
Surtout connu pour son célèbre recueil de contes « Les Petites Comédies du Vice », et particulièrement celui nommé « Le Guillotiné Par Persuasion », Eugène Chavette était à la base un restaurateur parisien très en vogue, héritier par son père des cafés littéraires Vachette et Brébant-Vachette, célèbres rendez-vous des artistes et des hommes de lettres sous la IIIème République. Le goût de l'écriture lui vint d'abord timidement sous le Second Empire, par le biais de romans comiques et de contes grinçants, avant de s'investir plus longuement dans l'écriture dans les années 1870-1880, notamment par le biais de romans policiers ou historiques.
Néanmoins, Eugène Chavette, s'il fut un merveilleux conteur, fut toujours un homme dont la nature bourgeoise et autodidacte ne lui permit pas de s'affranchir totalement de ses modèles littéraires. Ainsi, ce dyptique très intrigant intitulé « Le Saucisson À Pattes» doit-il beaucoup à Alexandre Dumas et Paul Féval, empruntant à l'un son art des dialogues, des personnages multiples et des situations scabreuses, et à l'autre son talent pour tirer de faits historiques des intrigues imaginatives.
Cependant, loin d'égaler la somme de ces talents, Eugène Chavette signe avec ce roman une oeuvre qui sent un peu trop fortement le mastic fraîchement collé de toutes ses influences, tout en faisant preuve d'une fantaisie et d'un humour très particulier qui n'appartiennent qu'à lui.
L'action de « Fil-À-Beurre » se déroule en 1800, alors que l'on vient d'arrêter, de démanteler et de guillotiner à Chartres la bande des Chauffeurs du Nord. Ce premier véritable syndicat du crime était né avec la République et a réellement existé. Constituée de plus d'une cinquantaine de vauriens, le mode opératoire de la bande était de pénétrer par la force dans des maisons bourgeoises et, à cette époque où les banques étaient moins courues qu'aujourd'hui, de s'emparer des économies, des trésors ou des objets d'art des familles ainsi victimes de ces commandos. Leur surnom de "chauffeurs" venait du fait que, lorsque les biens étaient adroitement cachés, les bandits chauffaient les pieds des bourgeois en les faisant brûler dans les flammes de leurs propres cheminées, jusqu'à ce qu'ils avouent les lieux de leurs cachettes. La bande, merveilleusement organisée, fit des ravages dans le nord de la France jusqu'à ce que la police bonapartiste les arrête et les fasse guillotiner jusqu'au dernier.
C'est donc à la fin des exploits de ces bandits que le roman démarre. L'inspecteur Vasseur, responsable de leur arrestation, fait connaissance à Chartres d'un personnage atypique, sorte de grand bonhomme d'une maigreur impressionnante, nommé Barnabé Godin, et surnommé de par son aspect physique "Fil-À-Beurre". Celui-ci était venu à Chartres pour assister à la mort du Beau-François, le chef de la bande des Chauffeurs du Nord, par lequel il s'est fait violemment dépouiller quelques années plus tôt. Or, le Beau-François est parvenu à échapper aux policiers, et Vasseur doit maintenant partir à sa recherche. La gouaille et la débrouillardise de "Fil-À-Beurre" le séduisent, il décide de l'emmener avec lui à la chasse au Beau-François. Les deux hommes vont se découvrir une affinité insoupçonnée : ils sont tous deux amoureux de la même femme, une petite paysanne du nom de Gervaise, qui est la fille de l'un des Chauffeurs du Nord qui s'est fait décapiter, et qui avait toujours tenu sa fille unique dans l'ignorance de la double vie de bandit qu'il menait. C'est au cours de son enquête pour identifier tous les bandits que Vasseur rencontre Gervaise, en tombe amoureux et se fait aimer d'elle. Quelques années plus tôt, après avoir été laissé pour mort par le Beau-François, Barnabé avait été recueilli et soigné par Gervaise, et cet homme d'une grande laideur, dont l'aspect physique effraye bien des femmes, avait fondu, sans espoir hélas, pour cet ange de bienveillance qui avait soigné ses blessures.
Vasseur et "Fil-À-Beurre" s'unissent donc pour retrouver la belle Gervaise, qui a mystérieusement disparu. En fait, son père, sachant son heure venue, a donné des consignes à un autre voyou de ses amis, Cardeuc, surnommé le Marcassin, pour qu'il mette à l'abri sa seule et unique fille.
Or, le Marcassin n'est pas un voyou ordinaire : il connaît et fréquente le Beau-François avec lequel, dans un premier temps, il veut s'associer pour fonder une nouvelle bande. Mais le Beau-François trahit Cardeuc et les deux hommes deviennent des ennemis mortels. La traque du Beau-François et la recherche de Gervaise vont mener tout ce beau monde sur la route du Havre, non loin du Mans, à l'auberge de la Biche Blanche, tenue par un personnage obèse et simple d'esprit que tout le monde surnomme "Le Saucisson À Pattes", où tous les différents personnages de ce roman vont converger, s'attaquer et se tendre des pièges vicieux, avec une surprise de taille : loin d'être le gros imbécile qu'on suppose, le "Saucisson-À-Pattes" est en fait le commissaire Meuzelin, un limier de génie qui a fomenté un plan génial pour se débarrasser du Beau-François et du Marcassin...
Ce premier tome fait une large place à l'aventure historique, dans le plus pur style d'Alexandre Dumas. Dialogues succulents (avec une mention particulière pour le français biscornu de l'agent Fichet), énigmes décortiquées, scènes d'action mouvementées, la recette nous paraît aujourd'hui forcément éculée, mais elle a fait ses preuves, même si Eugène Chavette use et abuse des retours en arrière, ce qui enlève beaucoup de fluidité au récit.
En effet, divisant en plusieurs escouades ses personnages, il suit la progression de l'une, puis quand celle-ci rejoint l'autre, il nous apprend tout ce qui s'est passé en même temps pour cette dernière. Le procédé est très mécanique et très répétitif, il a pour but d'expliquer avec beaucoup de soin ce qui parait inexplicable au premier abord. Sur certains points, cela annonce assez bien le style de ce que seront les romans d'espionnage. Mais en refusant de suivre alternativement l'un et l'autre groupes de personnages, Chavette fait ponctuellement "caler" le récit pour le faire retourner en arrière, parfois simplement pour préciser des détails qui ne sont pas toujours d'une grande importance. Le propos de l'écrivain semble être surtout de montrer que ces personnages se croisent et se manquent de justesse, tout en courant en permanence les uns après les autres.
Néanmoins, le style de Chavette emprunte à Dumas sa grande fluidité : tout va très vite dans ce premier tome, même les retours en arrière. Dès le début, Chavette ne s'empresse guère de présenter longuement ses personnages, et l'histoire démarre sur les chapeaux de roues, sans même resituer l'histoire des Chauffeurs du Nord. Seules les explications de situations intrigantes ou cocasses font l'objet d'assez longs piétinements littéraires. Il faut y voir ici peut-être une autre influence, celle du minutieux Émile Gaboriau, créateur du roman d'enquête policière, véritable obsédé du détail.
Si l'on est un peu perdu au début, on se laisse vite embarquer dans cette course frénétique et bon enfant, assez peu réaliste malgré le mal que Chavette se donne pour la rendre d'une implacable logique, mais très plaisante par la drôlerie de ses dialogues et la richesse de son imagination. Malgré d'indéniables maladresses de style et des improvisations discutables et rattrapées de justesse, Eugène Chavette tient son lecteur en arrière, et je défie n'importe quel lecteur de tourner la dernière page de ce tome, sans ouvrir immédiatement le second pour en connaître la suite.
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