top of page

VICTOR MARGUERITTE - « Prostituée » (1907)




Les frères Paul et Victor Margueritte furent parmi les auteurs les plus populaires de la Belle-Époque. Tous deux représentèrent la dernière génération de l’école Naturaliste. Familier et proche d’Edmond de Goncourt, - au contraire de son frère, qui était pourtant le plus naturaliste des deux -, Paul Margueritte fut un des premiers sociétaires de l’académie Goncourt, fondée en 1897, par exécution testamentaire d’Edmond de Goncourt, disparu l’année précdente. Les deux frères commencèrent à écrire ensemble dès 1896, avec un premier recueil de nouvelles, « La Pariétaire », qui reste une merveilleuse évocation de ces dernières années du XIXème siècle. On trouve dans leurs premiers livres quelques unes des préoccupations féministes qui les hantent, spécialement liées à l’équité des droits notamment face au mariage, à une époque où une femme est totalement dépendante financièrement de son mari et ne possède pas même le droit d’ouvrir un compte en banque. Les frères Margueritte seront donc les premiers écrivains français à militer activement pour l’égalité des droits hommes/femmes, en faisant, comme Zola, une démonstration par l’exemple via leurs romans. Catholique de gauche pratiquant, Paul Margueritte voulait surtout honorer les mères et les épouses vertueuses. Athée, Victor Margueritte prétendait défendre toutes les femmes sans aucune distinction. C’est, entre autres, cette incompatibilité qui amèna les deux frères à cesser leur collaboration à partir de 1906. Paul, par ailleurs, avait déjà publié quelques livres en solitaire, dans un esprit plus paroissial et plus moral. Ses deux filles, Lucie-Paul et Ève-Paul, elles-aussi femmes de lettres, signeront séparément quantité de romans lacrymaux parfaitement désuets, et ne restent dans la postérité que pour avoir été les premières traductrices, en 1920, du « Dracula » de Bram Stoker. Victor Margueritte, de son côté, n’avait jamais rien écrit sans son frère, quand il se lança en 1907 avec « Prostituée », un ouvrage en deux tomes, qui sera par la suite réédité en un seul. D’abord publié par Flammarion, Victor Margueritte sera par la suite et jusqu’à sa mort publié par Albin Michel, un jeune éditeur alors moderne et progressiste qui fonde la maison qui porte son nom en 1902, laquelle deviendra dans les années 20 l’une des maisons d’éditions les plus "modernes", la première notamment à lancer une collection de romans étrangers pour faire découvrir au public français la littérature du monde entier. Victor Margueritte aura donc l’honneur d’être le doyen des écrivains publiés par Albin Michel, et de continuer à connaître un grand succès pendant les Années Folles, alors que la prose gentillette de son frère, lequel meurt prématurément en décembre 1918, tombera très vite dans l’oubli. « La Garçonne », roman-manifeste féministe publié en 1922, racontant l’histoire d’une jeune femme artiste qui s’affranchit d’un fiancé infidèle pour vivre une vie de "garçon", centrée sur sa carrière et collectionnant les amants mais aussi les amantes, provoquera un tel scandale que le gouvernement reprendra à l’auteur la Légion d’Honneur qu’on lui avait accordé pour ses hauts faits d’armes durant la Première Guerre Mondiale. Par solidarité avec Victor Margueritte, Anatole France rendra aussi sa médaille de la Légion d'Honneur. Ce scandale national, qui aura comme effet de faire un best-seller du livre que l'on voulait proscrire, provoquera la mode iconique des coupes de cheveux "garçonnes", et du style androgyne de celles qui l’adopteront. Traduit dans le monde entier, « La Garçonne », dans sa version américaine, tombera entre les mains d’une certaine Louise Brooks. On connait la suite… Ce succès phénoménal de « La Garçonne » a beaucoup occulté les autres œuvres de Victor Margueritte, y compris « Ton Corps est à Toi » (1929), superbe plaidoyer contre l’enfantement quasiment obligatoire enjoint aux épouses, ou « Le Bétail Humain » (1920), autre dissection naturaliste impitoyable sur les mauvais traitements que l’on infligeait aux femmes obligées d’abandonner leurs enfants, fussent-ils la progéniture d’un viol (l’avortement n’était pas médicalement possible à cette époque, et l'usage des aiguilles à tricoter pouvait provoquer des hémorragies mortelles). Victor Margueritte a grandement milité pour la cause féministe. L’émancipation de la femme, sa liberté financière, sa liberté de vivre sans hommes, et même sa liberté de voter et de participer démocratiquement à tous les choix politiques, seront ses principales thématiques, même si l'auteur croyait encore dans le couple, considèrant que les femmes ne veulent voler de leurs propres ailes que parce que trop d’hommes songent à les leur rogner. Il défendait l’idée que c’est moins par volonté de domination que par besoin de se rassurer sur lui-même que l’homme tient à restreindre les libertés des femmes, et que par conséquent, sa force virile n'est qu'une faiblesse masquée. Traumatisé par ses propres années de guerre, fils d’un général tué lors de la guerre franco-prussienne de 1870, Victor Margueritte consacra ses dernières années de vie à militer pour la paix, voire même pour l’Occupation. En ce sens, il rejoint très tôt la cause du Maréchal Pétain, ce frère d’armes qui connut lui aussi l’horreur des tranchées. Victor Margueritte n’aura hélas pas le temps de regretter ce choix peu inspiré. Il meurt de vieillesse en mars 1942 dans sa petite maison des environs de Vichy, d’où, sans doute, il ne percevait le conflit mondial d’un point de vue trop confortable. Il semble avoir tout ignoré de la persécution des Juifs et de la Solution Finale envisagée par Hitler. Néanmoins, considéré comme un écrivain pétainiste et collaborateur (ses articles et ses essais pacifistes furent abondamment diffusés, sans son autorisation, par l’occupant allemand afin de décourager la Résistance), Victor Margueritte connut une longue période de bannissement du panthéon littéraire français, dont seules les quelques adaptations cinématographiques de « La Garçonne » parvinrent à tirer ponctuellement son nom. Pourtant, même s’il faut reconnaître que c’est un écrivain volontiers inégal qui, à côté de quelques chefs d’œuvre militants, s’est aussi abîmé dans de sinistres navets peu inspirés, Victor Margueritte reste le pionnier d’un féminisme intelligent et argumenté – un peu trop sans doute pour celles qui prétendent aujourd’hui en reprendre le flambeau -, incitant ses lecteurs à reconsidérer l’image condescendante qu’ils se font des femmes, et à culpabiliser du mal qu’ils peuvent parfois leur faire involontairement. Pour Victor Margueritte, la femme a raison de chercher le bonheur là où la Bible le défend, et encore plus raison de le chercher loin de l’homme quand celui-ci le lui refuse. « Prostituée » est donc la première pierre de cette œuvre militante, égalitaire et humaniste, et sur bien des points, c’est un roman plus dur, plus âpre, plus scandaleux que tout ce qu’a pu écrire par la suite Victor Margueritte. On peut paraître surpris que ce roman n’ait pas fait autant de vagues que « La Garçonne ». Sur bien des points, il est bien plus féroce envers la domination masculine. Mais il se trouve que si ce roman était novateur dans sa forme, il s’inscrivait dans une certaine tradition naturaliste et feuilletonesque : le portrait déliquescent des bas-fonds de la société, y compris donc du milieu sordide de la prostitution, était alors une figure littéraire imposée. Le premier roman de Victor Margueritte bénéficia de ce malentendu, et il fallut bien des années pour en mesurer la subversion. Car le roman ici traite des existences séparées de deux jeunes filles des quartiers populaires de Paris, qui ne se connaissent que de vue, mais qui, à quelques mois d’intervalle, deviennent toutes deux serveuses dans une même brasserie, dont le tenancier Raoul Dumès est ce que l’on appellerait aujourd’hui un prédateur sexuel. Mal marié à une épouse mollasse et père d’un enfant idiot, Raoul Dumès ne vit que pour sa brasserie et surtout pour ses serveuses, qu’il choisit jeunes, pauvres et inexpérimentées. Les prenant paternellement sous son aile, n’hésitant pas à leur donner des avances sur leurs salaires si elles sont criblées de dettes, il se montre le plus adorable des employeurs et se rend vite indispensable auprès d’elles, jusqu’à leur mettre le marché en main : ou elles deviennent sa maîtresse, ou il les renvoie dans la minute, solde de tout compte. La tactique est brutale, mais les jeunes filles sont déjà suffisamment dans un esprit de reconnaissance envers lui, et lui cèdent facilement. La jeune Rose Desbois, notamment, ayant fui une famille où on la battait et on la violait, trouve l’arrangement proposé par Raoul assez positif, et y voit même candidement de l’amour timide de sa part. Hélas, face à cette jeune fille offerte, Raoul ne se montre pas précautionneux. Au bout de quelques mois, Rose tombe enceinte. Raoul en est furieux et la chasse, de peur que sa femme apprenne le scandale. Il remplace avantageusement Rose par Annette Sorbier, une jeune femme plantureuse, déjà bien délurée par nature, qui accepte les avances de Raoul avec un peu le même esprit pratique que lui. Si elle prend garde à ne pas tomber enceinte, elle finit par remarquer des tâches étranges sur sa peau : ce sont les premiers symptômes de la syphilis, la "chaude-pisse", une maladie vénérienne alors difficile à soigner, et mortelle si elle était identifiée trop tard. La syphilis faisait des ravages au XIXème siècle, et on en imputait la responsabilité aux prostituées. Or, déclame Victor Margueritte, qui donc transmettait cette maladie aux prostituées ? Leurs clients, les hommes ! Les hommes malpropres, à la vie sexuelle perverse ou dissipée. C’est la misère qui pousse une jeune femme à se prostituer, alors qu’aucun homme multipliant les conquêtes sans aucune protection ne le fait pour survivre ! Ainsi assiste-t-on aux tragiques chemins de croix de Rose et d’Annette, et surtout à celui de Rose qui ignore sa maladie, et qui la transmet à son enfant dont elle accouche dans des conditions sordides, alors que, dans la misère la plus noire, elle en est réduite à se prostituer dans un hôtel de passe à des clients ayant du goût pour les femmes enceintes. L’enfant naît maladif et ne survivra que quelques années, laissant Rose dans une détresse sans nom. Annette, plus mûre, plus intelligente, choisit sciemment de devenir une "pierreuse", une prostituée de rue indépendante, ce qui lui vaut de nombreux problèmes avec la pègre mais aussi avec police, notamment avec un agent qui la traque et rêve de la violer. Annette et Rose se croisent une dernière fois dans une prison spéciale pour prostituées infectées, gérée par une congrégation de religieuses, où chacune subit en plus des humiliations quotidiennes par les gardiennes ou par les bonnes sœurs, le harcèlement continu des prostituées lesbiennes ou bisexuelles, que le manque de sexe rend à demi-folles dans cet enfer clos. Néanmoins, cette arrestation permet à Annette d’être diagnostiquée avec exactitude par un médecin carcéral qui lui donne un traitement à la pénicilline. Celui-ci l’envoie à sa sortie chez un collègue, Lormoy, un brave médecin qui n’a pas de mépris pour les filles de la rue. Annette lui révèle alors qu’elle a été contaminée par Raoul Dumès. Aidée d’un ami avocat, Montal, spécialisé dans la défense des prostituées, ils tentent sans succès d’amener Raoul Dumès à se soigner, mais celui-ci est dans le déni absolu de sa maladie, et continue à contaminer ses innocentes serveuses même lorsque son fils décède de la syphilis qu'il lui a transmise. Aucune loi ne permet d’arrêter Raoul Dumès, il n’est pas lui-même un consommateur de prostituées : il contamine des filles qui ne le sont pas, mais qui, une fois syphilitiques, sont regardées par l’ensemble de la société comme des prostituées, et n’ont aucune chance de pouvoir travailler honnêtement ni de se trouver un mari. Elles sont contraintes à se prostituer pour survivre, et à devenir ce que la société veut obstinément qu’elles soient. C’est contre cette injustice-là que luttent Lormoy et Montal, qui, après avoir vu mourir Raoul Dumès, à son tour atrocement terrassé par la maladie sous le regard méprisant de sa femme, qui elle fut heureusement soignée à temps, rêvent tous deux d’un avenir meilleur où l’on ne rendra plus les femmes responsables des crimes des hommes, et où la syphilis sera efficacement combattue dès lors qu’on ne verra plus en elle une maladie qui témoigne forcément de la vie honteuse de celles qui la contractent. Pour Rose, il sera hélas trop tard : la maladie est diagnostiquée trop tard, une partie de ses capacités intellectuelles sont détruites. Alcoolique et paranoïaque, elle se met en ménage avec une bande de voyous qui l'exploitent sans vergogne. Lors d'une descente de police dans leur planque, Rose, pris d'une crise de folie, s'empare d'une arme et abat un policier. L'un de ses collègues sort son arme et lui loge une balle en pleine tête. Le destin de Rose s'arrête ici. Annette parvient à guérir sans la moindre séquelle, mais ce ne serait que partie remise si son physique avantageux et son adaptabilité ne lui permettaient de devenir rapidement une cocotte parisienne, qui ne fraye qu’avec le meilleur monde. C’est sa manière à elle de dépasser le péril qui la guettait fatalement. Son exemple rappelle que dans cette société qui se veut morale et exemplaire, la vraie liberté se trouve bien au-delà des lois et de la morale, et que la vraie richesse n’est réservée qu’aux pauvres de scrupules. Roman militant et engagé, « Prostituée » peut être regardé comme le tout premier roman féministe français, même si le mot "féminisme" n’y est jamais employé, en partie parce que le vrai sujet, c’est d’abord la syphilis et la manière dont on en rendait alors la prostitution systématiquement responsable de cette épidémie. Il n’empêche, il s’agit bien de dénoncer l’iniquité et la malhonnêteté de la société chrétienne et masculine envers une catégorie de femmes qui ne font que tenter de survivre à la misère, et auxquelles on reproche – précisément – de vouloir survivre. Pour Victor Margueritte, il n’y a pas à tergiverser : l’homme est coupable de son manquement envers la femme, car la prostituée est une femme comme les autres, plus méritante même que beaucoup d’autres par les déboires et les humiliations qu’elle subit de la part des "honnêtes gens". La prostituée peut aimer un homme, elle peut rêver au bonheur et donner la vie, exactement comme n’importe quelle femme, et chaque homme qui la souille, chaque homme qui abandonne ses responsabilités envers elle, se fait le complice hypocrite et lâche de ses malheurs et de ses indignités. Si aujourd'hui, la syphilis est totalement éradiquée, la prostitution existe toujours, et elle est même bien plus encore proscrite aujourd'hui qu'elle ne l'était au XIXème siècle. Tout cela assure encore à ce roman pourtant désuet sur certains plans une pertinence aussi cruciale que regrettable.

コメント

5つ星のうち0と評価されています。
まだ評価がありません

評価を追加
Post: Blog2_Post

© 2022 par Mortefontaine. Créé avec Wix.com

bottom of page