de Salomon. Roi d'Israël, Salomon devant décider, entre deux femmes se disputant la maternité d'un nourrisson, à laquelle reviendrait finalement l'enfant, proposa tout bonnement de couper le bébé en deux parties égales. L'une des deux prétendues mères, horrifiée, renonça alors à la propriété de l'enfant. Salomon décida donc que, par cette preuve d'émotion maternelle et de sens du sacrifice, ce serait donc cette femme-là qui aurait droit à l'enfant, puisqu'elle avait démontré involontairement sa valeur comme mère.
Les "Clubs des Salomoniens" appliquaient donc à leur manière le jugement de Salomon face à la rébellion féministe. Puisque les femmes ne voulaient plus être épouses, ni être mères, eux-mêmes décidaient qu'ils n'avaient pas plus envie de rester maris et pères. Les Clubs des Salomoniens s'organisaient donc dans les classes supérieures de la société, avec une adhésion mensuelle qui alimentait une cagnotte servant à financer les repas et les sorties du club, mais aussi le train de vie d'une douzaine de prostituées, salariées par la direction du club, et que chaque adhérent pouvait lutiner sur rendez-vous, sans débourser un centime.
Néanmoins, les membres des Clubs de Salomoniens pouvaient tout autant se faire des relations autrement, à la seule condition qu'elles soient occasionnelles et/ou purement charnelles. Les hommes mariés étaient acceptés dans ces clubs, à condition qu'il ne se passe plus grand chose au lit avec leurs épouses, qu'ils ne recourent pas à un prétexte conjugal et familial pour justifier une absence aux réunions du club et qu'ils donnent l'exemple en consommant ponctuellement les prostituées mises à leur disposition.
Si évidemment Albert Cim ne cache pas sa sympathie pour le côté hédoniste et bon vivant de ce concept, il exprime néanmoins une certaine hostilité morale, et considère que l'existence de ces clubs masculins est consubstantielle au mouvement féministe, et donc que ce dernier en est indirectement responsable - l'émancipation des femmes générant celle des hommes, et au final, organisant une fuite collective des responsabilités sociales.
Toujours selon Albert Cim, la position des féministes envers les Salomoniens était indécise, car évidemment, la mentalité salomonienne repose sur la tradition patriarcale du harem - même déclinée dans un collectivisme moderne - qui avait de quoi révolter les féministes, mais néanmoins, les Salomoniens étaient des hommes heureux de leur vie dissipée, et qui finalement, sans les soutenir ouvertement, partageaient le besoin de liberté des féministes, et leur savait gré de les avoir poussés à répudier ou abandonner leurs épouses. Ils étaient en plus des hommes qui ne chercheraient pas à ramener une femme à la cuisine et à l'enfantement. Aussi, de nombreuses féministes, selon Albert Cim, avaient des relations amoureuses ou sexuelles avec les Salomoniens, certaines au moins d'être dans les bras d'hommes qui ne chercheraient pas à les assujettir. « Émancipées » s'attarde longuement sur plusieurs de ces relations, tout en laissant entendre que parce que l'homme Salomonien ne fait pas de projets d'avenir, certaines féministes se sentaient suffisamment en confiance pour tenter de faire évoluer leur relation avec eux vers le modèle familial qu'ils étaient pourtant censés tous deux vouloir fuir. "La donna e mobile..."
Néanmoins, s'il en aborde longuement le cas, Albert Cim reste globalement pessimiste sur la viabilité de ces relations "modernes". Pour lui, la famille est une structure qui est fatalement bien lourde à porter à certains moments, mais qui ne saurait être remplacée. Il ne voit d'ailleurs pas la différence entre une féministe qui abandonne sa famille et sa vie d'épouse et de mère pour militer, et ces ivrognesses de mères indignes que l'on croise dans des bistrots louches, et qui ont parfois une famille nombreuse totalement livrée à elle-même, avec des fillettes qui se prostituent dès l'âge de 12 ans, tant leur mère ne dessoule jamais. Pour lui, tout repose dans une fuite communautaire et immature des responsabilités.
Albert Cim s'inquiète aussi de la baisse de natalité qu'entraînerait une trop forte popularité des idées féministes. Il est vrai qu'en 1899, la France ne comptait que 15 millions d'habitants, et les fécondations in vitro n'existaient pas. La dénatalité pouvait alors passer comme une vraie menace, ce qui n'est plus aujourd'hui d'actualité...
Albert Cim est aussi révolté par l'avortement, et par le fait qu'une militante féministe ait dit dans une interview qu'une femme qui avorte n'est pas une coupable, mais une victime. Le propos semblait alors tellement absurde qu'en citant la source de cette interview en bas de page, Albert Cim a rajouté le mot "Textuel !!!", avec trois points d'exclamation, comme s'il craignait que son lecteur ne puisse croire qu'une telle phrase ait été VRAIMENT imprimée. Sur ce point-là, la mentalité a bien évolué, et franchement, ce n'est pas plus mal.
Sur d'autres points, Albert Cim se montre beaucoup plus lucide, notamment en identifiant que ce mouvement féministe est né en Amérique, où la mentalité protestante et puritaine pousse les hommes à cultiver une virilité ostentatoire et une muflerie exacerbée contre les femmes. Pour Cim, le féminisme a sans doute sa place aux États-Unis, mais pas dans une France catholique qui a toujours cultivé la galanterie et le dialogue avec les femmes (sans toutefois leur accorder le droit de vote, mais il faut reconnaître aussi que cela n'a longtemps été crucial que pour une poignée d'activistes).
Enfin, et non sans raison, Albert Cim soulève toute la corruption latente d'un mouvement politique se prétendant pur et équitable, mais qui sert de tremplin à des ambitieuses en quête de pouvoir, des nymphomanes en quête de domination (l'une des militantes féministes du roman, obèse et repoussante, est amenée, par sa haine et sa peur des hommes, à violer un préadolescent terrifié), des frustrées sexuelles désireuses de pousser toutes les femmes à l'abstinence, tant la frigidité leur apparait moins lourde à porter si elle est généralisée, tout une galerie de portraits qui ne sont pas fondamentalement différents des féministes d'aujourd'hui. Mais Albert Cim brocarde aussi volontiers les Salomoniens, dont l'un des membres éminents, lubrique et obsédé par les chairs pulpeuses, se laisse sottement mettre le grappin dessus par une féministe maigrichonne, qui le trompe et le ruine. Enfin, une scène véritablement hilarante, montre une association féminine tombée sous la coupe d'un médecin africain qui se propose de leur faire subir une ovariectomie destinée à leur ôter toute possibilité d'enfanter. Mais au lieu de les opérer réellement, le médecin se contente de leur faire une mince ouverture au scalpel qu'il recoud aussitôt, et profite de l'anesthésie pour les violer chacune à leur tour. Ainsi, toutes ces femmes se réclamant, à leur réveil, des femmes supérieures délivrées à jamais de la maternité, et le clamant bien haut dans la presse, se retrouvent toutes enceintes au même moment, et accouchent 9 mois plus tard d'un bébé noir, tandis que l'indigne médecin est retourné hilare dans son pays d'Afrique, les poches remplies de la somme confortable que lui avaient alloué toutes ces dames.
Au final, « Émancipées » se veut un état des lieux féroces et joyeux d'un chaos sexiste et politique qu'il ne faut surtout pas prendre au sérieux, même s'il est bien de s'inquiéter des futures dérives qui pourraient en découler. Mais pour Albert Cim, il faut s'amuser de tout ce chambardement féministe, ne serait-ce qu'en se moquant gentiment de ces femmes qui aliènent toute leur existence à un combat politique, tout en se prétendant "émancipées".
Reste que ce mélange d'interviews réelles et de personnages imaginaires, d'intrigues fantaisistes et d'anecdotes authentiques, hésite continuellement entre réalité et fiction, au point que le lecteur ne sait plus toujours où il en est, et que la démonstration voulue par l'auteur ne convainc pas sur tous les plans. Mais il faut voir aussi dans ce mélange permanent des cartes la volonté d'un écrivain qui ne voulait surtout pas signer une oeuvre militante et dogmatique, et qui a tenu à "s'émanciper" lui aussi de toute préoccupation strictement politique.
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