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LOUIS LAVALADE - « La Tunique Effrangée » (1945)

  • Photo du rédacteur: Dorian Brumerive
    Dorian Brumerive
  • 6 juin 2022
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 9 juin 2022


Louis Lavalade est de ces écrivains éphémères dont on sait fort peu de choses. Il n'a signé que deux romans : « La Tunique Effrangée » (1945) et « La Perle des Mirages » (1946), tous deux publiés chez Albin Michel, sans pour autant que la Bibliothèque Nationale en récupère des exemplaires. Cette carrière brève, à moins qu'il ne s'agisse d'un pseudonyme utilisé par un auteur renommé, a sans doute passé très inaperçu, du fait du contexte de l'époque. La France renaissait après quatre ans d'Occupation, il y avait un besoin d'avancer, de se distraire, d'aller vers la frivolité et la modernité.

« La Tunique Effrangée » est précisément tout sauf frivole. C'est un roman court mais au style extrêmement travaillé, qui préfigure les expérimentations littéraires cérébrales des années 50, tout en traînant un héritage symboliste sensiblement daté.

L'histoire est ici fort simple, et pour tout dire, presque statique. Dans une petite ville de province où la paix est enfin retrouvée, le jeune ingénieur-en-chef Barne, détaché à la préfecture, accompagne le préfet dans un établissement scolaire où se prépare activement l'intégration du sport comme discipline enseignée au collège. L'initiative est nouvelle, très enthousiasmante, et positive sur le plan politique. Tout le monde se réjouit de cette innovation souriante. Barne rencontre fortuitement dans ce collège l'un des nouveaux professeurs de sport, Anna Maghilem, une très jeune femme qui semble totalement investie dans sa profession. De moeurs plutôt solitaires, Barne ressent une passion inédite et violente pour cette jeune femme, qui par ailleurs, ne semble pas non plus indifférente au jeune homme.

Mais un premier rapprochement va plonger Barne dans l'univers très particulier de la jeune Anna. Celle-ci n'est pas qu'un professeur d'éducation physique, c'est une jeune femme qui développe un rapport mystique avec la discipline du corps. Elle est une ancienne adepte de l'hébertisme, un mouvement d'accomplissement de soi inspiré à la fois du culte sportif de la Grêce Antique et de plusieurs philosophies orientales. Georges Hébert, ancien militaire ayant développé son mouvement à la fin de la Première Guerre Mondiale, fait encore autorité comme étant l'un des initiateurs de la culture physique et de ce que l'on appelle aujourd'hui le "fitness". Dans le cadre de sa carrière militaire, il est aussi le concepteur de cette série d'exercices de simulation destinés aux soldats et que l'on appelle le "parcours du combattant".

Hélas, Georges Hébert n'était pas qu'un gymnaste et un "coach" sportif novateur. Sa discipline sportive reposait véritablement sur une sorte de résurgence philosophique spartiate d'une grande aridité, teintée d'un mysticisme animiste délirant et de méthodes sectaires. Les disciples de ce mouvement dont il était le gourou pratiquaient le sport en tuniques blanches inspirées de l'Antiquité, totalement nus en dessous, dans des conditions physiques éprouvantes. Une brève expérience de communauté de femmes hébertistes, les Palestra, fut tentée mais rapidement dissoute, suite à des suspiscions d'agressions sexuelles. À la mort d'Hébert en 1957, toute cette dérive sectaire fut expédiée aux oubliettes et seul subsiste encore de nos jours la postérité de Georges Hébert en tant qu'éducateur physique.

Louis Lavalade exploite l'anecdote réelle des Palestra. Il fait d'Anna une adepte qui a échappé à l'emprise de son gourou, mais en reste terriblement tourmentée, cherchant son propre chemin spirituel pour étayer sa philosophie personnelle du corps. Tout cela a un inconvénient majeur : Anna se dit vierge, hostile au sexe et honteuse de son corps de femme, estimant pour sa part que seul le corps de l'homme, naturellement conçu pour l'exercice physique, est un accomplissement de beauté pure. Néanmoins, si Brane est extrêmement impressionné par l'investissement personnel d'Anna dans sa philosophie du corps, il aimerait tout de même bien en retirer un profit. Mais si Anna donne aisément ses lèvres, elle ne lui accorde rien d'autre, toute tentative déviant sur des crises de larmes qui déconcertent le tendre amoureux. Craignant en plus pour sa réputation puisqu'elle est une nouvelle venue dans cette petite ville avide de ragots, Anna exige de Barne que leur relation demeure secrète, et lui impose une romance à la fois chaste dans le fond et adultère dans la forme. Barne acccepte tout, aveuglément, ayant tout à apprendre de cette femme, dont il est certain d'obtenir les faveurs au fur et à mesure qu'il comprendra ses motivations et fera partie de son univers.

Epris et patient, Barne rencontre Anna pendant plusieurs mois, plusieurs fois par semaine et en cachette, partageant avec elle des heures de tendresse chaste qui sont aussi de longues heures de dialogues philosophiques durant lesquelles il tente de comprendre la pensée d'Anna et de chercher le moyen de lui donner envie de faire l'amour avec lui... Ces copieux dialogues dans l'intimité forment la majeure partie du roman, et confèrent à ce livre une proximité prémonitoire avec certains dialogues des films de Jean-Luc Godard.

Mais petit à petit, Barne a des soupçons. Anna organise pour le collège des spectacles de danse au cours desquels elle se livre à des performances lascives et impudiques, scandalisant la direction de l'établissement. Pire encore, au hasard de sa fréquentation des bars, Barne surprend des conversations d'hommes jeunes se vantant d'avoir couché avec Anna, venue danser un soir dans un lieu interlope, et d'y être parvenus avec une grande facilité, la jeune femme n'étant pas farouche. Furieux, Barne demande à Anna des explications, mais elle nie avec force tous les racontars que Barne a entendu. Elle lui propose une fois de plus de faire l'amour, mais très vite, elle finit en larmes, et Barne n'ose pas aller plus loin, convaincu qu'Anna ne peut pas être celle que l'on prétend.

Cependant, les rumeurs de la nymphomanie d'Anna continuent à se propager à travers toute la ville. Barne s'y heurte constamment et, petit à petit, il comprend qu'Anna est folle à lier. Exprimant sa sexualité refoulée dans la danse, elle se projette dans une transe au cours de laquelle elle n'est plus qu'un corps alangui qui se donne à qui en veut. Mais jugeant ce corps de femme abject et souillé, elle refuse - et refusera toujours - de faire l'amour avec Barne, précisément parce qu'elle l'aime d'un amour pur et profond et qu'elle se trouve physiquement indigne de l'homme qu'elle aime.

Barne vit de ce fait un épouvantable cauchemar amoureux, mais il a bien de la peine à s'arracher à cette chaste succube, car si Anna ne donne pas l'essentiel, elle lui donne en revanche des moments uniques et inestimables, dont il est devenu dépendant, et malgré tout, l'ingénieur reste passionnément épris, tout en ayant conscience qu'il lui faut impérativement rompre...

« La Tunique Effrangée » aurait pu être un très grand chef d'oeuvre littéraire, car son intrigue, parmi les premières à aborder ce que la sexualité féminine peut avoir de schizophrène et de psychotique, était très audacieuse pour son époque. Soit qu'il eût redouté une censure, soit plus probablement qu'il eût envie de pousser le cachet littéraire dans ses derniers retranchements, Louis Lavalade conte son histoire avec un maniérisme narratif extrême qui évoque hélas souvent le pire de l'école symboliste du XIXème siècle, entremêlé avec des prémisses du cinéma poseur de la Nouvelle Vague.

En voulant miser sur l'académisme d'un style, Louis Lavalade en fait trop, beaucoup trop, au point même qu'on frise parfois la parodie, mais tant d'acharnement se révèle cependant plus payant que prévu : l'absence de narration réaliste colle assez bien à la confusion progressive de Barne, et y entraîne le lecteur qui, s'il avait été confronté à une narration plus classique, aurait pu deviner plus facilement le secret d'Anna. Par son écriture-artiste obsessionnelle, pourtant assez monotone parfois, Louis Lavalade donne à son histoire une impression d'hallucination poétique, même si son talent littéraire était sans doute un peu trop succinct pour une oeuvre aussi ambitieuse. Et puis, il faut reconnaître qu'à défaut d'être un écrivain de génie, Louis Lavalade avait la rage de le devenir, et son roman démontre un acharnement à tendre vers le génie littéraire, qui fait miroir avec l'acharnement de son héroïne à tendre vers la perfection du corps. Et à force de gratter sa feuille blanche, Louis Lavalade parvient, de temps à autres, à accoucher dans la douleur de quelques phrases sublimes d'un très haut niveau littéraire.

Cependant, cette longue logorrhée de rhétorique pâmée conserve tout de même un défaut majeur : celui de faire passer au second plan, voire aux oubliettes, la psychologie des personnages, laquelle reste extrêmement sommaire. Anna est une balle de ping-pong qui rebondit à peu près sur tout, dans la direction opposée à celle à laquelle on s'attend. Mais paradoxalement, cette imprévisibilité systématique, presque géométrique, a quelque chose d'artificiel et d'excessif : c'est le portrait d'une folle par un homme qui n'en a sans doute pas croisé tant que ça dans sa vie, et qui se faisait une idée bien trop mécanique et trop surréaliste de la folie humaine.

Barne, totalement soumis aux volontés de sa maîtresse, est le jouet passif de tous les évènements. Malgré quelques colères viriles et quelques considérations très désuètes sur la pureté virginale, c'est un pantin désarticulé qui subit son destin. Les autres personnages, très secondaires, sont des ombres à peine esquissées.

« La Tunique Effrangée » est donc avant tout un roman d'esthète, qui cherchait à concilier l'héritage littéraire du Mercure de France avec une certaine modernité que Louis Lavalade cernait assez bien, mais qui a hélas bien moins vieilli encore que le symbolisme. Charnière brinquebalante entre deux époques, ce premier roman de Louis Lavalade est un chaînon manquant fort intéressant pour tout amateur de littérature française, en dépit de ses imperfections et de ses partis-pris désuets. C'est aussi pour l'auteur une façon de dénoncer l'hébertisme, qu'il percevait avec l'angoisse effarée assez typique des auteurs chrétiens découvrant l'émergence de nouveaux cultes, et craignant prématurément un nouveau paganisme. Cet aspect-là du livre non plus n'a pas bien vieilli, mais il témoigne avec fidélité de cette incertitude des temps nouveaux, qui, après le traumatisme de l'Occupation, divisait une France qui n'avait plus osé songé à l'avenir depuis cinq ans.

« La Tunique Effrangée » a peut-être été écrit et publié trop tôt : une décennie plus tard, Lavalade aurait pu être une figure du Nouveau Roman. Mais à l'aube d'une époque nouvelle et incertaine, ce récit érudit mais bien trop personnel n'a sans doute pas beaucoup rencontré d'échos favorables.

À noter pour finir que, bien que rien ne laisse supposer que le récit se passe à une époque antérieure à celle de la publication du livre, le personnage de Brane passe un certain temps à essayer de se procurer, pour Anna qui le lui demande, le disque de la chanson "Sombre Dimanche", qui vient alors de sortir. "Sombre Dimanche" est la version française d'une chanson jazz hongroise de 1933 intitulée "Szomorú Vasárnap". La France fut le premier pays où une adaptation fut enregistrée, dès 1936, par la chanteuse Damia. Quelques années plus tard, cette chanson sera traduite en anglais sous le titre "Gloomy Sunday" et restera assimilée à la période de la Grande Dépression durant laquelle elle fut lancée aux États-Unis.

Ce détail laisse supposer que le récit se passe en 1936, quelques années avant l'Occupation, où que le roman fut écrit à cette période-là. Néanmoins, il n'est pas possible d'en être totalement certain, car le nom de Damia n'est jamais cité, et peut-être l'auteur se référait-il à une autre version, moins connue et sortie dans les années 40.

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