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MME CONSTANT AMÉRO [MARIE AMÉRO] - « La Fille du Vigneron » (1890)


Réimpression non datée, probablement des années 1910
Réimpression non datée, probablement des années 1910

Peu d’écrivains peuvent s’enorgueillir d’avoir eu leur nom publié par deux personnes différentes. Constant Améro, de son vrai nom Constant Maire, fut un célèbre publiciste né à Toulon, et ayant principalement vécu à Paris. Il était marié avec une femme de lettres du nom d’Anne Pierrette Marronnat. Le pseudonyme littéraire Améro, que tous deux utilisèrent, fut probablement généré à partir d’un condensé de leurs deux noms de famille. On ignore ce qui amena Constant Améro à se lancer en littérature, mais il doit sa carrière à un homme de lettres suisse, Victor Tissot, qui connut un immense succès dans les années 1870/1880 avec une série de récits de voyage en Allemagne, en Autriche puis en Europe de l’Est et en Russie. On ne sait pas plus comment les deux hommes se rencontrèrent, et comment ils furent amenés à collaborer ensemble. Mais toujours est-il que Constant Améro se lança avec succès dans le roman populaire dès 1879, avec une série de romans-feuilletons et de romans d’aventure, dont il assurait la narration, tandis que Victor Tissot, plus habitué au documentaire, apportait un contenu pédagogique et/ou touristique à ses récits. Leur collaboration dura plus d’une décennie, et les deux hommes nous ont laissé 11 ouvrages, romans ou récits de voyage, presque tous passionnants. Parallèlement, à partir de 1888, Anne Pierrette Marronnat signa quelques livres pour enfants chez Firmin-Didot sous le pseudonyme de Daniel Arnauld, mais elle avait aussi en tête un premier roman pour un public plus adolescent, qui fut refusé par Firmin-Didot, et apparemment, par plusieurs autres éditeurs. On sait qu’elle voulait initialement publier ce roman sous le pseudonyme de Marie Améro, mais l’éditeur poitevin qui, finalement, accepta la publication de « La Fille du Vigneron », Lecène, Oudin & Cie (rebaptisé au XXème siècle Société Française d'Imprimerie et de Libaririe) lui fit comprendre que puisque elle ne souhaitait pas faire mystère de l’identité de son prestigieux mari, autant signer directement Madame Constant Améro, ce que finalement l'autrice accepta, sans doute un peu de mauvaise grâce. Il est vrai que l’éditeur savait bien ce qu’il faisait, car le nom Madame Constant Améro fut généralement imprimé Mme Constant Améro, avec le "Mme" situé en retrait, ou au-dessus du nom, laissant croire que le fort célèbre Constant Améro était l’auteur de ce texte. Néanmoins, comme le nom de Marie Améro était celui que l’autrice avait primitivement choisi, nous le lui redonnerons ici. « La Fille du Vigneron » est donc le premier de la dizaine de romans de Marie Améro qui seront publiés sous le nom de Mme Constant Améro, et c’est un roman principalement centré sur l’Alsace. Il n’est pas inutile de faire un point d’histoire pour expliquer ce choix thématique. En 1870, la brève guerre franco-prussienne fut une défaite écrasante de la Prusse contre la France. Elle amena à la chute du Second Empire, et à l’avènement, dans une situation chaotique, de la IIIème République. Comme prix de sa victoire, elle exigea entre autres en 1871 l’annexion de la région frontalière Alsace-Lorraine, dans laquelle elle interdit l’enseignement et l’usage de la langue française. Cette décision fut une lourde erreur, qui inspira à la France, déjà humiliée, la nécessité d’une revanche pour récupérer les territoires volés, ce qui fut d'ailleurs à l’origine de notre engagement dans la Première Guerre Mondiale. Durant cette longue période de 48 ans, qui installa une longue rancune et une haine terrible envers l’Allemagne, l’Alsace-Lorraine se cristallisa dans l’imaginaire français comme une sorte de paradis perdu, dont l’image idéalisée  fut alimentée par nombre d’œuvres littéraires, la plus célèbre étant les très larmoyants « Contes du Lundi » (1873) d’Alphonse Daudet, ressassant, de manière mortifiée et sacrificielle, les tragiques évènements des années 1870-1871. Cependant, il y eut une autre influence plus écrasante : les œuvres antérieures du duo Erckmann-Chatrian, deux hommes de lettres mosellans qui avaient beaucoup écrit sur l’Alsace et la Lorraine via des contes et des romans poétiques, charmants et empreints d’une douce nostalgie. Ils étaient en toute fin de carrière quand ils connurent, bien malgré eux, un retour de flamme du public français dans les années 1880-1890. On s’arracha véritablement les réimpressions de leurs ouvrages. L’esthétique très particulière de leurs récits, à la fois rustique et raffinée, fut directement à l’origine de nombreux autres ouvrages consacrés à l’Alsace-Lorraine, et décrivant la région comme une sorte de ruralité verdoyante et sublime, habitée par des gens simples et bons, fidèles à l’image d’Épinal de la France d’autrefois et donc, par ce biais, plus française que le reste de la France, bien que l’on s’en doute, elle devint une province allemande assez semblable aux autres, sous le nom, inconnu ici, de « Reichsland Elsaß-Lothringen ». Néanmoins, durant 48 ans, sous l’influence de la littérature, l’imaginaire collectif français rêva d’une Alsace-Lorraine paradisiaque et intemporelle, parfois avec l’espoir de la retrouver, parfois aussi avec la certitude de la savoir disparue à jamais. « La Fille du Vigneron » fait partie de ces ouvrages nostalgiques qui ont entretenu la mémoire de cette Alsace sublimée, d’autant plus que, bien qu’étant originaire de la Nièvre, Marie Améro semble avoir fort bien connu l’Alsace dans sa jeunesse, car non seulement elle place les personnages de son roman dans des villages qui existent réellement (Trois-Épis, Orbey et Turckheim, tous trois situés dans la banlieue ouest de Colmar), mais elle en décrit admirablement les reliefs, les propriétés, les chemins et les particularités de chaque village. Le récit débute à Trois-Épis, où le patron de scierie Christian Rothmann apprend l’accident tragique qui vient de coûter la vie à l’un de ses meilleurs bûcherons, Jean Klopriss, écrasé par son chargement de bois alors qu’il traversait un pont instable. Jean Klopriss était veuf depuis quelques années, et il était le père adoptif d’une petite fille, Lénore, âgée d’à peine douze ans. Il l’avait trouvée encore enfant, abandonnée en pleine forêt dans un berceau de fortune, n’ayant aucun autre signe de reconnaissance qu’un pendentif de fortune, réalisé à partir d’une pièce de monnaie trouée, au travers de laquelle on avait passé un ruban. À la mort du bûcheron, la situation de la petite Lénore se révèle problématique, car si tout le monde avait loué la générosité de Jean Klopriss, personne aujourd’hui n’a envie de marcher dans ses pas, d’autant plus que dans la campagne rurale de 1890, à douze ans, on est en âge de travailler, même si hélas, Lénore est quelque peu maigre et ne semble pas d’une constitution très solide pour les tâches agricoles. Il n’y aurait donc, en théorie, rien qui s’oppose à abandonner cette petite fille à un triste sort de mendiante. Mais Christian Rothmann est un brave homme, qui aimait bien Jean Klopriss, et qui devine que celui-ci aurait aimé que l’on prenne Lénore en charge. Il ramène donc l’enfant dans sa luxueuse propriété située dans la bourgade voisine d’Orbey, afin qu'elle y apprenne le métier de servante. Christian Rothmann vit avec son épouse Gertrude, femme autoritaire et acâriatre, et ses deux fils, Adam, l’aîné, âgé de 16 ans, et Fritzel, le cadet qui n’a que 8 ans. Vient ensuite le personnel domestique, avec lequel Lénore travaillera : Martine, la cuisinière, Sapience, son mari (toujours absent) et Maze « Le Louche », surnommé ainsi à cause d’un strabisme prononcé, mais aussi pour son inclination à la fourberie. Maze est un « marcaire », terme dérivé de l’alsacien « malker » et qui désigne le berger salarié d’une grande maison, chargé de soigner, de traire et de faire paître les moutons, brebis, vaches et veaux d’une ferme qui n’est pas exclusivement consacrée à l’élevage. La domesticité accueille bien Lénore, et Fritzel se prend d’un véritable amour filial pour elle, mais Gertrude Rothmann, dite « La Rothmanine », se prend d’une aversion totale pour cette petite fille blonde aux yeux tristes. Elle la bat, l’injurie quotidiennement, et en fait son souffre-douleur durant des années. La haine de la Rothmnanine ne cesse de croitre au fil du temps, d’autant plus que Lénore est irréprochable, et qu’elle lui vole à ses yeux l’amour de son fils. Lénore trouve néanmoins un protecteur inattendu en la personne de Maze. Car, comme tous les mauvais garçons, Maze connaît bien mieux la vie que les honnêtes gens, et la constitution délicate de Lénore, son passé mystérieux, l’intriguent au plus haut point. Il se souvient alors qu’à la même époque où Lénore fut trouvée par Jean Kopliss, on avait fait grand bruit autour du richissime vigneron Nicklaus Steiger, du village voisin de Turckheim, dont le bébé avait été enlevé par des Romanichels. Se pourrait-il que Lénore soit la fille du vigneron ? Depuis dix ans, le pauvre homme éploré ne cesse d'offrir une forte récompense pour que sa petite fille soit retrouvée, mais jusqu’à présent, aucune trace de l’enfant n’a jamais été pu être identifiée. Cela s’expliquerait parfaitement si les Romanichels, se sentant poursuivis, avaient abandonné le bébé, lequel avait été immédiatement adopté par un bûcheron qui ignorait tout de l’affaire. Pour Maze, il y a clairement beaucoup d’argent à se faire, mais pour cela, il faudrait être sûr, et il profite donc de son temps libre pour se rendre ponctuellement à Turckheim, afin de mener l’enquête et de rencontrer Steiger. Pendant ce temps, Lénore et Fritzel connaissent une mésaventure inattendue. Alors qu’ils parcourent un chemin vicinal, chevauchant un âne, ils sont attaqués par des Romanichels qui s’emparent de l’âne et enlèvent les deux enfants. Ces romanichels veulent se venger de l’accueil très agressif qu’on leur a fait subir, alors qu’ils venaient aux portes des fermes demander la charité. Ils ont depuis incendié plusieurs meules de foin, et ont volé des porcs et des volailles pour s’en nourrir. Ils s’apprêtent à quitter le département en emportant les enfants pour s'en faire des esclaves, quand la doyenne du camp reconnaît le médaillon que Lénore porte au coup : elle faisait partie 12 ans plus tôt de la bande qui avait volé le bébé de Nicklaus Steiger. Elle reconnaît aussi la petite fille pour l’avoir vue quelques jours plus tôt : elle était elle-même allée mendier à la propriété des Rothmann, et, sur l’ordre de Gertrude, Maze s’était saisi de la vieille femme, l’avait ramenée sur le chemin, et l’avait violemment jetée à terre. Émue par tant de cruauté, Lénore avait attendu que Maze rentre dans la propriété, puis était allée aider la bohémienne à se relever, en lui donnant une pièce sur ses maigres économies. La doyenne explique tout cela à Yanos, le chef des Romanichels, qui se trouve fortement intéressé par la perspective de revendre à Nicklaus Steiger la fille qu’il lui avait lui-même enlevée. Il s’oppose donc au désir de la doyenne de ramener les enfants là où on s’était emparé d’eux, et se rend ensuite à Turckheim pour négocier avec le vigneron le rachat de sa fille. Durant son absence, la doyenne, honteuse et enragée, libère les deux enfants, et les incite à rentrer chez eux par leurs propres moyens. Hélas, ces deux enfants sont encore bien jeunes, et ils vont ainsi errer deux jours dans la campagne jusqu’à un petit village, où, Lénore, aussi affamée et affaiblie que Fritzel, achète chez le boulanger un quignon de pain avec le seul argent que les Romanichels ne lui ont pas volé : la pièce trouée en pendentif qui, jusque là, n’avait jamais quitté son cou. De ce village, on ramène les enfants à Orbey, où Maze vient lui aussi de revenir, ayant appris à Turckheim que le bébé de Nicklaus Steiger avait un pendentif identique à celui de Lénore. Il croit sa fortune faite, mais hélas, Lénore n’a plus son pendentif… D’autres années se passent, et un après-midi, alors que Lénore traverse la pâture des bovidés coiffée d’un foulard rouge, un taureau l’aperçoit, et fonce sur elle. Adam Rothmann n’a que le temps de s’interposer, et de maîtriser la bête enragée, avant de se retourner, agacé, vers Lénore, qui s’est laissée tomber à terre, et de lui arracher son foulard rouge. C’est alors que les longs cheveux blonds et bouclés de Lénore s’égaillent sur son corps allongé, provoquant un vif émoi chez Adam, qui n’avait pas encore remarqué que la fillette était devenue une bien jolie jeune femme, laquelle de plus, regarde instinctivement son sauveteur avec des yeux emplis d’admiration et de reconnaissance. L’amour vient de les frapper en même temps, l’amour pourtant impossible entre un jeune maître et sa servante – mais cette servante, en réalité, est son égale, étant la fille du vigneron de Turckheim. Ce qui ne tardera plus à se savoir, car Maze, au cours d’une visite à Colmar, a reconnu le pendentif de Lénore parmi les colifichets que porte un arracheur-de-dents des rues. Maze ira jusqu’à sacrifier une molaire sans anesthésie pour pouvoir récupérer le précieux pendentif. Mais un nouveau danger se précise la cruelle « Rothmanine » a fini par comprendre qu’un tendre sentiment unissait Adam à Léonore, alors même qu’elle fait le projet de marier son fils à la fille d’un voisin. Profitant de l’absence des hommes, Gertrude Rothmann chasse Lénore de chez elle, un jour où il neige abondamment. Transie de froid, désespérée, Lénore marche vers la montagne pour s’y laisser mourir. Heureusement, revenu plus tôt que prévu, Adam découivre le geste épouvantable qu’a commis sa mère, et il se lance à la poursuite de Lénore en suivant ses traces dans la neige. Parviendra-t-il à sauver la jeune fille avant qu’il ne soit trop tard ? « La Fille du Vigneron » est un roman quelque peu lacrymal, où l’on sent à la fois l’influence du réalisme rustique d’Erckmann-Chatrian, et celle, sordide et violente, des romans de la Comtesse de Ségur. Si la narration est souvent statique, voire pesante, la psychologie des personnages, le réalisme des situations, rendent le récit assez convaincant, même si Lénore a indéniablement l’âme trop belle et trop candide pour être vraie. Autour d’elle, les personnages sont souvent ambigus, émotionnellement fragiles et modérément fiables. Le roman souligne assez bien cette solitude hébétée de l’adolescent lorsqu’il commence à rentrer dans le monde des adultes. Gertrude Rothmann, haineuse, jalouse, cruelle, est à mon sens une sorte de métaphore de l’occupation prussienne. Quelle que soit le dévouement et la bonté dont elle fait preuve, Lénore continue à être l’objet de sa haine, parce qu’elle la déteste dans son essence – qui est peut-être indirectement d’être française ("Rothmann" est un nom allemand, pas alsacien). C’est en tout cas une intéressante analyse de ce que l’on appelle aujourd’hui la toxicité féminine, car Gertrude est odieuse, perpétuellement injuste, le lecteur souhaite la voir disparaître à chaque page, mais non, elle est obstinément installée et souveraine dans cette maison où, cependant, elle ne fait rien et ne sert à rien – exactement comme les Prussiens en Alsace-Lorraine. Malgré une intrigue astucieuse, on reprochera tout de même à Marie Améro quelques facilités, dont - princiupalement - le fait qu’à part Maze, personne, au sein de ces villages qui ne sont éloignés entre eux que de quelques kilomètres, ne fait le rapprochement entre le bébé subtilisé à Turckheim et celui trouvé le lendemain à Trois-Épis. Or, outre que même avant les technologies modernes, les faits divers circulaient oralement entre trois villages aussi proches, il y avait aussi une presse locale, qui n'avait certainement rien de mieux à raconter les disparitions et apparitions de bébés, et qui aurait permis à bien des gens d'identifier Lénore Klopriss comme la petite Thérèse Steiger. Néanmoins, soyons indulgents : même s’il n’est pas grandement maîtrisé et qu’il peine à s’affranchir de ses modèles, ce petit roman est charmant, à la fois parce qu’il nous entraîne dans cette Alsace rêvée dont le souvenir fut chèrement entretenu, mais parce que l’intrigue, sans être très originale, est un peu plus travaillée que dans les autres romans de ce genre, et qu’à part la principale héroïne, les personnages ne sont ni lisses, ni aseptisés. Constant Améro a pu être légitimement fier de son épouse, d’autant plus que « La Fille du Vigneron » fut un assez joli succès, plusieurs fois réimprimé sous de très belles couvertures, même si l’illustrateur Alfred Montader, dont cela semble avoir été l’unique prestation, laissait clairement à désirer. Marie Améro revint par ailleurs à deux reprises dans son Alsace-Lorraine onirique, avec le roman « Fille de Lorraine » (1895) puis avec le recueil de nouvelles « Au Soleil D'Alsace » (1898).    

6 illustrations d'Alfred Montader, colorisées via l'application Palette :   







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