KARL-HEINZ HELMS-LIESENHOFF - « Gretchen En Liberté » (1953) [Une Armée de Gretchen, Tome 3]
- Dorian Brumerive
- 10 avr.
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Avec « Gretchen en Liberté », Karl-Heinz Helms-Liesenhoff achevait sinistrement sa trilogie romanesque « Une Armée de Gretchen », portrait ténébreux, puritain et ouvertement stalinien d’une Allemagne vaincue, lors de la Seconde Guerre Mondiale, mais aussi perdue par ses femmes, toutes trop corrompues pour obéir au plan du Grand Reich. Karl-Heinz Helms-Liesenhoff fut présenté durant toute sa brève carrière littéraire comme un ancien officier de la Wehrmacht, voulant témoigner de l’humiliation d’une Allemagne soudainement jetée en Enfer à la fois par les conséquences de ses excès, mais aussi par l’avidité coloniale des Alliés, qui découpèrent le pays en concessions temporaires, contrôlées de l’étranger. Comme on s’en doute, il est peu probable qu’un ancien officier de la Wehrmacht, poursuivi donc pour crimes contre l’Humanité, ait pu publier des livres de cette nature, sans être inquiété et en se dissimulant aussi peu. En réalité, Karl-Heinz Helms-Liesenhoff n’était qu’un pseudonyme grossier, que l’on doit à un ou plusieurs auteurs non-identifiés de la cellule du Parti Communiste de la Suisse Romande, des auteurs vraisemblablement féminins, tant on trouve dans ces trois romans autant de détails sur la psychologie féminine qu’un je ne sais quoi de diffus, mais omniprésent, qui s’apparente à une jalousie typiquement féminine, dès que l’on s’attarde sur la puissance de séduction des jeunes Gretchens. « Gretchen », au passage, est le terme allemand ayant à peu près le même sens que « Lolita », et qui désigne une très jeune fille déjà fort séduisante, même involontairement, par son absence candide de pudeur. Comme pour « Lolita », « Gretchen » est un surnom enfantin dérivé d’un vrai prénom, en l’occurrence Margarete. « Une Armée de Gretchen » était à la base une série romanesque de propagande stalinienne qui, mêlant l’esthétique nazie au décadentisme berlinois, saupoudrée d' une sorte de misérabilisme tourmenté inspiré de Fédor Dostoïevski, décrivait longuement le cauchemar d’une Allemagne vaincue, piétinée, abusée, pour ne pas avoir compris que la véritable idéologie de l’avenir était le Communisme, et non le Nazisme. De là, il naît un discours terriblement ambigu, car le cœur de cible des responsables de cette publication était clairement les anciens sympathisants du nazisme, en Allemagne ou ailleurs en Europe, afin de les amener à croire que l’U.R.S.S. de Staline en était la suite logique ou la version supérieure (ce qui d’ailleurs n’était pas totalement inexact). Tout le souci d’une telle démarche, c’est qu’elle ne peut rejeter tout à fait l’horreur de la barbarie nazie. Si le Troisième Reich est ici vilipendé, c’est pour avoir perdu la guerre, ce n’est pas tellement pour l’idéologie qui est à sa base, et dont, étrangement, le principal point faible, selon le ou les auteurs, serait l'inclusion des femmes dans l'armée du Reich, comme guerrières égales à l’homme. L’autre visée de ces trois romans, c’est de traîner plus bas que terre la femme allemande, décrite comme naturellement vicieuse, cupide et égoïste, incarnant le point d’origine de toutes les trahisons, tous les échecs, toutes les décadences. Bref, une vraie race femelle inférieure ! – Et là aussi, ce n’est certes pas un auteur allemand qui a pu défendre une pareille idée. Si « Gretchen en Uniforme » (1949) se présentait comme un roman-témoignage, incluant de nombreux personnages, leur récurrence devint plus rare dans « Gretchen sans Uniforme » (1951), où une partie d’entre eux fut délaissée pour appuyer plus ouvertement sur le message de propagande communiste, passé inaperçu au moment de la publication du premier tome. Très logiquement, « Gretchen en Liberté » (1953), le troisième tome, voit s’accentuer davantage le minimalisme des intrigues et l’omniprésence du pamphlet politique décomplexé. Les raisons en sont facilement explicables : malgré le grand succès des premiers tomes, il est probable que le public ne prêta pas beaucoup d’attention au message stalinien subtilement diffusé, et que les différentes directions nationales du Parti Communiste ne virent pas exploser le nombre de demandes d’adhésion. On dut sans doute s’interroger longuement sur ce paradoxe d’un succès littéraire qui plait mais ne convainc pas, et l’on jugea pertinent d’appuyer plus lourdement sur le message politique que l’on voulait enfoncer dans les cervelles. Le résultat fut-il efficace ? On ne le saura jamais vraiment, car au moment où ce volume était sous presse, Joseph Staline mourait dans sa chambre d’une attaque cérébrale. Le pouvoir soviétique changea de mains au profit du vieil adversaire de Staline, Nikita Khrouchtchev, lequel, on s’en doute, initiant désormais un nouveau chapitre de l’histoire soviétique, n’allait pas continuer à financer une fumisterie littéraire initiée du temps de son prédécesseur. Il fallait désormais aller de l’avant, et ne plus ressasser les amertumes de la guerre. Ainsi s’acheva la plus étrange œuvre de propagande du XXème siècle – du moins, pendant une quinzaine d’années, car la réédition française de ces trois romans par les éditions Inter-Presses, à la fin des années 60, dans des éditions grand format illustrées par des jaquettes trompeusement érotiques, relança le succès de la trilogie, au point que l’on recourut à un procédé, à la fois très en vogue dans notre pays et parfaitement malhonnête : on publia pas moins de cinq autres tomes à ces trois romans, signés du même nom d’auteur, mais exclusivement dues à des plumes françaises, et qui ne furent jamais traduites à l’étranger. Mais ceci est une autre histoire… « Gretchen en Liberté » est donc le vrai dernier tome du cycle originel « Une Armée de Gretchen », et hélas, c’est un peu le tome de trop, même s’il a le mérite de balayer toute incertitude en faisant ouvertement son « coming-out » communiste. Le récit pourtant ne démarre pas trop mal : toujours situé dans une ville moyenne allemand dont le nom n’est jamais précisé, l'action se déroule au tout début des années 50, soit pas loin de trois ans après les faits relatés dans le deuxième tome (Une allusion à la guerre de Corée en témoigne). De ce fait, on retrouve fort peu les personnages présents dans les deux premiers tomes. Marga Kuhn est absente, et n’est citée qu’en référence par son compagnon Hansjörg Moesch, lequel n’a ici qu’un petit rôle. Son père, le docteur Félix Kuhn et son voisin et ami, l’écrivain « gauchiste » Albert Bückeborg, ne font eux aussi que de brève apparitions. Seule la dévoyée baronne Ursula von Mondane (rebaptisée Ulla dans ce volume-ci) fait son chemin comme une anguille, sous de multiples fausses identités, au milieu des ruines d’une Allemagne qui ne s’appartient plus. Cachant soigneusement son aristocratie, et plus encore son passé de « Gretchen » nazie, Ursula von Mondane, qui est encore une très belle femme, se cherche donc des protecteurs, des amants, des souteneurs, et – pourquoi pas ? – un riche mari qui la mette pour toujours à l’abri du besoin. Elle apparaît, cette fois encore, comme l’allemande corrompue et corruptrice, héritière des valeurs immorales de l’Ancien Monde, et bien décidée à contaminer le Nouveau Monde en s’y incrustant de force. Son parcours chaotique génère bien des rencontres, lesquelles sont autant de prétextes pour découvrir les différents aspects de la débâcle allemande. Or, justement, la réalité était bien moins sombre que Helms-Liesenhoff l'a décrit, puisque l’Allemagne bénéficia, elle aussi, des aides financières américaines, consécutives au Plan Marshall. Cependant, l’auteur ou l’autrice parvient à trouver la faille : puisque l’Allemagne va être reconstruite à fonds perdus, il faut donc expulser les populations qui survivent tant bien que mal dans les ruines et les souterrains qu’il va falloir préalablement raser. Mais où va-t-on les loger ? Nulle part, puisque tout est détruit, donc il faut qu’ils habitent pendant des mois dans la rue. Or, ils s’y refusent, et empêchent résolument les travaux d’avancer. C’est donc à travers les yeux de l’architecte Westermann (l’homme de l’ouest ?), dernière conquête d’Ursula, que le lecteur suit les piétinements de cette grogne sociale, qui sera néanmoins bien vite réprimée par les forces d’Occupation (américaines et anglaises). Et que voilà une crise sociale sacrément bienvenue, qui permet à l’auteur de faire croire que l’Allemagne ne se relève pas encore, même si elle semble se relever. Le ver est dans le fruit, ce dernier ne peut que pourrir tant qu’il ne se convertit pas au communisme. Ce sera le maître mot de l'auteur, tout au long des 260 pages de cette incongruité. Cependant, il serait excessif de dire que l'on s'ennuie dans ce troisième tome plus que dans les deux preécédents. Le long chemin qui mène Ursula d’un lit à un autre fournit au lecteur autant d’occasions de s’immerger dans les différents microcosmes sociaux d'une Allemagne ravagée par la guerre et menacée d’être colonisée, formatée, dénaturée par les troupes d’Occupation occidentales. Exercice rhétorique fort difficile à manier pour l’auteur, car non seulement l’U.R.S.S. est alors elle aussi une force d’Occupation, mais l’accaparement de l’Allemagne de l’Est en république fantoche, directement assujettie aux ordres de Moscou (République Démocrate Allemande ou RDA : ni le nom ni l'acronyme ne seront cités une seule fois dans le texte), rend les accusations de Karl-Heinz Helms-Lieshoff totalement surréalistes. Quoi de plus absurde que d’accuser le camp occidental de vouloir faire en Allemagne ce que le camp soviétique y a fait lui-même, et avant tout le monde ? Tous les coups sont permis, néanmoins, dans cette lutte contre l’idéologie du Grand Capital, y compris même les idées les moins recommandables, celles véhiculées aussi par le Nazisme. Ainsi, thème déjà abordé brièvement dans le deuxième tome, la question fallacieuse des relations interraciales, et de leur affaiblissement de la « race » germanique, devient presque centrale ici, et l’armée américaine, comptant parait-il trop de noirs parmi ses soldats, est accusée par l’auteur de culbuter et d'engrosser les peu farouches citoyennes allemandes, en des termes qui aujourd’hui ne seraient plus acceptables, et encore moins compatibles avec des idéologies de gauche. Certes, on a bien compris que la préoccupation de l’auteur était de convertir d’anciens nazis au communisme, mais les arguments n’en sont pas moins inexcusables, même s’il faut se remettre dans le contexte idéologique d’une Russie Soviétique qui traditionnellement n’aime guère le brassage de population, et qui, même encore aujourd'hui, appelle la Seconde Guerre Mondiale « La Grande Guerre Patriotique », comme si ce conflit ne fit qu'opposer la patrie russe à diverses idéologies européennes, dont le Nazisme, un peu plus infecte que les autres mais pas tant que ça. Inversément, Karl-Heinz Helms-Liesenhoff flatte le patriotisme allemand, même s'il n'est pas aryen, comme lorsqu'il prend le cas, fort intéressant, du docteur Max Goldschmid, un Juif exilé durant depuis 1933, et qui réintègre l’Allemagne après 17 ans d’exil - et reçoit de son voisinage un accueil plus que mitigé. L’homme en effet se sent allemand, l’amour de son pays n’est jamais entré en contradiction avec son identité juive ou sa religion, et il revient dans son Allemagne sans demander ni excuses, ni réparations, mais simplement à ce qu’on lui serre la main et qu’on lui fasse une place. Hélas, dans cette Allemagne ruinée et humiliée, les places sont chères, et même chez les personnes qui n’ont jamais adhéré à l’idéologie nazie, il demeure une rancune obscure leur suggérant que c’est à cause des Juifs que tout cela a commencé. Malgré sa bonne volonté, on l’évite, et Goldschmid se retrouve bien obligé de rouvrir son cabinet à une clientèle exclusivement juive, et qui, contre toute attente, le considère elle aussi de manière suspecte. Là, en revanche, Helms-Liesenhoff part dans un délire plus que douteux, puisqu’il prête à des allemands de confession juive une certaine estime pour Adolf Hitler, arguant que l’horreur de la Solution Finale a amené la création inespérée de l’état d’Israël. C'est une opinion que ne partage certainement pas le docteur Goldschmid, et qui lui vaudra d’ailleurs nombre d'inititiés, et une tentative d’assassinat par sa propre ex-femme, revue dans un théâtre, devenue sioniste fanatisée. S’il est probable que bien des familles de déportés aient estimé que c’était une juste réparation que de redonner au peuple juif meurtri la terre dont leurs ancêtres avaient été chassés, je doute qu’il se soit trouvé un seul juif pour bénir la mémoire d’Adolf Hitler comme inspirateur de ce retour à la terre promise. Le prix exorbitant, épouvantable, odieux, en vies humaines et innocentes, de la Shoah ne saurait être justifié par quoi que ce soit d’autre que de la pure barbarie. Simplement, à la décharge de Karl-Heinz Helms-Liesenhoff, pourra-t-on lui reconnaître qu’il lui était difficile d’ouvrir les yeux sur l’horreur des camps de concentration nazis, puisque il (ou elle) les maintenait obstinément fermés sur l’horreur des goulags sibériens. Par ailleurs, cette vision délirante d’une communauté juive allemande, qui serait uniquement préoccupée de la création de l’état d’Israël, ne se veut pas stigmatisante : elle s’inscrit dans une pensée propagandiste plus vaste, qui englobe dans ce roman toute la mentalité occidentale. Helms-Liesenhoff laisse entendre que l’Occident tout entier, et donc l’Allemagne en premier lieu, souffre d’un égoïsme individualiste forcené, qui pousse chacun – et surtout chacune, on l’aura compris – à ne se préoccuper que de son propre intérêt, ignorant les sublimes extases du collectivisme marxiste-léniniste, dont on a pu mesurer, depuis la publication de ce roman, à quel point il pouvait générer le bonheur de l’Humanité. Passée finalement en Russie, où ses charmes décadents n’ont pas trop choquée, Ursula Von Mondane ne tarde pas à prendre du grade, et à devenir une vraie communiste, qui n’hésite pas à haranguer les jeunes recrues, et à partager son expérience horrifiée de la vie en Occident, parlant longuement de l’illusion de la liberté longuement vantée par l’Ouest, et qui ne serait en réalité qu'une systématisation de l’égoïsme et de l’indifférence. Sans argent, un homme ne peut compter que sur son habileté à en faire, et une femme, aux faveurs monnayées de son corps. Sans cela, on vaut moins qu'un chien errant. La vision est certes biscornue, mais pour en être la promulgatrice inspirée, Ursula n’en est pas moins un pur produit de l'Occident. Elle le prouvera en s’emparant d’un « objet de prix » (?) appartenant à son principal amant, un général de l’Armée Rouge. Arrêtée par le KGB, Ursula Von Mondane est conduite en prison, et nul ne la revoit plus jamais. Sans aller jusqu’à se réjouir de cette fin tragique qu'il imagine, Karl-Heinz Helms-Liesenhoff suggère cependant qu’Ursula ne peut s’en prendre qu’à elle-même de ne pas avoir pu cesser de n’être qu’une Allemande dégénérée, alors qu’on lui avait donné la chance de devenir une vraie Russe de l'Humanité du Futur. Quel gâchis ! Mais que voulez-vous, elle avait ça dans le sang, c'était une Allemande... C’est sur cette conclusion aberrante que l'on refreme « Gretchen en Liberté ». Sans surprise, ce dernier tome est bien moins réussi que « Gretchen sans Uniforme ». D’abord, parce que les quelques qualités que l’on peut trouver à ce livre, notamment ce portrait toujours fascinant d’une Allemagne moribonde qui a tout de « L’Enfer » de Dante, étaient déjà présentes, et de manière plus inspirée, dans le tome précédent. Ensuite, parce que ce roman-ci manque quelque peu d’une continuité et d’une fluidité qui sont tout de même nécessaires pour créer une atmosphère. Le roman d’ailleurs évoque souvent un collage de plusieurs parties disparates, peut-être rédigées par différents membres d’une équipe rédactionnelle. Enfin, ce qui plombe indéniablement ce roman, en dépit de passages réellement passionnants, c’est justement cette propagande plus appuyée, ces discours politiques plus nombreux, cette avalanche d’arguments plus que discutables, érigeant, en symboles flamboyants, bien des situations qui auraient eu plus de charme sans qu’on les explique. À force de vouloir convaincre, Karl-Heinz Helms-Liesenhoff agace, énerve, écœure, s’éloigne à la fois de l’art et de la poésie, et pour tout dire, nous dérange ponctuellement dans notre lecture. Les deux tomes précédents justifiaient leur littérature mortifère par la défense d’une idéologie. Ici, c’est l’idéologie qui cherche à se justifier par une littérature mortifère, et malgré les apparences, ce n’est pas du tout la même chose : on ne nous demande pas de lire pour croire, on exige que l’on croit avant de lire. Et forcément, ça ne peut susciter qu’une forte aversion et un sentiment de harcèlement. Néanmoins, « Une Armée de Gretchen » reste une œuvre véritablement singulière, dont les trois tomes, chacun à leur manière, chacun avec son propre ton, démontrent sans contexte la grande proximité et la dérangeante filiation entre les idéologies d’extrême droite et celles d’extrême-gauche. On aimerait pouvoir se dire que de tels livres sont complètement dépassés, - ce qui d’ailleurs n’est pas totalement faux, mais pas totalement vrai non plus, puisque bien des idées brassées dans ces trois romans circulent encore de nos jours sous d’autres formes ou dans d’autres chapelles. Mais hélas, de même que les conflits actuels qui défrayent l’actualité n’ont pas de caractères nouveaux, et ne sont que la résurgence de vieilles haines fratricides, « Une Armée de Gretchen », ressasse avec une troublante fidélité, de vieilles rancœurs qui ne sont pas tout à fait mortes, et qui sont même plus vivantes que jamais, en dépit du bon sens…
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