
Rarement, on aura pu autant parler d'un livre "maudit" dans la littérature française. Fruit superbe et monstrueux né de l'amitié ambigüe de deux adolescents d'excellente famille, « Autour d'un Clocher » fut le grand scandale littéraire de l'année 1884. Il faut dire que le roman avait fait le tour de tous les éditeurs français, qui se le repassaient comme une patate chaude. L'un des auteurs, protégé d'Émile Zola, ayant déjà signé une intéressante étude sur le naturalisme, était pourtant présenté comme l'un des meilleurs espoirs de cette école littéraire. Mais il était bien difficile pour un éditeur de commencer à lire le manuscrit de « Autour d'un Clocher » sans se sentir des sueurs froides au bout de trente pages, à l'idée de tous les procès qui allaient lui tomber sur le coin de la tête si jamais il s'avisait de publier un tel livre.
Au final, Henry Fèvre et Louis Marie Desprez allèrent publier leur roman chez un jeune éditeur belge, Henry Kristemaeckers, qui avait édité l'année précédente un récit truculent signé Henri Nizet, « Bruxelles Rigole... (Mœurs Exotiques) » pour lequel l'écrivain Joris-Karl Huysmans, alors encore affilié au Naturalisme, s'était grandement enthousiasmé. « Autour d'un Clocher » fut donc édité en Belgique, et importé en France, où il fit le plus grand malheur de ses auteurs.
Fèvre et Desprez furent accusés d'outrages aux bonnes mœurs, leur livre "ordurier" fut saisi et pilonné - ce qu'il fait ne reste guère beaucoup d'exemplaires en circulation de cette unique édition - et les deux jeunes gens, malgré la mobilisation d'Émile Zola et d'Edmond de Goncourt, furent envoyés en prison, et placés, par pure malveillance, avec des prisonniers de droit commun qui, durant plusieurs mois, brutalisèrent et abusèrent de ces deux éphèbes. Louis Marie Desprez ne se remit jamais de ces mauvais traitements, et contracta dans sa cellule une pleurésie tuberculeuse qui l'emporta l'année suivante. Sa mort à seulement 25 ans inspira une immense colère des littérateurs contre la Justice et le Clergé. Edmond de Goncourt en parle notamment dans son Journal. Il est probable que la Justice ne se sentit pas très bien dans ses chaussures, ce fut d'ailleurs la dernière fois qu'on incarcéra en France un écrivain pour outrages aux mœurs. Toujours est-il que « Autour d'un Clocher », qui était avant tout une farce rabelaisienne à la sauce naturaliste, un livre drôle et provocateur, tomba précocement dans l'oubli. Difficile de rire et de s'amuser d'un livre dont on sait qu'il a coûté la vie à son auteur. Une seule réédition en 1980, chez un obscur petit éditeur, ne changea pas la destinée de ce roman funeste. Seul survivant du duo, Henry Fèvre ne fit plus jamais parler de lui, et ne chercha apparemment jamais à sauver la mémoire de son livre, ni celle de son comparse.
Et pourtant, « Autour d'un Clocher » demeure un chef d'oeuvre incroyablement en avance sur son temps. Cette chronique villageoise, inspirée de faits réels arrivés dans une petite bourgade aux environs de Chartres - ce qui aggrava les griefs de la Justice - narre l'incroyable histoire de la passion charnelle et bestiale qui unit le curé d'une paroisse à l'institutrice fraîchement nommée, une institutrice pourtant laïque et républicaine.
Comme possédés par le démon de la chair, les deux fautifs copulèrent à tout va, au sein même de l'église, et jusque dans le pavillon du clocher. Tout le village intrigua, malgré le manque de preuves indubitables, pour faire chasser ces deux tourtereaux malvenus, et y parvinrent sans trop de mal.
C'est cette histoire qui est narrée dans « Autour d'un Clocher ». Louis Marie Desprez, suivant la méthode naturaliste, avait enquêté sur place et recueilli la plupart des anecdotes autour de l'affaire. Il rédigea une bonne partie du synopsis et écrivit lui-même les scènes de dialogues, ainsi que la mythique scène du dîner des évêques. Son compère Henry Fèvre se chargea de toutes les autres narrations, et sous la grande influence de Rabelais, chercha à créer un langage particulier, une narration mêlant académisme, argot imaginaire et insertions souvent brutales de "gros mots" et de jurons à caractère sexuel, et pas uniquement dans le souci de rendre véridique les dialogues de personnages rustres, mais dans la narration elle-même. C'est en ce sens qu'Henry Fèvre et Louis Marie Desprez ont apporté leur pierre au Naturalisme littéraire, sortant pour la première fois d'une narration académique, inventant une nouvelle forme d'écriture qui sera reprise et améliorée quelques décennies plus tard par Jacques Prévert, Raymond Queneau et bien d'autres.
En ce sens, près d'un siècle et demi après sa rédaction, « Autour d'un Clocher » demeure un livre ébouriffant, décapant, dont la rhétorique fait toujours mouche, et estomaque par la brutalité de ses métaphores, par sa crudité en matière de sexe et par même une certaine complaisance pour tout ce qui est lié aux excréments.
Car en effet, et c'est ce qui fait la force intacte de ce roman, il est né de la plume de deux petits rebelles qui vomissent autant le clergé que la populace mentalement attardée des campagnes. Il y a donc quelque chose de "punk" avant l'heure et de furieusement anarchiste dans ce roman, où aucun personnage ne trouve grâce aux yeux des auteurs : tous sont vils, pervers, hypocrites, cruels, mauvais, manipulateurs, vicieux et malsains. Fait significatif : le village imaginaire de Vicq, où se déroulent les faits, est un village où il n'y a ni jeunes, ni enfants... Du moins, il n'en est jamais question. Vicq, c'est le monde des adultes dans toute sa corruption qui explose sous les yeux de jeunes adolescents à peine sortis des illusions de l'enfance. C'est toute la violence de cette vision, magnifiquement écrite par le biais d'un langage à la fois mimétique et goguenard, qui donne à ce roman un parfum de révolte absolument intemporel, auquel se mêle un désespoir et de la race humaine et un mépris féroce pour les gens - tous les gens - qui prétendent justifier leurs actions au nom d'une morale bien-pensante.
Un demi-siècle plus tard, avec « Clochemerle », Gabriel Chevallier a repris - en connaissance de cause ou non, difficile de trancher - cette thématique d'un village en révolte contre son curé, mais il choisit de poser sur la ruralité un regard plus humaniste et plus tendre, plus positivement truculent. Henry Fèvre et Louis Marie Desprez sont au final bien plus glaçants, même dans leur drôlerie, et donnent l'impression de regarder leurs personnages comme des araignées que l'on enferme dans une boîte pour qu'elles s'y entredévorent.
Ce sentiment peut amener de la gêne, même de nos jours, mais encore une fois, une telle démarche littéraire n'est pas éloignée de ce que sera le nihilisme punk et son goût pour la provocation. Fèvre et Desprez parlent avec âpreté et cynisme d'une humanité à laquelle ils ne veulent pas appartenir, mais qui néanmoins les fascine, comme beaucoup de jeunes gens de leur âge, à quelque époque que ce soit. L'histoire des amours interdites de l'abbé Chalindre leur permet ainsi de douter de tout le reste de ce que les hommes prétendent être ou incarner. C'est un véritable roman initiatique pour ses deux auteurs, plus peut-être que pour leurs lecteurs ou pour les personnages qu'ils mettent en scène. Leur humour, souvent "thrash" comme on dirait aujourd'hui, est celui-là même intemporel avec lequel tous les ados ressentent le besoin de piétiner les jolis contes dorés racontés pendant leur enfance, et dont il faut se défaire pour rentrer dans l'âge adulte.
Curieusement, si aujourd'hui, c'est surtout le langage et la crudité verbale qui interpellent dans une oeuvre aussi ancienne, c'est cependant seulement à cause du scandale de la relation sexuelle d'un homme d'église et sur le portrait peu avenant des membres du clergé que les deux auteurs furent traînés en justice. Comme seul Louis Marie Desprez était à l'origine de l'intrigue, et que « Autour d'un Clocher » parut sous les noms de Fèvre-Desprez ciomme s'il s'agissait du nom composé d'un seul auteur, il fut le plus lourdement condamné et le plus médiatisé, et, de ce fait, le roman fut souvent par la suite attribué à ce seul auteur, parfois rebaptisé, comme dans l'édition de 1980, Louis Fèvre-Desprez. Mais il s'agissait bien de deux auteurs différents, et il me semble qu'il faille rendre justice à Henry Fèvre pour son écriture audacieuse, grossière et provocatrice qui est pour beaucoup dans la postérité de ce roman, dont l'intrigue, en revanche, n'a plus grand chose de scandaleux ou d'outrageant à notre époque.
Néanmoins, ce chef d'oeuvre maudit n'en reste pas moins un incroyable OVNI littéraire et un joyau méconnu de l'école naturaliste, dont il est devenu compliqué de se procurer la seule réédition qui existe, et plus encore l'édition originale. Il faudrait, une bonne fois pour toutes exhumer en grandes pompes « Autour d'un Clocher » et le faire redécouvrir dans une collection classique (Folio, Livre de Poche), tant pour sa valeur littéraire unique à laquelle il faut redonner sa juste place, que parce que c'est assurément le plus ancien témoignage littéraire de la révolte adolescente dans ce qu'elle peut avoir à la fois de plus pur et de plus cruel.
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