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PAUL VIGNÉ D'OCTON - « L’Amour et la Mort » (1895)




Personnage fort atypique et volontiers contesté de la littérature française, Paul Vigné d’Octon est pourtant un écrivain charmant, mais dont les idées avancées le rendent encore aujourd’hui sulfureux et particulièrement clivant. Rien ne prédestinait cet honnête fils de boulanger, né à Montpellier en 1859, à emprunter la voie des lettres, rien si ce n’est un père qui, entre deux fournées, ruminait des théories libertaires et anarchistes qui firent forte impression sur le jeune Paul Vigné. Néanmoins, à l’influence paternelle s’ajoutera celle d’un ami parisien émigré un temps au lycée de Montpellier, un certain Jules Bazile, qui se fera plus tard appeler Jules Guesde, en adoptant le patronyme de sa mère. Jules Guesde fut un fervent socialiste qui acheva l’éducation politique de Paul Vigné, en y apportant une structure idéologique bien plus éloquente. C’est probablement aussi Jules Guesde qui donna à Paul Vigné le goût de la littérature. Sans qu’on sache exactement pourquoi, car ça ne semble pas avoir été sa vocation première, Paul Vigné entreprit de longues études de médecine, suite auxquelles il incorpora l’administration coloniale française, devenant médecin des colonies. Après avoir officié deux ans en Guadeloupe, il fut envoyé à partir de 1880 en Afrique Noire, principalement au Sénégal et en Guinée. Il y soigna colons et indigènes pendant huit longues années. Cette immersion dans une Afrique encore extrêmement primitive marqua à tout jamais Paul Vigné, et influença ses débuts littéraires. Ayant quitté la France suite à un chagrin d’amour, l’élue de son cœur, Madeleine, en ayant épousé un autre, il y revint en 1889, après que celle-ci se soit retrouvée prématurément veuve. Il l’épouse en secondes noces pour une union qui durera plus de trente ans, jusqu’à la mort de Madeleine. Promu inspecteur du Ministère des Colonies, il devint un notable embourgeoisé, tout en menant une vie politique locale active comme conseiller municipal, député, puis finalement maire du petit village d’Octon, dont son père était originaire.  En 1889, toujours, il se lança en littérature, conférant à son nom une touche aristocratique en y ajoutant le nom du village d’Octon comme particule. S’essayant d’abord à un ouvrage documentaire sur le Rio-Nunez, il écrivit ensuite un roman sensuel qui fit scandale, « Chair Noire » (1890), publié chez Alphonse Lemerre, éditeur de romans d’une veine "réaliste", notamment ceux d’André Theuriet, mais aussi mécène des poètes parnassiens. Les années 1890 marquèrent l’avènement de Paul Vigné d’Octon, qui se partagea entre deux types de romans : des récits "africains" à la fois âpres, lubriques et teintés d’une esthétique symboliste, et des romans "français", plus classiquement naturalistes, dépeignant le milieu populaire et rural du sud de la France, et envers lesquels la critique fut plus conciliante. Fervent défenseur de la colonisation, dont il était un employé, Paul Vigné d’Octon devint progressivement un opposant vigoureux à l’Empire Colonial Français. Il faut y voir probablement là aussi l’influence idéologique toujours bienveillante de son ami Jules Guesde. Cependant, quelle que soit sa position idéologique, Paul Vigné d’Octon eut les pires problèmes avec ses romans "africains", jugés même "sataniques" par certaines entités cléricales. Heureusement, en tant que député-maire socialiste, il pouvait toujours arguer que ses adversaires, appartenant tous à l’aile conservatrice, lui faisaient un procès politique. Mieux encore, Paul Vigné d’Octon jouissait de l’appui et de la protection de José Maria de Heredia, poète cubain installé à Paris, co-fondateur du mouvement Parnassien, et lui aussi édité chez Alphonse Lemerre. Une personnalité grandement respectée, y compris chez les conservateurs, qui étendit sur Paul Vigné d’Octon une ombre protectrice et bienveillante. Il est probable que sans cet éminent soutien, Paul Vigné d’Octon n’aurait pas pu publier ses livres très longtemps. La mort de José Maria de Heredia en 1905 signa, pour Paul Vigné d’Octon, le début d’une disgrâce qui sera suivie en 1912 par la mort d’Alphonse Lemerre. La disparition précoce de ses deux protecteurs mit fin à sa carrière littéraire. Renonçant alors à l’écriture, Paul Vigné d’Octon se fit le chantre du naturisme, et transforma même son jardin en camp de nudistes et sa maison en station uvale (c’est-à-dire en salon de dégustation de vins et de jus de raisins), dans une ambiance qui ne devait pas être particulièrement chaste. Mort nu, heureux et octogénaire, paisiblement en zone libre durant l’Occupation, Paul Vigné d’Octon a contribué à exploiter le naturisme, puis le tourisme, dans le petit village d’Octon, alors rural et totalement isolé au bord du Lac du Saligou. On trouve encore aujourd'hui à Octon, au XXIème siècle, l’un des villages de nudistes les plus fréquentés de France, et qui rend assez souvent hommage à son vénérable fondateur. Revenons à présent à la jeunesse post-coloniale de Paul Vigné d’Octon, et à son œuvre africaine qui, sans nul doute, généra sa passion pour le naturisme. Nous avons dit qu’Alphonse Lemerre, avec une belle abnégation, publia tous les romans de Paul Vigné d’Octon, en essuyant les calomnies et les injures. Tous les romans… sauf un seul ! On imagine que le pauvre éditeur s’arracha les cheveux et se rongea les ongles en lisant le manuscrit de « L’Amour et la Mort ». On imagine qu’il rendit le manuscrit à son auteur en lui disant quelque chose comme : - « Paul, je suis désolé, c’est vraiment très bien, mais je ne peux pas publier ça, ce serait le scandale, la saisie, le pilon, la fin de ma carrière. » Paul Vigné d’Octon démarcha donc d’autres éditeurs, et finit par intéresser Ernest Flammarion, le frère de l’astronome et occultiste Camille Flammarion. Après quelques jolis coups littéraires à la fin des années 1870, Ernest Flammarion traversait un passage à vide dans la dernière décennie du XIXème siècle, et n’était sans doute pas contre un petit scandale bien publicitaire. « L’Amour et la Mort » sortit donc chez Flammarion en fin d’année 1895, et soit que le titre eût paru trop innocent, soit que les adversaires de l’auteur comprirent qu’il valait mieux laisser croupir un tel livre dans l’indifférence que de prendre le risque de le faire connaître du grand public, le scandale tant attendu ne vint pas. Les ventes, cependant, ne furent pas trop mauvaises, puisque une deuxième édition vit le jour en 1899. Et pourtant, « L’Amour et la Mort » était une vraie bombe littéraire, au point même que son contenu hautement explosif peut encore aujourd’hui faire sauter au plafond les lecteurs les plus blasés. Est-ce seulement un roman d’ailleurs ? La forme même de l’ouvrage le place en dehors de tout : récit autobiographique, poème en prose, fantaisie onirique, expérience psychédélique, pornographie expérimentale, délire paranoïaque : il y a tout ça, dans « L’Amour et la Mort », tout cela réuni en un cocktail détonnant, enivrant, choquant, magnifique et déstabilisant. « Ce livre n’est ni un roman, ni un journal de voyages, ni un recueil d’impressions, mais un lambeau d’humanité, un morceau de vie vécue et surtout soufferte par celui qui l’écrivit » : C’est avec cette introduction, faussement paroissiale et mortifiée, que Paul Vigné d’Octon présente son récit, attribué à un "toubab" français dont le nom ne sera pas révélé, mais qui aurait senti la nécessité de confesser au soir de sa vie, précocement usée par la lubricité, tous les égarements auxquels il s’est livré. Le ton est cependant très éloigné de la confession ou même du témoignage, il faut peut-être même voir dans cet avertissement une simple prudence de l’éditeur : « L’Amour et la Mort »  est une création littéraire, et ne s’en cache pas. L’Afrique est ici présentée non pas telle que les colons ont pu la découvrir, mais comme une terre surnaturelle, où tout est régi par une mystérieuse force animiste qui n’autorise réellement que deux formes d’intervention humaine : le meurtre et la copulation. C’est fort problématique pour le narrateur, jeune officier colonial qui vient en Guinée afin d’occuper un poste qui ne nécessite pas, à la base, de se livrer à aucune de ces deux actions. Mais alors qu’il débarque sur les rives du Tellicari, fleuve imaginaire où est installée la colonie qu’il rejoint, il croise d’autres "toubabs", amaigris et jaunâtres, qui se traînent pitoyablement jusqu'au navire qu’il vient de quitter, afin de se faire rapatrier d’urgence en France. Le nouveau venu s’inquiète d’une épidémie, mais on le rassure. Ces hommes n’ont pas eu affaire à un virus, ils ont juste maladivement abusé du sexe avec les "moussos". Le narrateur ne peut y croire… Comment peut-on se mettre dans un état pareil, simplement en culbutant des indigènes ? Hélas, il n’en fera que trop tôt l’expérience, lui-même. Bien qu’étant un fonctionnaire zélé qui ne prête qu’une médiocre attention aux "moricaudes", comme il les appelle, le héros de ce roman va vite se retrouver bouleversé par l’audace et l’impudeur de ces demoiselles qui sont toutes très entreprenantes, très insistantes, très décomplexées et surtout, toujours prêtes à faire l’amour n’importe quand, n’importe comment, n’importe où. On serait tenté de voir là une vision raciste et condescendante, mais il faut se remettre dans le contexte des colonies françaises déjà bien installées en Afrique de l’Ouest dans les années 1880, bénéficiant d’une excellente qualité de contact avec les indigènes de cette région – ceux-ci reprendront d’ailleurs assez pacifiquement leur indépendance, et installeront avec nous ce partenariat économique très décrié que l’on a appelé la « Françafrique » . Ces colonies africaines représentaient, pour de jeunes fonctionnaires, un lieu d’attribution de postes très tentant, car pas trop éloigné de la métropole, et plus proche encore de l’Algérie, laquelle était encore en ce temps-là une destination de vacances très prisée par la bourgeoise française. Il en résultait que les colonies d'Afrique de l'Ouest étaient la destination la plus courue pour les fonctionnaires les moins taillés pour l’aventure. La mission était censée être particulièrement philanthropique (tout était à faire dans cette région très tribale, où l’on ne savait encore ni écrire ni compter) et pacifique (pas de poches de résistance ou de guérillas, comme au Maghreb ou au Moyen-Orient). Il n’en demeurait pas moins qu’en dépit de tout ce que le poste d’administrateur colonial pouvait avoir de tranquille et de routinier, le choc des cultures pouvait être violent, même s’il pouvait s’agir, comme ici, d’une douce violence. Car l’impudeur et la nymphomanie prêtées aux Africaines – dans ce roman, mais aussi dans beaucoup d’autres de la Belle-Époque - reflétaient surtout le puritanisme du Français moyen, et particulièrement, celui du jeune fonctionnaire ayant principalement mené une vie étudiante solitaire, et posant sur son environnement strictement français, le regard apaisé de celui qui ne perçoit pas ce que l’ordre social peut avoir de peu naturel. Ainsi, pour un Français, la femme idéale se devait d’être pure et chaste, droite et maternelle, vertueuse et distante, quelque chose de quasiment statuaire qui flattait l’ego plus que les sens. La découverte sur une terre inconnue de la femme africaine, décomplexée, directe, ne cherchant nullement à paraître angélique, fut pour beaucoup d’hommes la révélation d’une sexualité primitive qui outrageait la morale, mais répondait à un instinct sexuel venu du fond des âges. C’est un peu cette aventure là que conte Paul Vigné d’Octon, avec une frénésie poétique quelque peu fébrile, par le biais de trois rencontres indigènes déterminantes qui sont comme autant de révélations brutales de la chair et de ses pulsions. « L’Amour et la Mort » n’aurait cependant qu’un intérêt limité, s’il n’était d’abord une œuvre poétique, dépeignnt les Africaines comme une émanation surnaturelle de la terre d’Afrique elle-même : d‘adorables succubes, filles des quatre éléments, dont le charme résidait aussi dans une insouciance morale et libre, au service d’une existence principalement ponctuée de coucheries généreuses et volontaires. Avec une incroyable audace pour l’époque, Paul Vigné d’Octon décrit chaque rapport sexuel comme une sorte de communion avec la nature, où les animaux, les fleurs, la pluie, le vent, les vagues de la rivière proche, font l’amour en même temps, tout autour des amants qui s’ébattent. L’auteur reprend, pour chaque acte sexuel (et il y en a beaucoup dans ce livre), les mêmes formulations, les mêmes métaphores, le même bestiaire vrombissant ou copulant tout autour, la même flore luxuriante aux pétales caressés par le vent. Des descriptions intenses, lyriques et animistes, souvent riches en asphodèles et en cétoines (un scarabée scintillant de la famille des hannetons, d'ailleurs pas spécialement africain et même fort répandu dans le sud-ouest natal de Paul Vigné d’Octon), tout cela célébrant l’amour et le sexe en une symphonie instinctive du vivant. Ces répétitions presque mot pour mot d’un paragraphe à l’autre ont valu de nombreuses critiques à Paul Vigné d’Octon, dont certains jugeaient le style limité. Il est plus probable qu’il ait tenté verbalement d'exprimer quelque chose d’hypnotique et de répétitif, de même nature que les rythmes des tams-tams ou de certains rituels séculaires et immuables qui marquaient les coutumes africaines. Mais il est vrai que ces abondantes expérimentations symbolistes, même si elles ne sont pas à proprement parler gênantes pour la lecture, laissent parfois le lecteur dubitatif quant à leurs intentions. Le roman se termine sur le mariage protocolaire et forcé du narrateur avec M’balou, la fille du chef du village de Kitao, âgée d’à peine douze ans, et dont « la calebasse n’est pas mûre ».  Ne pouvant refuser "politiquement" cette union, mais ne se résignant pas à l’honorer malgré la grande insistance de sa nouvelle épouse, qui ne veut plus rester enfant et se sent offensée d’être rejetée, le narrateur appelle au secours Sorna, celle qui fut sa première amante à son arrivée en Afrique, laquelle procède avec M’balou à un échange de sang censée lui « mûrir » plus vite la « calebasse ». Finalement, avec l’appui de Sorna, désormais seconde épouse officielle, le narrateur parvient à remplir son devoir conjugal avec M’balou, mais perpétuellement sollicité par ces deux jeunes femmes aussi insatiables l'une que l'autre, il finit deux ans plus tard par mourir d’épuisement sexuel entre leurs bras. Le manuscrit originel du "toubab" se terminant alors à la veille de son trépas, Paul Vigné d'Octon nous raconte lui-même la fin de l’histoire : enterré avec tous les honneurs, le défunt colon est l’objet d’un culte fervent rendu par ses deux veuves, qui lui portent chaque jour de la nourriture sur sa pierre tombale, et viennent un jour chacune pour accoucher, accroupies sur la tombe du disparu, de l’enfant qu’il a fait naître en elles. « L’Amour et la Mort », semblables et entremêlés du début à la fin de ce récit, est un roman qui serait encore plus impubliable aujourd’hui qu’à l’époque de sa rédaction. On aurait cependant tort d’y voir une démarche raciste ou bassement pornographique. Dans l’ensemble, ce récit exprime cette fascination pour la chair libre et épanouie qui mènera bien plus tard Paul Vigné d’Octon à sa passion pour le naturisme. Ici, la couleur de peau est celle qui naît spontanément d’une terre sauvage, rien de plus, mais cette peau est saine, chaude, vivace, aspirant à des plaisirs qui ne s’encombrent d’aucune morale. Dans ces corps insatiables, les colons français meurent moins de l’ensauvagement que de la fébrilité du mode de vie occidental qui ne les avait pas préparés à ce lâcher-prise des sens. Qu’il le pratique avec réticence ou avec frénésie, le narrateur ne vit jamais le sexe comme la simplicité évidente avec laquelle les filles d’Afrique le ressentent. C’est cette retenue qui mine sa santé. Il meurt au final de ne pas vouloir s’être laissé guider, et de ne jamais cesser de se percevoir lui-même comme un pervers en situation d’addiction ou de pêché mortel. Pour toutes ces raisons, « L’Amour et la Mort » est un roman bien plus sain et humaniste qu’il ne le paraît, et il préfigure, avec presque un siècle d’avance, la révolution sexuelle et l’aventure hippie des années 60-70. Le tort de l’écrivain aura peut-être été d’avoir voulu signer un roman à la première personne, pour des raisons immersives, mais qui donnent aux appréhensions premières de son héros un caractère raciste et méprisant, qui est bel et bien celui du personnage mais non pas celui de l’auteur. Ce problème se serait beaucoup moins posé si l’auteur avait écrit son roman à la troisième personne, en gardant une certaine distance ironique avec son personnage. Aussi, tel qu’il est rédigé, « L’Amour et la Mort » fera encore les délices des amateurs de littérature érotique, audacieuse et inconvenante, mais il ne faut pas se dissimuler que ce roman contient des passages assez souvent choquants, voire franchement révoltants, selon les critères rétrogrades de la société occidentale de ce premier quart du XXIème siècle. Il faut voir au-delà pour apprécier ce livre à sa juste valeur, à la condition, bien sûr, que l'on dispose de l’intelligence nécessaire.    

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