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LOUIS BAILLEUL - « Le Jeune Naufragé dans la Mer de Glace » (1878)


L’immense succès des romans de Jules Verne ont inspiré, durant la seconde moitié du XIXème siècle, bien des imitateurs qui, dans leur immense majorité, ne sont pas parvenus à égaler le maître. La plupart sacrifiaient allègrement le côté pédagogique de ce genre littéraire, tant parce qu’effectuer des recherches, à cette époque lointaine où Internet n’existait pas, était un travail long et laborieux, que parce que le souci de réalisme absolu était un obstacle encombrant et frustrant pour un conteur ordinaire. C’était là le génie de Jules Verne que d’être à la fois un pédagogue rigoureux et un conteur imaginatif, sachant toujours faire la part juste, équilibrée, entre un récit palpitant et un cours de sciences ou de géographie. Pourtant, bien des auteurs se sont fait une place, comme ils le pouvaient, à l’ombre de cette inatteignable suprématie. Les plus célèbres, Paul d’Ivoi et Louis Boussenard, n’ont guère cherché à se vouloir trop instructifs – ce qui ne veut pas dire non plus qu’ils ne le sont pas, mais leur rigueur et leur sérieux sont hautement sujets à caution. On se penchera néanmoins avec attendrissement sur Louis Bailleul, qui bénéficie encore d’un vague intérêt dans son département natal de la Manche, lequel ne peut hélas s’enorgueillir de compter beaucoup de plumes mémorables. Louis Bailleul était donc un Jules Verne manchot, selon le gentilé départemental, car originaire de la petite bourgade de Saint-James. Mais comme beaucoup d’auteurs de romans pour la jeunesse, c’était d'abord un fonctionnaire ayant fait carrière à Paris, plus précisément au Ministère de l’Instruction Publique, où il était chef de bureau. Pourquoi trouve-t-on autant de fonctionnaires parisiens dans la littérature enfantine et adolescente ? Sans doute pour plusieurs raisons que l’on peut considérer comme pratiques : un fonctionnaire était – déjà ! – un employé assez désœuvré qui avait le temps d’écrire. Salarié, il n’avait pas besoin de publier pour gagner sa vie, ce qui le poussait à prendre son temps, et à écrire avec bien plus de soin qu’un feuilletoniste payé à la ligne. Appartenant à un institution encore prestigieuse en ce temps-là, le fonctionnaire d’état, nécessairement assermenté, passait facilement pour une personne de moralité, toute désignée donc pour s’adresser à de jeunes lecteurs. Enfin, vivant une existence sédentaire et monotone, le fonctionnaire d’état était peut-être plus enclin aux récits d’aventure et aux destinations exotiques dont son quotidien était privé. Ajoutons enfin qu’un fonctionnaire était généralement fort respectueux du gouvernement, impérial ou républicain, qui l’employait, ce qui en faisait un laïc militant qui s’opposait efficacement aux vieilles filles catholiques ou aux veuves de guerres dévotes et amères qui avaient la mainmise sur les chastes romans sacrificiels pour fillettes. Louis Bailleul publia presque exclusivement chez Émile Guérin, un éditeur parisien lié à la librairie Théodore Lefèvre & Cie., concurrent des éditions Hetzel, qui publia beaucoup de robinsonnades et d eromans d'aventure, sous la forme de très beaux ouvrages, chatoyants de dorures, d’un format plus petit et plus pratique que ceux de ses concurrents. Il est difficile d’estimer à combien d’ouvrages se monte la bibliographie de Louis Bailleul, Émile Guérin ne tenant pas de catalogue. Bien que le site "Wikimanche" lui prête « de nombreux romans », il semble en réalité en exister moins d’une dizaine, tous publiés entre 1875 et 1889, date à laquelle Louis Bailleul prend sa retraite et retourne finir ses jours dans sa ville natale de Saint-James, où il se contentera de publier localement quelques manuels d’horticulture, passion à laquelle il s'emble s'être exclusivement consacré jusqu’à sa mort en 1900. Marchant sur les traces de Jules Verne, Louis Bailleul a publié principalement des romans d’aventures et de voyages d’une assez grande densité, dont plusieurs se déroulant en Amérique, inspirés de Thomas Mayne-Reid, préfigurant ce qui allait s’appeler le western durant le siècle suivant. Contrairement à d’autres écrivains du même style, il prenait assez au sérieux son rôle pédagogique, et sa narration fait très souvent halte pour immerger son lecteur dans des cours de géographie ou de sciences naturelles quelque peu impromptus, mais clairs et passionnants. Néanmoins, Louis Bailleul signait, contrairement à Jules Verne, des romans assez courts, dépassant rarement les 220 pages, abondamment illustrés et imprimés en gros caractères. Malgré cela, et c’est indéniablement un talent propre à Louis Bailleul, ses romans s’offrent le luxe d’être à la fois riches en aventure, et soucieux de créer une ambiance, une atmosphère particulière, ce qui fait que le lecteur se sent assez vite immergé dans le récit et ressent l'illusion d'en partager le temps subjectif. « Le Jeune Naufragé dans la Mer de Glace » (1878) est sans doute son roman le plus important et le plus original, car il se passe en zone polaire, ou plus exactement prétendument polaire, car en réalité, l’intrigue se déroule principalement sur un navire qui vogue de Saint-Johns, sur l’île de Terre-Neuve, jusqu’au sud du Groenland. C’est une région très froide, mais ce n’est pas encore une région polaire recouverte de glace et encombrée d’icebergs et d’hummocks glaciaires, comme Louis Bailleul la décrit dans son roman. En effet, c'est un paradoxe de l’auteur, qui s’est pourtant longuement documenté sur la vie polaire et nous partage des informations tout à fait fiables, d’accumuler ainsi de nombreuses et « hénaurmes » sur la région où se passe son récit, sur la faune que l’on y trouve, et même sur l’aspect général de la banquise, dont on devine assez rapidement qu’il en a lu des descriptions, mais qu’il ne l’a pas vue illustrée par des gravures ou des daguerréotypes. Toutefois, ce genre d’inexactitudes – que jamais Jules Verne n’aurait commises – accorde paradoxalement beaucoup de charme à ce roman, principalement consacré à la découverte de cette région glacée, laquelle prend de ce fait une dimension fantastique, surréaliste et poétique, qui, pour être grandement erronée, n’en est pas moins extrêmement plaisante, et même émouvante, comme peuvent l'être les rêveries appartenant au Merveilleux Fantastique. Le personnage central de ce roman est un jeune homme portant le prénom alors jeune et énergique d’Ernest. Ce prénom français, - comme tous ceux de ce roman – peut surprendre, car l’Île de gterre-Neuve est depuis 1949 une propriété canadienne et anglophone, mais avant cela, elle fut jusqu’au XVIIIème siècle une ancienne colonie française. Elle avait été découverte au XVIème siècle par des marins pêcheurs basques qui avaient baptisé « Terre-Neuve » (adapté en « Newfoundland » en anglais) et y avaient fondé la première ville, Port-aux-Basques, qui porte d'ailleurs toujours ce nom français ancestral. En 1878, Terre-Neuve était indépendante, mais elle restait encore très liée à la culture française, et abritait toujours de nombreux colons d’origine française. Ernest est le fils adoptif du capitaine Robert, propriétaire du navire « Le Vautour », et patron de pêche local. Il n’a jamais caché à Ernest qu’il n’était pas son père, mais est resté très vague sur l’identité de la famille initiale d’Ernest, concédant juste du bout des lèvres qu’Ernest a été trouvé sur un navire pris dans la banquise polaire, et dont tout l’équipage était mort. Ce lambeau d’information est néanmoins suffisant pour qu’Ernest ait grandi avec l’idée de retrouver le navire où git toujours le cadavre de son père, et dans lequel il espère découvrir le secret de son identité. Pour cela, il lui faut s’embarquer à son tour pour les mystérieuses et dangereuses régions polaires, mais comme le capitaine Robert s’y refuse obstinément, Ernest se rapproche de son principal concurrent, le capitaine Montfort, propriétaire du brick « L’Aventure », chasseur de phoques et revendeur de peaux. Or, le capitaine Robert réagit très violemment à ce projet, au point de se montrer menaçant envers Ernest, et devant sa détermination, il le fait mettre aux fers dans la cale de son navire. Heureusement, Ernest peut compter sur l’un des marins du « Vautour » qu’il connait depuis son enfance, le brave Mathieu. Celui-ci délivre Ernest, et tous deux rejoignent le capitaine Montfort à bord de « L’Aventure ». Inquiet, celui-ci donne l’ordre de lever l’ancre immédiatement, et part en direction du nord. Lorsque la disparition d’Ernest est constatée, le capitaine Robert lève à son tour l’ancre et prend en chasse « L’Aventure ». mais le brick du capitaine Montfort a trop d’avance, et « Le Vautour » est obligé de rebrousser chemin au bout de deux jours. Dès lors, on ne se préoccupera plus du capitaine Robert jusqu’à la toute fin du roman. Ernest va découvrir les beautés et les périls d’un Pôle Nord censé donc être situé au niveau de la Mer du Labrador, hanté par des morses de douze mètres de long et des ours blancs de huit mètres de haut, et où la banquise, quand elle n’immobilise pas les navires, est comme un assemblage de plaques dangereusement mobiles, qui glissent, se brisent, basculent, se retrouvent soudainement percées par des hummocks géants qui jaillissent brusquement comme des colonnes de glace et montent vers le ciel à plusieurs dizaines de mètres. Et puis, il y a les phoques, l’objectif premier du capitaine Montfort qui fait le commerce de leur peau. Le lecteur apprendra d’ailleurs la méthode très particulière de leur chasse, grâce à l’un des hommes d’équipage, un cuistot africain surnommé « Boule-de-Neige », violoniste autodidacte, et qui a un talent très particulier pour charmer musicalement les phoques. C’est précisément ce que montre l’illustration en couverture du livre : « Boule-de-Neige » se place en haut d’un promontoire surplombant une banquise, et commence à jouer du violon. Les phoques, plus mélomanes qu’on ne le supposerait, sortent alors de l’eau et, totalement hypnotisés par la musique, se prélassent sur la banquise, tandis que les autres marins, armés de matraques et de piolets, massacrent sauvagement les pauvres bêtes sans rencontrer presque aucune résistance. Tout n'est hélas pas aussi facile. « L’Aventure »,sera àplusieurs reprises sévèrement menacée durant cette traversée du Grand Nord, laquelle est marquée par de dramatiques (et réalistes) crises de scorbut : une maladie mortelle créée par la carence en vitamine C, qui a longtemps décimé les marins du monde entier (la vitamine C, ne se trouvant au naturel que dans les fruits et légumes, assez rares en pleine mer) avant d’être totalement éradiquée en Occident par l’invention des boîtes de conserves. Viendront ensuite une assez amusante histoire de "glissade" du navire qui se retrouve projeté par le vent au sommet d’un iceberg comme s’il s’agissait d’une balle de ping-pong, puis une angoissante aventure sur les côtes sud du Groenland, face à un bœuf musqué et à un trio d’ours blancs et bruns. « Le Jeune Naufragé dans la Mer de Glace » se révèle un roman d’aventures maritimes à la fois fort insolite et très efficace, sur lequel planent l’influence notable de Fenimore Cooper, Eugène Sue et surtout des « Aventures d’Arthur Gordon Pym » d’Edgar Poe. Dans une sorte d’univers glacé fantaisiste et effrayant, Louis Bailleul pose une intrigue survivaliste assez minimale qui a étonnamment bien vieilli, même si on y dénote une complaisance morbide pour les disparitions soudaines et une cruauté sanguinaire envers les animaux, touites deux semblablement dérangeantes, et qui nous apparaissent aujourd’hui totalement incongrus et malsains dans un ouvrage destiné à la jeunesse. De même, le personnage de « Boule-de-Neige », très positif et lumineux, assez souvent représenté avec tendresse dans les gravures de Charles Rod, est néanmoins traité un peu par Louis Bailleul comme un « grand enfant », exactement à la manière de Jules Verne. Ce n’était pourtant pas perçu comme du racisme en son temps, pas plus que le mot "nègre", continuellement utilisé pour désigner le jeune africain, mais la paranoïa sociale inclusive, tristement propre à ce XXIème siècle, rendrait particulièrement risquée une éventuelle réédition de ce récit. C’est d’autant plus regrettable que « Le Jeune Naufragé dans la Mer de Glace » est un excellent roman, écrit avec beaucoup de soin, qui témoigne d’une vraie passion pour le sujet et de l’ardent désir de la transmettre à ses jeunes lecteurs. On reprochera peut-être à Louis Bailleul d’avoir quelque peu bâclé l’histoire de l’origine d’Ernest, qui ne sert réellement que de prétexte pour le faire s’embarquer dans cette longue aventure. Au final, on apprendra tardivement que le vrai père d’Ernest n’est jamais mort dans un navire bloqué par les glaces, et qu’il est même toujours en vie. Le capitaine Robert, alors simple matelot sous ses ordres, s’était vengé d’un limogeage en enlevant son bébé, qu’il avait ensuite enlevé lui-même. Tout cela se passant dans la petite ville de Saint-Jean/ Saint-Johns, qui n’est pas bien grande, il est quand même très surprenant que le capitaine Robert se révélant subitement père adoptif d’un enfant sans mère n’ait pas alerté les soupçons de la police locale recherchant un enfant enlevé. Mais ne boudons pas notre plaisir, car cette odyssée dans une région polaire qui semble parfois même psychédélique avant l’heure, est tout à fait envoûtante, même pour un lectorat adulte qui n’a pas tant que cela besoin de retrouver son âme d’enfant pour apprécier ce roman. Comme dit plus haut, ce livre n’a quasiment pas vieilli, sinon peut-être dans sa vision très fantaisiste du Pôle Nord, mais cela même lui confère beaucoup de charme et de poésie. Du fait de son intrigue survivaliste, entre exploration de terres inconnues et lutte contre les périls climatiques, ce récit demeure tout à fait intemporel, d’autant plus qu’il est assez peu moraliste, et ne rfelète donc pas une mentalité désuette. Dans la lutte de l’homme au sein d’une nature hostile, la morale ou la religion sont d’un bien faible poids, et tout ici pousse l'équipage de « L’Aventure » à se raccrocher à la raison, au pragmatisme et aux connaissances scientifiques. Sur ce point précis, Louis Bailleul se détache clairement de Jules Verne, dont les personnages principaux étaient toujours motivés par une grande probité et un attachement assumé aux valeurs chrétiennes. Louis Bailleul, au contraire, se veut réaliste sur ce plan-là : ses personnages ne sont ni bons ni méchants. Ils agissent selon ce que les circonstances exigent. Même le capitaine Robert, que l’on pressent au début comme un personnage "méchant", est rattrapé par son affection de père adoptif, et vient en aide à l’équipage de « L’Aventure », lorsque le navire, trop éprouvé par son long séjour dans les glaces, se disloque au large du Groenland, ôtant d’ailleurs tout sens au long périple d’Ernest et du capitaine Montfort, puisque le premier n’a pas retrouvé l’épave où gît son père, et le second a perdu toute sa cargaison de peaux de phoque. De même, la mort, dans ce roman, frappe au hasard, tue celui qui est simplement au mauvais endroit ou au mauvais moment. Il n’y a pas de justice divine, et même la chance se manifèste rarement. Bien au contraire, le capitaine Montfort perd son navire après avoir offert à Ernest un médaillon donné par une vieille sorcière censé le protéger des naufrages, ce qui laisse supposer que même la sorcellerie est un plus grand secours au Pôle que la foi en Dieu. Enfin, si on ne peut considérer « Le Jeune Naufragé dans la Mer de Glace » comme une robinsonnade, le dénuement de cette région glacée, et la nécessité d'avoir à survivre longtemps dans un environnement hostile, font que ce roman récupère tout de même beaucoup de codes des robinsonnades, ce que suggère d’ailleurs son titre qui est en réalité assez inexact : Ernest ne devient naufragé que durant les dernières pages du roman, et en compagnie de tout l’équipage. La principale différence réside là aussi dans le fait que le propos des robinsonnades était, outre de fournir un guide de survie, de suggérer que lorsque l’on croit fermement en Dieu, on est jamais seul, quelles que soient les circonstances, et on puise dans la Bible de quoi organiser sa survie. Ici, au contraire, la solitude est totale, et Dieu ne peut rien pour personne. Seule la jugeote et l’expérience permettent à nos héros de sortir vivants de cet Enfer de glace, non sans essuyer de lourdes pertes, humaines et matérielles. D’une certaine manière, le navire et son équipage personnifient « L’Aventure », dans son essence, mais en délivrent une vision sans complaisance. Les regrets, le sentiment de gâchis et la mort bête et irrémédiable de braves gens dévoués sont nécessairement au bout de l’aventure, laquelle n'est définitivement qu'une folie de l'esprit.  

Ci-dessous, 18 gravures de Charles Rod colorisés via l'application Palette :



















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