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JEAN D'AGRAIVES - « La Cité des Sables » (1924)


Pour qui aime la littérature populaire, rechercher les perles rares peu connues des amateurs peut se révéler une très longue chasse au trésor, où la chance et le hasard jouent assez souvent un rôle crucial. Si la littérature populaire est aujourd’hui extrêmement codifiée, et l’a d’ailleurs toujours été quelque peu, elle fut au départ, comme l’a été par la suite le cinéma de série B ou de série Z, un extraordinaire espace de créativité, puisque dès lors qu’un public fidèle exerce une forte demande, bien des auteurs se doivent d’être productifs, et de donner libre cours à leur imagination, quitte à sortir résolument des ornières d’un style défini. Il faut étonner, il faut surprendre, et renouveler l’excitation du lecteur. Certains écrivains sont particulièrement célèbres pour cela. Quelques uns le sont plus discrètement auprès d’un noyau dur de fans érudits. D’autres, enfin, possèdent tant de cordes à leur arc qu’ils sont surtout connus pour les moins intéressantes d’entre elles. Se refusant à choisir entre l’alimentaire et l’audacieux, leur bibliographie se partage entre des récits banals et prévisibles, et des œuvres plus originales et expérimentales, mais souvent inconnues. Ce fut le cas de Jean d’Agraives, pseudonyme aristocratique de Frédéric Causse, artisan du roman d’aventures pour adolescents qui nous a laissé une cinquantaine de romans écrits en 35 ans d’une carrière besogneuse et éclectique, dont certains gagneraient à être redécouverts. Frédéric Causse fut véritablement biberonné au roman populaire, étant le fils de Charles Causse, qui se dissimulait sous le pseudonyme de Pierre Maël, célèbre référence du roman d’aventures de la Belle-Époque. En prenant la relève de son père, Frédéric Causse semble n’avoir voulu au départ que simplement reprendre l'entreprise familiale. Ses premiers romans parurent d’ailleurs sous les noms de Fred Maël et Fred Causse-Maël, ce qui soulignait bien la filiation, et ce n’est qu’au début des années 20 qu’il se forgea son nom de plume Jean d’Agraives, non sans tester des premières variantes : Jacques d’Agrève, ou Jean d’Agrèves. Toute sa vie, il participa également à des œuvres collectives, notamment sous les pseudonymes de Teddy Legrand et Charles Lucieto (pour la géniale série d’espionnage « La Guerre des Cerveaux »), au côté de ses amis, les sulfureux Xavier de Hauteclocque et Pierre Mariel. On n’a donc pas affaire ici à un écrivain porteur d’un style, d’une vision ou d’une esthétique. Comme son père, c’est un prosateur médiocre, il ne fut qu’un conteur imaginatif, travaillant d’ailleurs le plus souvent sur commande. Il hérita du contrat annuel qui liait son père, sur la fin de sa vie, aux éditions Hachette, et il publia principalement dans la Bibliothèque Verte des romans aujourd’hui bien désuets, tournant presque toujours autour de l’aviation militaire, des guerres napoléoniennes ou de la piraterie au XVIIème siècle, enchaînant des intrigues fadasses autour de la rivalité entre deux garçons pour conquérir le cœur d’une jeune fille. Rédigés par ailleurs sans passion, ces romans répondaient aux aspirations des adolescents d’il y a un siècle, élevés avec le spectre triomphant d’une Première Guerre Mondiale dont on ne mesurait pas encore la victoire amère, et l’avènement d’une aviation militaire qui commençait à atteindre une certaine maturité. Quiconque a lu ces quelques romans guerriers, à la virilité excessive et surannée, ne peut se faire une idée de l’extraordinaire potentiel de Frédéric Causse. Il faut sortir de la Bibliothèque Verte pour découvrir un autre Jean d’Agraives, qui flirtait allègrement avec le surnaturel, le fantastique, la science-fiction, le délire halluciné, voire même l’érotisme, à une époque où peu d’auteurs populaires se risquaient à ces formes littéraires nouvelles. De lui, il faut impérativement lire « Le Dernier Faune », fiasco commercial qui fut pourtant édité à deux reprises, en 1927 et en 1943, et qui raconte le récit étrange et fantastique d’un riche industriel qui acquiert, dans un petit village breton, une vaste propriété pour y invoquer le Dieu Pan, et ses antiques serviteurs, les satyres. Totalement ignoré lors de ses publications, « Le Dernier Faune » est pourtant un chef d'oeuvre méconnu du roman fantastique français, doublé d’une évocation lubrique et subtilement décadente des orgies grecques. Visiblement très inspiré par l’école dite "cosmopolite" initiée par Maurice Dekobra, Jean d’Agraives signa aussi de nombreux romans dans ce genre, dont « Le Serpent de Kali » (1930) ou l’assez contemplatif « Le Jardin au Clair de Lune » (1942), publié chez son éphémère maison d’édition durant l’Occupation, les éditions Colbert, où il réédita aussi quelques unes de ses œuvres plus anciennes. Très actif durant l’Occupation, on lui en fit payer le prix à la Libération, l’accusant de sympathies manifestes pour le régime de Vichy. Originaire d’un milieu bourgeois monarchiste, probablement sous influence chouanne, Frédéric Causse était plutôt conservateur, tourné vers le passé, mais peu politisé. Il écopa cependant de 8 mois de prison, et de 5 ans de privations de droits civiques, qu’il ne contesta pas, reprenant l’écriture dès 1947 jusqu’à sa mort relativement précoce en 1951, avec la même incroyable productivité (12 romans en 4 ans).  Il y eut donc deux Jean d’Agraives : celui médiocre et désuet de la Bibliothèque Verte, et celui, audacieux et décadent, des éditions Fayard, Colbert et Berger-Levrault. Mais contre toute attente, cette double production littéraire a fusionné au moins une fois, lors de la publication de « La Cité des Sables » en 1924. Cet étrange et âpre roman exotique est à la fois un récit militaire, touchant à l’aviation (mais via un prototype futuriste) et un roman d’aventures orientales, à la recherche des derniers descendants de la secte des « Haschichins » du Vieux de la Montagne, ou plutôt du Cheikh de la Montagne, comme on l’appelle dans ce récit. Cette secte a réellement existé, sur le mont Alamut, au Nord de l’Iran, du XIème au XIIIème siècle, et son histoire, fortement déformée, a été rapportée d’abord par les Croisés qui avaient affronté directement ses membres, puis par Marco Polo, qui leur a consacré un chapitre entier dans ses mémoires. Elle est aujourd’hui connue comme la communauté originelle des Nizarites, d’obédience chiite ismaélienne, dont les descendants ont depuis fui l'Iran. Ce que fut réellement cette communauté, vieille de presque un millénaire, et dont les seules sources occidentales sont elles aussi anciennes, il est très improbable de l’affirmer. La légende veut que cette secte soit constituée d’assassins que l’on fanatisait en les droguant au haschich, afin de leur faire croire que les visions psychédéliques que la drogue leur procurait étaient des images du paradis islamiste qui les attendait, s'ils tuaient au nom d'Allah. Cette stratégie faisait d’eux des assassins déterminés, prêts eux-mêmes à donner leur vie, croyant savoir quelles félicités les attendaient dans l’Au-Delà. Le surnom qui leur a été donné, « Haschichins », signifiait en persan « fumeurs de haschich », et serait à l’origine du mot français « assassin ». Mais bien des historiens pensent en réalité que Marco Polo avait mal compris leur appellation, qui aurait été en fait « Asāsīyūn », un autre mot persan qui signifie simplement « fidèles au fondement de la foi », et toute cette légende autour du haschich ne serait en réalité née que du malentendu de Marco Polo, et uniquement extrapolée en Occident. Toujours est-il, on s’en doute, que Jean d’Agraives n’a pas écrit ce roman pour établir la vérité sur ce fait, et qu’il donne tête baissée dans la légende, en y ajoutant une trouvaille de son cru : la fille du « Vieux de la Montagne », fondateur de la secte, aurait brièvement épousé un Croisé français, Renault de Kérilis, devenu par la suite le fondateur d'une dynastie aristocratique bretonne. Le lecteur va donc suivre la quête - Ô combien insensée - du dernier représentant de cette lignée, Conan de Kérilis, héros de ce récit, accompagné de son meilleur ami, le capitaine Fleurac de Casteljaloux, d’origine méridionale. Tous deux font déjà partie de l’armée coloniale implantée en Syrie, où Kérilis s'est déjà mis en quête de reliques lui permettant de retrouver les descendants de la secte des « Haschichins », à la seule fin de rétablir, au nom de son ancêtre, les relations diplomatiques avec la France. Or, bien que Kérilis parle parfaitement l’arabe – quoiqu’il ferait mieux de parler le persan, dans le coin du monde où il se trouve -, et soit initié aux "arcanes" de l’Islam (?), sa quête n’est pas sans risque, car la secte entend bien ne pas être retrouvée, surtout par un chrétien. Le français essuie de nombreuses tentatives de meurtre, et a même vu son assistant, le soldat Lachaume, brutalement kidnappé par des bédouins. Pourtant, Kérilis peut compter sur un allié fidèle, qu’il a baptisé Mektoub, un perse sauvé de la mort atroce à laquelle le vouait la tribu des Chammars, tribu non musulmane (selon l’auteur, car en réalité, ce n’est pas le cas). Mektoub sait où se cache le Cheikh de la Montagne, mais ne peut pas le révéler à son sauveteur, car il a juré sur le Coran de ne jamais le révéler à personne. Qu’à cela ne tienne, Kérilis est sûr de lui soutirer, en temps et en heure, ce renseignement crucial, aussi se lance-t-il, avec le soutien du Ministère des Colonies, dans un projet de grande envergure : former un bataillon d’officiers prêts à tout, y compris à mourir, pour une expédition qui, dans un premier temps, va naviguer en direction de la Norvège, sur une petite île de la Mer Baltique, où les services secrets français ont révélé que l’Allemagne, rêvant de se venger de la défaite de 1919, a mis au point un prototype d’aéroplane géant, sorte d’aile triangulaire qui n’est pas sans évoquer les modèles récents de bombardiers supersoniques, si ce n’est que bien entendu, en 1924, Jean d’Agraives ne pouvait imaginer qu'un tel appareil ne vole pas avec simplement une bonne quinzaine d’hélices. Pour s’emparer de l'Argo, cet avion du futur, Kérilis et ses hommes disposent d’un gaz paralysant inventé par le docteur Desnoyers, - et il s’agit bien d’un gaz paralysant et pas uniquement soporifique, car les gens qui le respirent, se figent, debout et immobiles comme des statues, durant une vingtaine de minutes, ce qui est beaucoup plus cocasse. L'Argo est donc brillamment subtilisé, non sans mal car un ingénieur allemand, Muller, s’est réveillé à temps, et est parvenu à monter dans l’appareil. Il y jouera les traîtres, les saboteurs et les assassins, avant de se faire jeter dans le vide depuis la terrasse de l’avion géant. Oui, la terrasse, - car ce prototype est un véritable "loft" volant, avec une salle à manger, une cuisine, des douches, une dizaine de chambres et une infirmerie. Bref, un vrai transatlantique en forme d'aéroplane triangulaire, dont on se demande comment des hélices suffisent à lui faire vaincre la gravité. Une fois ce bolide aérien bien en main, Kérilis fait mettre le cap sur La Mecque, ce qui va donner naissance à une scène absolument dantesque. En effet, pour Conan de Kérilis, le problème n’est pas tant de retrouver le Cheikh de la Montagne, que de lui faire un présent qui le mette dans des bonnes dispositions pour installer une ambassade de France dans la caverne où il doit se terrer. Et quel meilleur présent réjouirait un chef de secte musulman que la « Mizah ». Ce que Jean d’Agraives appelle « Mizah » s’appelle en réalité « Mizab-Ar-Rahman », ce qui signifie « gouttière de miséricorde ». Il s’agit d’un système d’évacuation d’eau qui se trouve au sommet de la  « Kaaba », ce grand cube noir situé au cœur de la Mecque, et autour duquel les musulmans effectuent une partie de leur « Hadj », c’est-à-dire leur pèlerinage. Ce cube est en réalité un édifice très ancien, remontant au VIIème siècle, qui est recouvert d’un immense dais de soie noire, la « Kiswa  », qui, elle, est renouvelée tous les ans. La gouttière dorée dépasse de l’un des côtés du sommet, et évacue l’eau de pluie afin qu’elle ne stagne pas sur le toit. Jean d’Agraives la décrit comme une « gargouille », ce qui est inexact, même si la fonction est similaire. La « Mizab-Ar-Rahman » ne représente pas un personnage, c’est une gouttière angulaire, avec des calligraphies gravées sur sa surface. Nous allons donc assister, fait unique dans la littérature française, à l’arrivée d’un avion géant au-dessus de la « Kaaba », avec une nacelle descendant jusque sur le toit de l’édifice, à la seule fin d’arracher la gouttière, ce qui bien évidemment terrorise et révolte les pélerins. On apprend ensuite que le Cheikh de la Montagne se cache dans une cité bâtie à l’intérieur d’une gigantesque caverne, ouvrant sur la paroi d’un immense goulet au coeur d'un massif montagneux, invisible depuis l’extérieur et seulement accessible depuis une rivière souterraine (ce qui n'est pas bien gênant, puisque l'Argo arrivera par la voie des airs). Kérilis tire cette précieuse information de son serviteur Mektoub, qu’il a hypnotisé pour le faire parler – car il sait tout faire, ce bon Kérilis. Mais néanmoins conscient d’avoir trahi un serment juré sur le Coran, Mektoub, incapable de tuer l’homme qui lui a sauvé la vie, se suicidera en se jetant de la terrasse de L’Argo, une terrasse aérienne décidément très dangereuse. Après un bref hommage, Conan de Kérilis ira se faire reconnaître auprès du Cheikh de la Montagne, qui appréciera beaucoup, en bon musulman, qu’on ait mutilé un édifice sacré rien que pour ses beaux yeux... Et voilà comment on met en place un nouveau protectorat ! On l’aura compris, « La Cité des Sables » est un roman hautement farfelu, qui d’ailleurs s’assume comme tel, et c’est assurément un des plus incroyables volumes de la Bibliothèque Verte. Il est même étonnant qu’Hachette ait publié un pareil récit, aussi imaginatif soit-il. Malgré de nombreuses erreurs, Jean d’Agraives s’est beaucoup documenté sur l’histoire de l’Islam au Moyen-Orient, en un temps où il n’était pas si facile d’accéder à des informations sur la culture d’une région aussi lointaine, où, de plus, la France était très modérément implantée. Contrairement à beaucoup d’autres auteurs français de la même époque, et en dépit de quelques termes maladroits, Jean d’Agraives évite de tomber dans une condescendance coloniale teintée de racisme. Il comprend assez bien le rapport des musulmans avec la foi, et même si son Kérilis instrumentalise volontiers, et sans aucun scrupule, les interdits religieux ou les haines tribales, l'auteur exprime une admiration sincère pour les codes d’honneur ou les engagements moraux propre à la spiritualité musulmane. « La Cité des Sables » exploite une certaine fascination occidentale pour l'Orient mystérieux, tout en n’ambitionnant rien de plus que d’être un roman d’aventures divertissant. Un musulman pourra cependant se sentir choqué de tout le passage relevant de l’opération commando visant à arracher la « Mizab-Ar-Rahman » du toit de la « Kaaba ». Même d’un point de vue chrétien, ou à défaut simplement occidental, c’est tout de même assez violent. Le but de l’auteur néanmoins n’était pas de donner dans le blasphème. L’idée lui a semblé originale, et on ne peut pas dire le contraire. Tout au plus, on pourra voir dans ce passage – et dans quelques autres – le témoignage aujourd’hui gênant d’un esprit colonial dédaigneux par instinct, trouvant absolument charmantes les reliques spirituelles d’une autre religion, mais les traitant cependant avec la légèreté du touriste chrétien qui n’y voit rien de plus qu’un folklore. N’en déplaise à Jean d’Agraives, les livres de la Bibliothèque Verte étaient volontiers exportés dans les colonies africaines, spécialement au Maghreb, et il n’est pas sûr que les lecteurs musulmans aient apprécié la plaisanterie. Pour autant, lorsque on ne se sent pas concerné par ce débat, « La Cité des Sables » demeure un excellent roman d’aventures, qui parvient, dans un volume assez mince, à mélanger aventures orientales, science-fiction et espionnage, en un cocktail parfaitement décomplexé, riche en action, en dialogues, en rebondissements, qui a plutôt bien passé son premier siècle d’existence, et a même très agréablement fermenté, en dépit d’une certaine désuétude dans l'esprit de caserne des personnages principaux. Il serait certainement très compliqué de rééditer un tel roman à notre époque, mais il a bénéficié d’un très grand nombre d’éditions assez faciles à dénicher, y compris en grand format illustré, et le chineur qui tombera dessus, au détour d’un vide-grenier ou dans les bacs d’un bouquiniste, sera bien avisé d’y investir quelques euros pour s’offrir une lecture inconvenante, mais assurément dépaysante.  


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