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KARL-HEINZ HELMS-LIESENHOFF - « Gretchen Sans Uniforme » (1951) [Une Armée de Gretchen, Tome 2]


Réédition en grand format de 1966, sous une jaquette volante illustrée par Jacques Blondeau.
Réédition en grand format de 1966, sous une jaquette volante illustrée par Jacques Blondeau.

Faisant suite à « Gretchen en Uniforme », « Gretchen sans Uniforme » (1951) est le deuxième volume de la trilogie originale de l’auteur – ou plus probablement l’autrice – qui se dissimulait sous le pseudonyme de Karl-Heinz Helms-Liesenhoff, et qui était originaire non pas d’Allemagne, comme il ou elle le prétendait, mais de Suisse Romande. La trilogie « Une Armée de Gretchen », qui fut publiée entre 1947 et 1953, puis continuée dans les années 60 et 70 par des autrices françaises, est à l’origine de ce genre littéraire et cinématographique que l’on a appelé « nazisploitation », et qui relevait d’une forme d’érotisme paillard empreint de sadomasochisme. Paradoxalement, bien que la trilogie « Une Armée de Gretchen » soit à la base de cette esthétique douteuse, les trois romans n’en relèvent pas directement. Ils ne sont pas vraiment érotiques et tendraient même à condamner assez ouvertement la décadence et l’amour libre dans une vision politique qui s’inspire du nazisme, tout en faisant, discrètement mais sans ambiguïté, l'éloge du communisme stalinien. En effet, cette œuvre littéraire d'un genre unique, que l’on classe assez maladroitement dans le « roman de gare » (mais il est vrai que ses éditeurs français ont toujours alimenté cette ambiguïté en choisissant les illustrations de couverture) , est en réalité le précieux témoignage des accointances réelles qui existent entre l’extrême droite et l’extrême gauche, et de l’exercice compliqué qui vise à appuyer lourdement sur certaines similitudes, tout en dénigrant un extrême pour prétendre que l’autre en est une version supérieure. En ce qui concerne « Une Armée de Gretchen », le postulat de base fut fourni par les évènements même qui en précédèrent la rédaction : la chute du régime nazi était en effet une opportunité extraordinaire pour tenter de convaincre ses inconsolables sympathisants que, d’une certaine manière, un autre ordre noir, tout aussi futuriste et militariste, méritait qu’on s’y intéresse. Évidemment, il ne fallait pas que ce soit trop visible, aussi le parti pris de l’autrice de ce roman fut-il avant tout de présenter l’Allemagne en plein désastre, en plein chaos, à la fois privée d’une idéologie nationaliste qui la faisait tenir debout, et doublement humiliée par la victoire et l’Occupation des pays alliés, presque tous capitalistes. À ce propos, si « Gretchen en Uniforme » se déroulait durant les derniers mois de la guerre qui précédaient la chute d’Adolf Hitler, « Gretchen sans Uniforme » et « Gretchen en Liberté » se déroulent durant les années 1945 à 1948, à une époque sinistre del'Histoire allemande qui est très mal connue en France. Car si pour nous, l’époque sombre de la Seconde Guerre Mondiale fut celle qui vit l’Occupation de notre pays par le régime nazi, les Allemands connurent quant à eux une Occupation qui démarra à la fin de la guerre. La victoire revenant aux Alliés, ceux-ci se partagèrent l’Allemagne en quatre districts, exactement comme s’il s’agissait d’une colonie. L’humiliation fut terrible pour le peuple allemand, même si elle était nécessaire. Bien avant l’avènement du National-Socialisme, l’Allemagne entretenait une philosophie dite "pangermaniste", héritée de plusieurs siècles, et nostalgique du Saint-Empire-Romain-Germanique, qui éclaira le monde de 962 à 1806. Entre 1806 et 1939, toute une partie de la population allemande rêvait de dominer à nouveau l’Europe. Les théories raciales et suprématistes d’Adolf Hitler ont poussé sur ce terreau fertile, que n’importe quel autre leader des foules aurait pu ensemencer à nouveau. Il ne suffisait donc pas seulement de vaincre l’Allemagne, il fallait véritablement la fouler définitivement du pied en la fracturant. Tout le pays fut donc ostensiblement occupé par les nations victorieuses : les États-Unis et l’U.R.S.S. se taillèrent chacun la part du lion, occupant à eux seuls les deux tiers de l’Allemagne. Le Royaume-Uni obtint une grosse partie du dernier tiers, tandis que la France occupa les zones qui lui sont frontalières. C’est donc au moment de cette occupation étrangère que Karl-Heinz Helms-Liesenhoff va situer ses deux derniers romans, « Gretchen sans Uniforme » et « Gretchen en Liberté ». Et comme si la situation n’était pas assez dramatique en soi, il va noircir le tableau à foison, décrivant à la fois un pays ruiné, en grande partie détruit par les bombardements (ce qui était vrai, quoique les très importantes industries métallurgiques avaient été épargnées, et pouvaient donc facilement être remises en marche) et un pays en danger de dépopulation et d’appauvrissement de la race, de par le manque d’hommes allemands, massivement tués au combat, et remplacés par les Occupants, bien décidés à récupérer pour leur usage des veuves de guerre éplorées et des orphelines en détresse (ce qui, en revanche est totalement faux, car les Alliés étant moins cruels que les Nazis, plusieurs millions de soldats avaient été fait prisonniers dans toute l’Europe, et purent regagner leur pays, retrouver leur famille et reprendre leur vie d’avant la conscription). Quant à la ruine économique, elle ne fut effective que jusqu’en 1948, puisque l'Allemagne bénéficia, elle aussi, des prêts américains votés par le Plan Marshall. Seulement voilà, la réalité d’une Allemagne patiemment mais généreusement assistée par ceux qui l’avaient vaincue, cela ne faisait pas les affaires de notre Karl-Heinz Helms-Liesenhoff, qui ne pouvait vendre, à ses lecteurs allemands, sa terre promise stalinienne qu’à la condition que ceux-ci se croient pour toujours en Enfer. C'est pourquoi il n'y a rien d'exagéré à affirmer que « Gretchen sans Uniforme » est une relecture moderne de « L’Enfer » de Dante, au travers des destins solitaires et égarés d’une dizaine de personnages, pour la plupart d’anciennes Gretchen nazies plus ou moins repenties, dans la ville - jamais nommée - qui servait déjà de cadre à « Gretchen en Uniforme ». D’ailleurs, si dans le premier tome, l’auteur suivait ses Gretchen dans les différents lieux de leurs affectations – et ce, jusqu’en Estonie -, ce deuxième tome se situe uniquement dans cette ville, laquelle est sous occupation américaine. Au centre de ce labyrinthe, il y a l’hôpital que dirigent Félix Kuhn et le docteur Angel, et où Marga Kuhn  travaille comme infirmière. C’est de cet hôpital que, pendant la guerre, les Gretchen étaient sélectionnées pour incorporer les troupes nazies. Aujourd’hui, ces mêmes jeunes femmes sont recueillies dans cet hôpital, et soignées de leurs maladies vénériennes. Leur statut très particulier fait qu’elles y sont retenues prisonnières et soumises à une stricte discipline, d’autant plus que la nourriture est sévèrement rationnée. C’est à l’hôpital que convergent toutes les misères de l’après-guerre : parents qui recherchent désespérément leurs enfants, vétérans réduits à la mendicité, ou victimes de vols, de viols ou de tentatives de meurtres. L’autrice cherche à démontrer que l’Allemagne étant à la fois privée de souveraineté nationale et d’idéologie politique, et ne pouvant plus rien attendre du secours de la religion, elle ne peut que sombrer dans un chaos mortifère, où toutes les formes de criminalité imposent peu à peu leur terreur. Ironie du sort : c’est précisément cette situation que connaîtra la Russie durant les quelques années qui suivront la chute de l'U.R.S.S. Dans cette Allemagne ravagée, où chacun et chacune tente de survivre et de se trouver une situation stale, ce roman noue entre elles de nombreuses intrigues qui, hélas, ne sont pas toujours menées à terme : d’un côté, il y a Marga Kuhn, rare exemple d’une Allemande probe et vertueuse, dont Hansjörg, l’ancien fiancé de sa défunte sœur Ingrid, fait en vain le siège des sentiments, car qui a le temps de penser à l’amour dans une époque pareille ? On retrouve aussi Margarete Weiss, aperçue dans le premier tome, qui n’est rentrée dans sa famille que pour découvrir que sa sœur Angelika a été envoûtée dans une secte de Gretchen qui veulent ressusciter le Nazisme sous la forme d’un matriarcat terroriste. Mais révulsée par ces femmes qui ne comprennent pas que le monde doit changer, Margarete les fuit et parvient à informer indirectement Albert Bückeborg, le voisin socialiste et meilleur ami de Félix Kuhn, de l’existence de cette nouvelle hydre du Nazisme. Hélas, par représailles, Margarete est assassinée par la secte. On assiste également à la promenade quasi-touristique de deux journalistes étrangers, le canadien Louis Brodie et le suisse Charles Schmid, qui ne servent pas à grand-chose dans cette histoire, à part incarner le point de vue occidental sur l’avenir peu probable de l’Allemagne. Le canadien Brodie envisage plus une évolution par un libéralisme besogneux et une ouverture à un mode de vie plus axé sur les loisirs (l’Histoire, d'ailleurs, lui donnera raison), tandis que le suisse Schmid, pur produit de la Vieille Europe, prône plutôt la recomposition d’un souverainisme moral et religieux, tant selon lui, l’Allemagne doit reconstruire son esprit avant de reconstruire son corps. Si son discours n’est pas ouvertement communiste, il prône en tout cas une prise de conscience politique et l’importance de mamise en place d’un dogme idéologique pour fédérer une nation. Enfin, le personnage le plus attachant, bien que ce ne soit sans doute pas ainsi que l’ait voulu Karl-Heinz Helms-Liesenhoff, est indéniablement Ursula von Mondane, d’abord employée comme infirmière aux côtés de Marga Kuhn dans son hôpital, puis disparaissant un matin pour partir à la recherche d’un protecteur, envers qui négocier ses charmes capiteux. Pour Karl-Heinz Helms-Liesenhoff, Ursula est la parfaite Gretchen d’après-guerre : hédoniste, calculatrice, rétive aux idéologies, - mais ne se privant pas d’en profiter si cela peut servir ses intérêts -, elle incarne, selon l’autrice, le futur de l’Allemagne si elle se détourne de l’opportunité de rejoindre l’Union Soviétique. Ursula n’a aucune morale, se vend aux Américains comme aux Anglais et aux Russes, et s’offre même Louis Brodie, le journaliste canadien. Malgré tout, ces stratégies conquises à coups de reins ne débouchent que sur de bien courts moments de luxe, de calme et de volupté. Ursula ne comprend pas que l’Allemagne est en pleine mutation, alors qu'elle-même ne rêve au contraire que de rejoindre cette aristocratie dont elle a déchu, ou même n'importe quelle autre élite, si sa fortune est consistante. Changeant d’identité comme de chemise (elle se rebaptise même ironiquement Beauty Summer pour les beaux yeux d’un Américain), elle incarne l’opportunisme mondain des Années Folles déplacé dans une Allemagne exsangue qui n’a pas d’autre choix que de faire table rase de toutes les valeurs du passé. Toutefois, Ursula n’est pas plus mal lotie que les autres personnages du roman, qui, aussi différents qu'ils soient, se retrouvent tous, à la fin, plus ou moins au point de départ. Et c’est là ce qui fait le charme particulier de « Gretchen sans Uniforme » qui, au-delà de son indéniable nature de roman de propagande, n’en garde pas moins quelque chose d’artistiquement sombre et de décadent, dans sa manière même de fustiger la décadence. On l’avait déjà remarqué dans « Gretchen en Uniforme » : Karl-Heinz Helms-Liesenhoff est très fortement influencé par Fiodor Dostoïevski, écrivain pourtant fondamentalement chrétien et orthodoxe, dont les romans présentent de nombreux personnages hantés par des questions spirituelles et métaphysiques, qui n’hésitent pas à débattre entre eux avec plus ou moins d’animation, simplement pour trouver des repères dans l'obscurité. On retrouve ici une structure narrative semblable, - le génie littéraire en moins, cela va de soi -et quoique l’élément spirituel en soit absent, le lecteur plonge néanmoins dans cette inquiétude si typiquement chrétienne de la perdition et de la damnation, si ce n’est qu’elle ne se concentre pas ici sur une foi religieuse, mais sur une foi politique. En même temps, c’est justement ce qui empêche ces trois romans de tomber dans la célébration élégiaque du marxisme et du communisme. Karl-Heinz Helms-Liesenhoff ne montre pas des communistes épanouis, il montre la détresse humaine de ceux qui ne sont pas communistes, et qui ne songent pas à le devenir. Perdus dans les ténèbres d’un pays vaincu et occupé, ils cherchent le moyen de sortir du marasme dans lequel ils se trouvent, et chacun, selon sa sensibilité, s’essaye à sa propre solution. Ils essayent tout – sauf le communisme – et c’est pour cela qu’ils échouent.   Pourtant, beaucoup de leurs réflexions tournent autour des questions sur le capitalisme et la lutte des classes. Ainsi, à un moment, une jeune Gretchen qui discourt de ces thèmes se fait traiter de communiste par ses camarades. Elle répond alors : « Ça n’a rien à voir avec le communisme », avant d’ajouter quelques lignes plus bas : « Si on me plaçait devant l’alternative, je me mettrais sans hésiter du côté des communistes. Je suis bien tranquille sous ce rapport : plutôt être liée à un seul Diable qu’aux trois de l’Ouest », justifiant ce choix par « le courage de ne pas se laisser intimider par cette stupidité démocratique ». C’est l’un des rares moments où la propagande de Karl-Heinz Helms-Liesenhoff s’exprime à visage découvert, qui plus est avec l’argument extrêmement dérangeant que le Nazisme est, d’une certaine manière, une tentative ratée de socialisme. Par ailleurs, si la question de l’antisémitisme était absente du premier tome, elle fait ici son apparition, avec une jeune femme juive, rescapée de la Shoah, qui ouvre une maison close avec des prostituées allemandes - mais interdites aux clients allemands, pour donner aux colons le goût des femmes allemandes et ainsi annihiler la race (?). L’exemple est unique, aucune généralité n’en est tirée, mais il y a quand même quelque chose qui suggère que ces victimes-là ne valent pas mieux que leurs bourreaux. C’est assez classiquement un antisémitisme de gauche. Même aujourd’hui, certains aiment encore à croire qu’il vaut mieux qu’un antisémitisme de droite. Mais au-delà de ces idées malsaines - pas si envahissantes que cela dans le récit, mais qu’il serait maladroit de passer sous silence dans cette critique -, « Gretchen sans Uniforme » est un roman passionnant par sa noirceur désespérée, par la rage empreinte de haine et de frustration qui jaillit de chaque dialogue, mais aussi par son absurdité kafkaïenne, tant par rapport à l’Histoire que par la façon sournoise de Karl-Heinz Helms-Liesenhoff de faire de la propagande, tellement sournoise qu’elle semble relever elle aussi de ce nazisme agonisant, de cette terreur mortifère, de cette anarchie rampante née dela défaite, dont elle apparait moins comme le remède idoine que comme une hideuse excroissance. Malgré ses infinies précautions narratives, Karl-Heinz Helms-Liesenhoff se fait ouvertement ici le vautour de la détresse d’un peuple effondré, exactement comme ses personnages font les poches des cadavres en pleine rue pour échapper à la misère. Mais cette indécence, poussée ici jusqu’à un nihilisme glacial, conserve encore aujourd’hui une fascination morbide dont on peine à s’arracher, peut-être parce que si le nazisme et le communisme ont disparu, quelque chose de ce qui les animait, qui n’est peut-être simplement qu’une expression intemporelle de la folie humaine, survit encore à l’époque actuelle, où ressurgissent tant de vieux démons que l’on croyait oubliés. C'est ce qui fait de ce roman, totalement désuet sur certains aspects, une oeuvre encore furieusement moderne par tout ce qu'elle laisse transpirer comme idées négatives et belliqueuses.  

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