
Si la Belle-Époque n’a nullement manqué de chroniqueurs et d’écrivains qui ont consacré leurs vies à analyser les mœurs et les mentalités de la petite bourgeoisie ou de la bourgeoisie de province, André Theuriet est néanmoins le plus instructif, le plus authentiquement sociologue d’entre tous. D’abord, parce que son œuvre prolifique couvre près des trente dernières années du XIXème siècle sans jamais se répéter, avec le souci de livrer à chaque volume une peinture sociale complète et originale, exploitant une thématique précise. L’exercice de style est d’autant plus remarquable qu’André Theuriet a quelques constances : il situe souvent ses romans autour du lac d’Annecy, région qu’il connaît bien, et aime à opposer les personnages de sa génération, perclus de préjugés hérités de la Restauration et du Second Empire, à la jeunesse naturellement progressiste, sincère, conciliante et raisonnable, qui grandit sous la IIIème République. Lui-même fervent républicain, André Theuriet accompagna véritablement la France de la Belle-Époque vers cette nouvelle ère de son Histoire, et quelque part, vers le nouveau siècle qui se profilait, et incitait ses lectrices et lecteurs à se défier des idées anciennes de classes sociales dominantes, de dévotion chrétienne malveillante et de nostalgies patriciennes irraisonnées. Néanmoins, auteur réaliste et psychologique, il se défie aussi de certaines idées "modernes", comme l'antisémitisme, la rancune germanophobe, le trop grand relâchement des mœurs (pourtant encore discret) et le libéralisme endiablé et corrupteur, en lequel il voyait une survivance débridée des ambitions industrielles de Napoléon III, ce qui n’est pas totalement faux - mais la République a depuis démontré qu’elle était davantage perméable à l’essor d’un libéralisme toujours plus conquérant. Néanmoins, malgré cette acuité morale et politique, qui lui vaudra d’ailleurs de finir conseiller municipal puis maire de Bourg-La-Reine, petite ville encore très chic de la banlieue sud de Paris, André Theuriet esquissait un idéal de vie paisible, harmonieux et bucolique que la grande boucherie de 1914-1918 se chargea hélas rapidement de ringardiser. Cependant, abondamment vendus en leur temps, ses quarante et quelques romans demeurent encore assez trouvables dans des vide-greniers ou dans les magasins Emmaüs, et demeurent de très ludiques et passionnantes cartes postales d’une Fin de Siècle révolue qui continue encore de nous fasciner. « Tante Aurélie » (1884) est l’un des rares romans d’André Theuriet qui déserte quelque peu la vie quotidienne de la bourgeoisie pépère pour se concentrer sur la vie mondaine de ses notables, dans une petite bourgade imaginaire nommée Villotte, mais dans laquelle il n’est pas défendu de reconnaître la ville natale de l’auteur, Bar-le-Duc. L’action se déroule au milieu des années 1860. Le docteur Amable Desrônis est l'un des notables de Villotte, qui ne compte que deux médecins. L’autre, Boisselier, se situe plutôt vers la ville voisine de Polval. Les deux hommes vivent en bonne entente, d’autant plus que Boisselier étant un homme plutôt discret, il abandonne volontiers toute préoccupation de mondanité à son collègue, lequel, naturellement fat, s’en réjouit. Ce bel équilibre se voit brutalement brisé le jour où Fanny Desrônis, l’épouse du docteur, décède en quelques heures sous le coup d’une péritonite aigue. À peine trentenaire, la jeune femme laisse derrière elle beaucoup de chagrin, évidemment parmi sa famille et ses proches, mais presque autant auprès de toute la bonne société villotoise où la cordialité, le sérieux et la rectitude morale de la jeune femme étaient bien connus de tous, et n’étaient pas pour rien dans l’estime et l’admiration qui rejaillissaient sur son mari. Seulement voilà, ce que l’on ignorait, c’est que mariée fort jeune à un Amable bien plus âgé mais encore très mal dégrossi, Fanny était une maîtresse-femme qui se chargeait à elle seule non seulement de tenir efficacement son ménage et son budget, mais servait aussi de pivot central à l’existence de son mari. Celui-ci se retrouvant seul, du jour au lendemain, et dans un état de choc, les Villotois ne vont pas tarder à découvrir de quel caractère faible, instable et maniaco-dépressif souffre leur médecin… Amable a eu deux enfants avec Fanny, qui sont aujourd’hui de beaux adolescents : Camille, digne et sérieuse fille qui ressemble beaucoup à sa mère et partage une grande partie de ses qualités, et Sosthène, un garçon fainéant, poseur et orgueilleux, déjà collectionneur de filles faciles, et qui, lui, ressemble davantage à Amable. Les deux jeunes gens ne mettent pas longtemps à réaliser à quel point leur père se retrouve dans une grande détresse morale, mais ils peuvent un temps compter sur leur tante Aurélie, laquelle n’est d’ailleurs pas vraiment leur tante, mais simplement l’ancienne professeur de musique de Fanny, avec laquelle cette dernière était restée profondément amie. Aurélie est devenue au fil des ans la "tante" des enfants de Fanny, n’ayant pas d’enfants elle-même. Aurélie est en effet ce que l’on appelle une "vieille fille", et elle consacre sa vie à tenter d’arracher à l’État la propriété légitime d’un lopin de terre en Bretagne qui appartenait à son père, qui en avait été spolié par un de ses associés, avant d’être récupéré par l’État à la mort de ce dernier. Aurélie enchaîne donc les procès depuis trois décennies pour que le Royaume, puis l'Empire, lui restituent ce qu’elle estime être son leg, sinon en nature – car noyé ensuite par une inondation, le terrain n’est plus exploitable sur le plan agricole, et trop imbibé pour être encore constructible -, au moins sur sa valeur initiale, à savoir 5 millions de francs. Au soir de sa vie, Aurélie n’a que faire de cette somme, mais outre qu’elle tient à ce que son combat et celui de son père soient reconnus, elle veut laisser cette somme aux enfants de Fanny, pressentant que la chute du fortuné docteur Desrônis est proche. Sur ce point-là, elle voit juste. Sosthène se laissant aller à envoyer une missive brûlante auprès de la fille d’Herbillon, le très influent sous-préfet du département, Amable se sent obligé de se présenter chez lui pour faire ses excuses au nom de ce garnement de fils, et, accueilli chaleureusement par Mme Herbillon, il tombe rapidement sous son emprise. En effet, Mme Herbillon est en réalité une courtisane gourmande en hommes et en bijoux, et son mari, homme occupé et volontiers radin, juge réconfortant de savoir son épouse entretenue par d’autres que lui. Mme Herbillon se rend très vite compte que ce veuf récent, à la détresse visible, est un parfait benêt tout juste bon à plumer. Elle n’a aucun mal à charmer le docteur Desrônis, sans toutefois jamais lui accorder davantage que le droit de lui prendre les mains, et elle se fait offrir par son tendre soupirant des quantités considérables de bijoux et de fourrure, qui vident en quelques mois le compte en banque du pauvre Amable. Dans les petites villes, tout se sait très vite. Les visites quotidiennes du docteur à sa belle, pendant lesquelles il ferme systématiquement son cabinet médical, sont moins que discrètes. Mais déjà, emprisonné dans la spirale de sa ruine future, trop orgueilleux pour reconnaître que la femme qu’il aime le méprise et profite de lui, Desrônis se montre agressif et haineux envers tous ceux qui tentent diplomatiquement de le réveiller de son rêve égoïste et sentimental. Ce sont finalement les beaux-parents de Desrônis, alliés à la tante Aurélie, dont les démarches juridiques lui ont fourni bien des relations, qui vont intriguer pour que, depuis Paris, on mute les Herbillon dans un autre département. La cabale est menée de main de maître, et contrainte d’aller s’enterrer dans la très rurale Lozère, Mme Herbillon, qui ne devine que trop d’où vient le coup, rejette avec dédain et mépris celui qui a tout perdu pour elle. La débâcle du médecin ne s’arrête pas là. L’absentéisme et l’agressivité désormais notoires de Desrônis ont poussé la mairie de Villotte à se tourner vers le docteur Boisselier, auquel elle offre un nouveau cabinet médical… situé face au domicile personnel de Desrônis. Boisselier ne peut refuser une aussi belle opportunité, mais le contexte n’est pas sans lui poser problème : il tente de se justifier lors d’une visite de courtoisie à Desrônis, mais celui-ci, humilié et claquemuré dans une haine paranoïaque, refuse de l’écouter et l'injurie. Les deux hommes se quittent ennemis, et cette inimitié se trouve renforcée lors des élections municipales suivantes, au cours desquelles le maire sortant, soucieux de fidéliser le nouveau médecin de la ville, convainc le docteur Boisselier de se présenter à sa suite sous l’étiquette républicaine. Par esprit de revanche, Desrônis consacre ses dernières économies à se présenter contre Boisselier, sous l’étiquette bonapartiste conservatrice, mais se fait bien évidemment battre à plate couture. Dès lors, ruiné, vivant de la charité de la tante Aurélie et du salaire de sa fille Camille, qui lui est restée fidèle (le beau Sosthène a quitté la maison et s’en est allé se faire entretenir par quelques jeunes filles des environs), Amable Desrônis s’enferme chez lui, ruminant de délirants projets de vengeance contre Boisselier, et maltraitant sa fille pour évacuer sa frustration. Mais une romance inattendue se noue alors entre Camille Desrônis et Marcel Boisselier, le fils de l’ennemi juré d’Amable, récemment revenu de Paris après y avoir achevé ses études... Tout cela se terminerait en fait divers sanglant et meurtrier si, fort opportunément, les 5 millions de francs tant souhaités par la tante Aurélie ne lui étaient finalement accordés par l’État le jour même où, rédigeant son testament, la vieille femme est frappée par un AVC qui l’emporte après quelques jours d’agonie. Potentiellement millionnaire et désormais majeure, Camille peut enfin épouser Marcel, sans que son père soit en mesure de s’y opposer, sans non plus que le docteur Boisselier, hostile lui aussi au mariage de son fils avec Camille, puisse arguer que son Marcel puisse trouver un meilleur parti. Les deux jeunes gens se marient donc quelques jours plus tard, devant un Desrônis et un Boisselier s’efforçant, côte à côte, de faire bonne figure dans la perspective de recueillir quelques uns de ces millions qui vont arroser leur progéniture. Hélas pour eux, le notaire a mis plus de temps que prévu à réaliser que, frappée par son attaque au moment où elle rédigeait son testament, Aurélie ne l’a en réalité ni signé, ni même terminé. Par conséquent, la défunte étant jugée intestat, et en l’absence d’héritiers naturels, l’État reprend les 5 millions généreusement accordés, mais beau joueur, l'Empire, après s'être fait tirer l'oreille, accorde 150 000 francs à chacun des enfants Desrônis, tout en prenant à sa charge les funérailles de la tante Aurélie. Finalement soulagés de ne pas hériter d’une trop grosse fortune que se seraient âprement disputés leurs paternels, riches seulement de leur jeunesse et de leur amour, Marcel et Camille abandonnent leurs aînés à leurs mesquineries. Eux représentent l’avenir, et ses valeurs plus saines… « Tante Aurélie » vaut surtout pour l’extrême réalisme, auquel ce bref résumé ne rend pas justice, dont fait preuve André Theuriet pour dépeindre la chute tragique et inéluctable du docteur Desrônis, souvent conscient de son suicide social mais totalement impuissant à pouvoir y mettre fin. Cette peinture soigneusement cruelle, à laquelle l’auteur consacre sa plus belle plume, n’est pas sans évoquer les romans de Georges Ohnet, dont certainement André Theuriet s’est consciemment inspiré. Tout l’art de l’écrivain est de parvenir à nous faire épouser, dans un premier temps, la cause assez romantique et désespérée d’Amable Desrônis, pour ensuite nous le rendre odieux par son égoïsme infantile, au point que l’on rejoint volontiers de cœur la conspiration montée contre lui et les Herbillon, pourtant tout aussi moralement condamnable. Cette transition progressive est merveilleusement opérée par un André Theuriet au sommet de son art narratif, auquel on doit aussi d’éblouissants dialogues. Mais autant Georges Ohnet était le chroniqueur nihiliste et glacé de la mesquinerie bourgeoise, autant André Theuriet, plus volontiers humaniste, ne peut tout à fait se résoudre à ne pas croire en une issue positive. Aussi fait-il du docteur Desrônis le grain de sable qui grippe et perturbe un système social hérité de l’Ancien Régime, que l'auteur rejette dans son entièreté, et dont finalement la jeune génération, représentée par Marcel et Camille, sincères et authentiques, représente l’antidote tout puissant – ou presque, car Sosthène Desrônis et Fernande, la fille des Herbillon dont il est épris, incarnent de leur côté, le renouveau des valeurs corrompues bonapartistes héritées de leurs parents, preuve qu’il faudra de toutes façons rester vigilant face aux survivances du passé. On reprochera peut-être à André Theuriet la fortune subite et la mort très opportune de la tante Aurélie, ficelle un peu grossière par rapport au reste du récit, et dont on peut trouver qu’elle est boulevardière, et peu convaincante, même symboliquement, comme dénouement crédible d'une situation qui ne pouvait s’achever que par une série de drames. Mais André Theuriet a sans doute voulu suggérer ainsi qu'il y a toujours une solution diplomatique possible contre les pires haines, les pires cabales, les pires intrigues, pour peu qu’on s’en donne la peine, et que, contre toute attente, l’appât du gain peut faire paradoxalement le bonheur de ceux qui y sont insensibles. Jolie philosophie, admettons-le...
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