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HENRY GRÉVILLE - « Petite Princesse » (1899)


Assurément le plus charmant et le plus touchant des auteurs romantiques et convenables du XIXème siècle, ceux qui se voyaient couronnés par le fameux Prix Montyon, prix littéraire crée en 1832 récompensant des oeuvres d'élévation et d'utilité morale et, ce que l'on sait peu, toujours décerné annuellement en ce début de XXIème siècle.

Henry Gréville, pseudonyme masculin de la femme de lettres Alice Fleury-Durand, en fut une des meilleures représentantes, dans le sens où non seulement elle était un talent littéraire exceptionnel, parvenant à donner vie à des personnages attachants et crédibles, sachant aussi construire des récits passionnants et d'une grande intelligence, mais de plus, allant souvent à rebours de tout un pan de la littérature bien-pensante morale et catholique. En effet, Henry Gréville accorde très peu de place à la religion ou à l'éducation religieuse, et ne se montre jamais sentencieuse ou autoritaire. Pour elle, la morale naît avant tout d'une grâce naturelle fondée sur le bon sens, sur l'amour des êtres les uns pour les autres et sur une sorte de mystique du bonheur. Plus exceptionnel encore, sans qu'il ne soit jamais question ouvertement de sexualité ou de désir, ses personnages féminins sont incroyablement voluptueux, tirant des extases assurément troublantes de rêveries amoureuses ou de communions avec la nature. Tout dans l'oeuvre d'Henry Gréville tourne autour d'une quête perpétuelle du bonheur, nimbée de poésie fragile et d'un amour immodéré de la vie auquel il est difficile de rester indifférent. Même le ténébreux et naturaliste Guy de Maupassant reconnaissait s'abandonner avec délice à la lecture des romans d'Henry Gréville, disant d'elle avec une extrême justesse : "Quand on connaît un de ses livres, on prendra toujours volontiers les autres".

Car en effet, si Henry Gréville dut son succès à l'un de ses premiers romans, « Dosia » (1876), couronné du Prix Montyon, elle sut renouveler le miracle presque à chacun de ses livres, certains très positifs et contemplatifs, d'autres s'attardant plus volontiers sur des romances tourmentées, mais tous écrits avec un soin extrême, une délicatesse de chaque mot, des scènes très visuelles et esthétiques et une volonté profonde d'apaiser et de caresser son lecteur – ou plutôt sa lectrice, car Henry Gréville touchait surtout un lectorat féminin, d'assez bonne famille, dont la longue fidélité fut le meilleur garant de sa carrière.

C'est d'ailleurs de cette fidélité qu'est née « Petite Princesse », l'un des derniers romans qu'Alice Fleury-Durand a signé avant sa mort prématurée en 1902. Séjournant à l'hiver 1898 dans la douce ville de Menton, elle y rencontra l'une de ses plus anciennes lectrices, alors adolescente au moment de la sortie de « Dosia », et qui révéla qu'étant devenue à son tour mère d'une adolescente, elle a offert sa vieille édition de « Dosia » à sa fille, comme un porte-bonheur que l'on se transmettrait par-delà les générations. Dans la préface dans laquelle elle conte cette anecdote, Alice Fleury-Durand avoue avoir été très émue de cette confession, très flattée de laisser une oeuvre que l'on transmet, et beaucoup de cette émotion transparait dans l'écriture de ce petit roman, que Gréville présente comme un roman "à la manière" de « Dosia », sans en être une suite, ni en reprendre les personnages. Il s'agit effectivement, comme « Dosia », d'un des romans "russes" d'Henry Gréville, qui était très attachée à l'esprit et à la culture russes, depuis que jeune femme, elle avait été secrétaire et lectrice pour son père Jean Fleury, professeur de littérature française, à l'Université Impériale de Saint-Pétersbourg.

« Petite Princesse » brosse le portrait d'une famille russe exilée à Menton, dans les Alpes-Maritimes, à la frontière franco-italienne. La princesse Orlansky, à l'image d'Alice Fleury-Durand elle-même, est une femme entre deux âges minée par des problèmes de santé, et qui sent confusément la mort se rapprocher. Néanmoins, pour en retarder la venue, elle a quitté la froide Russie pour se réchauffer au soleil méditerranéen. Toute la famille profite largement de ce changement de climat. Son époux, passionné par la chimie, consacre une partie de ses journées à mettre au point un moteur électrique, qui cause régulièrement de dramatiques explosions, durant lesquelles, par le plus grand des miracles, personne n'est blessé.

Une petite partie de l'aristocratie russe s'est également délocalisée à Menton, gravitant autour de cette famille princière qui organise régulièrement des soirées mondaines entre tsaristes de la bonne société. Hélas, cette vie mondaine et sans souci coûte extraordinairement cher, car même en 1899, Menton est une station balnéaire qui n'est pas à la portée de toutes les bourses. La princesse Orlansky a deux filles qui sont en âge de se marier : l'ainée, Vera, jeune femme déjà très mûre et plutôt timide, et sa soeur cadette Lioudmila, la "petite princesse", une adorable chipie totalement extravertie, volontiers désobéissante, mais dont la frimousse malicieuse et de magnifiques yeux gris viennent à bout de toutes les résistances.

Ses parents ont choisi leurs futurs époux suivant des préoccupations d'alliance et de parentés communes, mais Lioudmila ne tarde pas à réaliser que non seulement ces soupirants ne plaisent ni à elle ni à sa soeur, mais qu'eux aussi, plus âgés, ne sont que fort modérément séduits par ces deux nymphettes à peine sorties de l'enfance.

Pourquoi donc se marier si on n'est pas amoureux au premier regard ? Pour Lioudmila, le mariage, c'est l'amour, et l'amour vaut plus que tout le reste. Aussi, utilisant à la fois son bagout plein de rouerie et son irrésistible air enfantin et virginal, Lioudmila va patiemment intriguer pour faire à la fois son bonheur et le bonheur de tous ses proches, en mariant chacun avec sa chacune par le biais d'échanges de fiancés qui vont laisser pantois la princesse Orlansky et son époux. Décidément, le fichu caractère de la "petite princesse" serait presque inconvenant si tout le monde n'y trouvait parfaitement compte.

Car en marieuse perfectionniste, non seulement Lioudmila déniche pour elle et sa sœur les maris qui leur conviennent, mais en plus, elle trouve pour leurs soupirants éconduits des épouses bien plus idéales. Et parce qu'elle est un ange de douceur et de gentillesse, Lioudmila va même jusqu'à marier le jardinier de la famille, vivant sous la tyrannie de sa sœur restée vieille fille, et qui aimait secrètement une petite voisine. Enfin, Lioudmila se réserve pour elle-même le jeune scientifique qui assiste les travaux de son père, roturier certes, mais la famille n'est plus très riche, et seul cet expert en détonations est en mesure d'aimer Lioudmila pour tout ce que sa personnalité a d'explosif.

Voilà toute l'intrigue de ce roman, et elle n'est pas crédible un seul instant… Certes, la raison même voudrait qu'on glose ou qu'on ironise sur cette bluette aristocratique dégoulinante de bons sentiments, mais en réalité, on s'y sent tellement bien que l'on referme ce roman avec infiniment de regrets. Car oui, tout y est beau, lumineux, ensoleillé, humaniste élitiste mais enfin humaniste tout de même, et il est vraiment très difficile de ne pas tomber amoureux de cette petite Lioudmila, dont on croit voir se profiler entre les lignes les mimiques adorables, les regards tendres, les lubies surprenantes et cette fraîcheur juvénile et idéaliste que l'on n'aurait pas le coeur de malmener. Elle fait de ce roman un ravissement de chaque instant, jouant avec les fleurs, les plumes et les émotions. Une scène incroyable au début nous la montre assise sur un muret en train de regarder passer les trains à vapeur, malgré l'interdiction de ses parents. Ayant tâché sa robe, elle s'arrange pour la nettoyer en retournant subrepticement dans son jardin et en se plaçant longuement sous le jet d'arrosage du jardinier, prétendant avoir vraiment trop chaud. Son rapport trouble avec les tuyaux d'arrosage revient d'ailleurs à plusieurs reprises dans le roman, et suggère avec beaucoup d'ambiguïté un goût inné et tactile pour la volupté.

Tout cela fait de « Petite Princesse » un roman excessivement plaisant et sensuel, dominé par des teintes blanches, blondes, lumineuses, parsemées de fleurs, de jets d'eau et de plumages, avec sans doute ce côté un peu surchargé de l'esthétique russe, mais où se dégage continuellement une pureté candide, un hédonisme sage, une beauté évanescente de chaque geste, dans un style simple et imagé, poétique et souvent même onirique. C'est en fait parce que ce roman ne semble pas réel le moins du monde qu'il est aussi envoûtant et addictif. « Petite Princesse » est un de ces doux rêves lucides, dont on s'arrache à regret au petit matin et que l'on espère, sans trop y croire, refaire la nuit suivante...

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