
Écrivain prolifique mais discret, surtout connu sous son nom de plume Marc Mario, Maurice Jogand fait partie de ces artisans modestes mais essentiels du roman populaire de la Belle-Époque. De lui, on sait fort peu de choses : il est né à Marseille en 1850, et s’est éteint à Paris en 1917, comme s’il ne pouvait survivre à cette Troisième République dont il fut un serviteur zélé. Il ne fait aucun doute qu’il fut un grand admirateur d’Émile Gaboriau, pour ne pas dire un continuateur, puisque sa carrière semble démarrer presque à la mort de Gaboriau, à la toute fin des années 1870. C’est cependant à partir de 1884, date de son intégration sous le nom de Marc Mario au catalogue de la Librairie Moderne Illustrée, que Maurice Jogand met au point la recette qui fera son succès : le roman policier historique, lequel, encore de nos jours, fédère beaucoup de lecteurs. Son plus grand succès sera « La Bréban, Ou L’Affaire du Courrier de Lyon » (1884), publié d’abord sous le nom de Marc Mario, puis réédité chez Jules Rouff à la toute fin des années 1890 sous un autre pseudonyme, Maxime Valoris. Ce récit titanesque de 2600 pages présentait sous une forme romanesque la fameuse affaire du Courrier de Lyon, le premier hold-up organisé de l’histoire, qui eut lieu en 1797 contre une diligence, dite "malle-poste", transportant la solde des militaires. Maurice Jogand doubla ce succès commercial quelques années plus tard avec une série de cinq romans consacrés à François Vidocq, co-signés avec un certain Louis Launay, qui ne semble rien avoir écrit d’autre, et qui n’était sans doute qu’un historiographe ou un assistant dont Jogand a voulu partager la dénomination d’auteur par gratitude. Ces romans assurèrent définitivement la reconnaissance de Marc Mario dans la littérature populaire comme maître du roman policier, mais il faut croire que Maurice Jogand n’en fut jamais troublé : bien que ses romans furent constamment réimprimés ou réédités jusqu’à la fin des années 30, il n’existe aucun portrait, photographique ou peint, de cet auteur, ni aucun entretien, ni même d’anecdotes citées par ses collègues. Maurice Jogand ne semble pas avoir fréquenté le monde des lettres. On ne sait même rien sur sa vie personnelle ou familiale. L’homme s’effaçait derrière ses livres, bien que ses livres dispensent volontiers les farouches opinions politiques de l’homme. Mais le public, facilement envoûté par un mystère criminel ou un récit historique, s’en est-il vraiment rendu compte ? Une chose est sûre : Maurice Jogand a écrit toute sa vie ce qui lui plaisait, et en dehors de ces deux sagas littéraires de longue haleine, il a laissé quantité de petits livres généralement assez courts, parfois insolites (Il y a notamment un recueil de « Prédictions Astrologiques »), et qui ne semblent avoir été écrits ni dans une démarche de créativité littéraire, ni avec un souci mercantile ou commercial. C’est le cas de ce petit roman très intrigant, « La Jolie Cigarière », publié en 1895 chez la Librairie Moderne Illustrée, et réédité vers 1901, aux éditions Pierre Fort, un des premiers éditeurs interdits d’affichage et ne vendant par correspondance que des ouvrages libertins, des dossiers sur la prostitution et surtout de féroces livres anticléricaux. « La Jolie Cigarière » se révèle une bonne initiation à l’œuvre signée Marc Mario, car Maurice Jogand y présente, sous une forme brève, l’essentiel de ses thématiques, ainsi que la manière très inhabituelle dont il les met en scène. Bien qu’ayant un vague sujet policier, « La Jolie Cigarière » se veut avant tout le portrait à la fois diffus et extrêmement détaillé du quartier de la Croix-Nivert, dans le XVème arrondissement de Paris, entre 1888 et 1895, aux alentours d’une manufacture de cigares, qui est le pivot central du roman. Maurice Jogand habitait-il ce quartier ? A-t-il parlé dans ce livre de gens et de commerces qu’il fréquentait ? C’est fort possible, car l’une des choses qui frappe à la lecture de ce petit livre, c’est sa précision proprement documentaire au sujet de ce quartier : la manufacture de cigares, d’abord, dont on n’ignore ni les méthodes de fabrication, ni les mécaniques utilisées, ni la hiérarchie et la répartition des postes. Puis ce sont les commerces environnants, leurs vitrines, leurs relations avec les habitants du quartier. Enfin, ce sont les rues, les trottoirs, les squares, puis les moyens de transport, principalement le tramway, dont l’auteur décrit longuement le système alors en vigueur de billets numérotés, sans que pour autant l’on comprenne exactement la finalité profonde de cette débauche de détails. L’intrigue, elle aussi, est assez inhabituelle dans sa narration : la jolie cigarière, c’est Léonie Laurencet, la pulpeuse et désirable fille cadette d’un contremaître de la manufacture de tabac, et qui travaille comme ouvrière aux côtés de son père. Fiancée à un collègue qu’elle doit épouser prochainement, elle apprend un matin que celui-ci a été victime d’un grave accident en travaillant sur une machine. Il agonise au bout de quelques semaines, laissant le champ libre au superviseur de Léonie, le perfide Prieux, qui aime à exercer son droit de cuissage sur les ouvrières qui lui plaisent. Progressivement, il devient obsédé par Léonie, parce qu’elle se refuse obstinément. Cependant, après cette rapide entrée en matière, le roman se recentre très vite sur sa grande sœur, Louise, qui a préféré travailler comme modiste chez une couturière. En allant boire un verre avec une collègue, elle rencontre un jeune homme, Adrien Myrtil, un peintre amateur issu de la bourgeoisie provençale, monté à Paris pour y réaliser son rêve artistique. Entre lui et Louise, le coup de foudre est total et immédiat. Les deux jeunes gens sont éperdument amoureux, et vont lutter contre leurs familles respectives pour exiger le droit de se marier et de fonder un foyer. Chez les Myrtil, le refus sera total. C’est normal : ce sont des bourgeois, la jeune fille est pauvre, et on n’épouse pas les filles pauvres quand on est bourgeois. Chez les Laurencet, qui forment un clan nombreux et moins homogène, comptant des cousins et des cousines un peu partout en France, l’attitude est plus mesurée et plus dubitative. Ils sont surtout gênés par le fait qu’Adrien soit un artiste, et donc peut-être un bohême sans le sou qui va exploiter la pauvre Louise. Mais comme il n'est pas équitable de juger sans connaître, chaque membre de la famille va rendre visite individuellement à Louise, installée en concubinage avec Adrien dans son vaste atelier du quartier Pigalle. Seul le père de Louise, révulsé et outré, renie totalement sa fille, ne veut plus jamais la revoir, et noie son chagrin dans un alcoolisme suicidaire. Adrien Myrtil est pourtant un garçon adorable, humble et sincèrement amoureux, dont la politesse, l’attention et le désir sincère d’entrer dans la famille Laurencet, finissent par en conquérir tous les membres. Mais les deux jeunes gens sont encore mineurs, et l’opposition formelle de la mère d’Adrien et du père de Louise compromet leur projet de mariage. Heureusement, l’oncle Palis, effaré par la détermination aveugle de sa sœur, monte à Paris pour rendre visite à son neveu, et tombe sous le charme de Louise. Riche commerçant, homme jovial plein de cette faconde méridionale dont Marcel Pagnol sera l’ambassadeur quelques décennies plus tard, il va tout dénouer en un tournemain, parvenant à convaincre sa sœur de la pureté d’intention de Louise, et traînant presque par la peau du cou le père Laurencet jusqu’au plus proche troquet, histoire de discuter virilement entre hommes qui n’ont pas peur de vider ensemble le plus grand nombre de bouteilles possibles afin de se mettre d'accord. Cette lente et difficile ascension de Louise vers le bonheur conjugal remplit curieusement les deux tiers du roman censé être consacré à sa sœur cadette. Toutefois, derrière la comédie romantique chaleureuse, il y a en réalité un caractère très subversif pour l’époque : Louise et Adrien sont mineurs, ils sortent ensemble, s’embrassent sans se fiancer, font l’amour sans attendre le mariage. Après le choc de la révélation, la plupart des membres du clan Laurencet se disent ouvertement : « Oh, et alors pourquoi pas, s’ils s’aiment vraiment ? ». La morale chrétienne est ici totalement balayée et inexistante : la mère d’Adrien ne redoute qu’une mésalliance de son fils avec une aventurière; le père de Louise y voit une trahison personnelle, et une honte envers ses collègues. Pas ici de bonnes moeurs ou de vertus spirituelles qui vaillent la peine qu'on en parle. Pour l’époque, c’est vraiment très audacieux, d’autant plus qu’au final, aucun péril n’est en vue, toutes les précautions et inquiétudes sont inutiles, et chacun conclut que les deux tourtereaux auraient été bien bêtes de ne pas céder mutuellement aux élans de leurs cœurs. Une fois le mariage d’Adrien et de Louise acté, Maurice Jogand daigne revenir à Léonie, très heureuse du bonheur de sa sœur mais un peu triste d’être elle-même déjà veuve à 16 ans. Le superviseur Prieux tente à plusieurs reprises de la coincer discrètement dans une pièce de la manufacture afin de forcer son assentiment, mais à chaque fois, Léonie parvient à s’échapper. Un jour, hélas, dans le cadre d’une célébration suite à un changement de service, la direction offre le champagne à ses ouvriers, et l’estomac authentiquement prolétarien de Léonie ne supporte pas ce breuvage décadent de riches. Nauséeuse, elle se laisse emmener à l’infirmerie par Prieux, qui cette fois-ci, parvient à profiter de son état pour lui faire subir les derniers outrages… Ou plutôt, comme le comité de censure est passé par là, Prieux embrasse Léonie, à demi-inconsciente, et passe la main sous son corsage. Il n’y a véritablement que ça qui soit décrit. C’est quelque pages plus loin que l’on apprend que Léonie est enceinte, et donc qu’il y a un paragraphe un peu "hard" qui a été violemment caviardé sans trop que les censeurs se préoccupent de la cohérence du récit. Maurice Jogand aborde la question du viol d’une manière très moderne. Léonie peut taire l’outrage qu’elle a subi, mais non dissimuler l’enfant qu’elle porte. Et précisément parce qu’elle est jeune, belle, désirable et néanmoins sage, ses collègues, hommes et femmes, seront trop heureux de constater de visu qu’elle n’était qu’une fausse mijaurée, et refuseront de croire que sa grossesse soit le produit d’un rapport forcé. Léonie attend les mêmes appréhensions de sa famille, d’autant plus que, contrairement à Louise, elle n’a personne à présenter et aucune passion à justifier. La dénonciation, par l'auteur, de la honte sociale et injuste qui s'abat sur la jeune fille abusée prend ici une résonance très actuelle. La santé de Léonie s’altère, sa prise de poids inquiète sa famille. Le médecin appelé en urgence est un brave homme qui informe Léonie de son état, mais raconte une autre version à sa famille. En effet, il connaît bien les Laurencet, qui sont originaires d’un petit village de l’Eure, et il sait qu'ils y ont encore une cousine qui est à la fois nourrice et sage-femme. Si cette dame sait tenir sa langue, il y a moyen d’accoucher Léonie en cachette, en expliquant à sa famille qu’un exil de quelques mois est nécessaire à sa rémission. C’est bien ainsi que les choses se passent, et cela tombe à pic, car de son côté, Louise aussi est enceinte, mais sa grossesse se passe mal, et finalement, elle doit s’exiler elle aussi dans l’Eure pour être accouchée par la même cousine sage-femme quelques jours seulement après la naissance de l'enfant de Léonie. Malgré sa science, la cousine ne peut empêcher cet accouchement de tourner au désastre : l’enfant est mort-né, mais heureusement, Louise, qui a perdu connaissance, ne s’en rend pas compte. C'est alors que, Léonie, qui se retrouve mère involontaire d’une petite fille non désirée, suggère que l’on taise la mort du nourrisson, et qu’on le remplace par l’enfant qu’elle a eu de Prieux, et dont elle ne sait pas quoi faire. La sage-femme accepte l'échange, d'autant plus facilement qu'elle est très pessimiste sur les chances de Louise d’avoir un jour un autre enfant. Ainsi, la substitution se fait, et Louise à son réveil, peut embrasser une petite fille qu’elle croit être sienne, même si ce bonheur sera de courte durée : victime d’une grave infection consécutive à son accouchement, Louise décède quelques jours plus tard dans d'atroces souffrances. Adrien, resté sur Paris, est dévasté, mais accepte néanmoins de s’occuper de l’enfant. Très vite, l’assistance de Léonie au quotidien lui devient indispensable. Au fil des mois et des années, un tendre sentiment finira par unir Adrien et Léonie, désormais tous deux veufs et en charge du même enfant. Leurs deux familles donneront volontiers leur aval à ce qu’ils pensent être un mariage de raison. Mais au final, le souvenir de la disparue, tout comme leur amour commun pour cet enfant, aura fait naître entre eux une passion sincère, adulte, mais profonde, née de la tendresse quotidienne pour un enfant. Hélas, Léonie doit garder son secret : Adrien ne doit jamais savoir que leur enfant n’est pas le sien à lui, mais seulement le sien à elle. D’ailleurs, arrêté pour meurtre lors d’un vol dans la caisse de la manufacture, Prieux sera condamné à mort, ce qui le dispensera d’avoir à revendiquer l’enfant de Léonie. Désormais, il n'y a plus qu'à se laisser aller au bonheur simple de la vie de couple... Cette happy-end fort accommodante peut nous sembler aujour'hui un peu farfelue, mais il faut bien comprendre que là aussi, pour 1895, c’est une fin très subversive, car elle repose sur l’idée d’un double mensonge comme résolution à l’injustice sociale et à l’injustice du sort – c’est-à-dire à l’injustice de Dieu, à laquelle il ne faut jamais se résigner, selon l’auteur. En accouchant en secret, Léonie sauve son honneur de l’humiliation que la société lui aurait imposée. En substituant ce bébé de la honte à l’enfant mort de Louise, elle adoucit les derniers moments de sa sœur, puis en offrant ce bébé à Adrien, elle lui permet de garder quelque chose du rêve d’amour qu’il voulait vivre avec Louise – car en réalité, lui a tout perdu, femme et enfant – et ainsi, elle offre à ce bébé non désiré un père idéal. Enfin, en épousant elle-même ce père idéal, elle se nantit d’un mari adorable et attentionné, auprès duquel elle peut assumer au grand jour sa maternité. Et voilà comment tout est réparé !... Reste que malgré tout cela, Léonie sera obligée de devoir mentir toute sa vie à l’homme qu’elle aime, au sujet d’un enfant qui n’est ni le sien, ni celui de sa défunte épouse. Il y aurait bien quelques réserves morales à émettre, mais on l’aura compris, la morale, selon Maurice Jogand, c’est la religion, donc c’est forcément l’iniquité et l’injustice, et il faut la combattre par tous les moyens - y compris le mensonge et la dissimulation. « La Jolie Cigarière » est donc un mélodrame à tiroirs, apparemment plutôt positif et attendrissant, mais qui porte en lui des idées extrêmement inconvenantes pour son époque. Des idées qui, d’ailleurs, même aujourd’hui, malgré le très grand assouplissement des mœurs qui s'est accompli au XXème siècle, peuvent continuer à interroger, peut-être moins pour des questions de morale que pour des questions de philosophie ou d’intégrité. En effet, même si la psychologie de ses personnages est assez fouillée, Maurice Jogand part de l’indubitable principe que les ouvriers sont tous des braves gens, et les bourgeois tous des ordures – à la double exception de l’Oncle Palis, mais on peut aussi émettre l'éventualité que Maurice Jogand s’est représenté lui-même dans ce personnage, marseillais comme lui – et d’Adrien Myrtil – que son statut d’artiste placerait peut-être au-delà des classes sociales. Néanmoins, la lecture de ce roman, en dépit de ses indéniables qualités, procure un sentiment de malaise suscité par sa duplicité même : « La Jolie Cigarière » se veut une scène de genre, mais au final, ce n’est pas réaliste. C’est un portrait de mœurs, mais ce n’est pas objectif. C’est un roman policier, dont les crimes sont secondaires et sans enquête. C’est une histoire d’amour qui sert de prétexte à un pamphlet militant. Cela dégage un certain érotisme, mais cet érotisme prend la forme brutale d’un viol. On pourrait ajouter que c’est un livre politique, mais qui rejette la politique; un brûlot contre la religion, mais dont la religion est totalement absente... Tout cela fait qu’en lisant « La Jolie Cigarière », on est constamment amené à se demander ce qu’on est en train de lire, et où exactement l’auteur veut en venir. Autant l’avouer, même parvenus à la dernière page, on n’est pas plus avancés… Ni expérimental, ni classique, à la frontière de plusieurs genres littéraires, « La Jolie Cigarière » est en tout cas un livre qui déconcerte, bien qu'au final, seuls quelques détails y soient déconcertants. C’est une utopie bizarre, à la fois idéaliste et sordide, qui séduira sans doute les lecteurs les plus blasés, même si en apparence, tout semble ici paisible et naturel, obéissant aveuglément au bon sens populaire, ou plutôt à une vision très personnelle de ce bon sens. Bien qu'il se veuille une peinture réaliste, « La Jolie Cigarière » est un récit très prosélyte, qui révèle, à chaque fin de paragraphe, le marionnettiste républicain et presque anarchiste, qui tente d'accrocher des nouvelles ficelles à ses lecteurs pour mieux les amener là où il le veut. Libre à chacun de s'y laisser prendre ou pas...
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