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VICTOR TISSOT & CONSTANT AMÉRO - « Aventures de Trois Fugitifs » (1881)


Bien qu’il soit aujourd’hui bien oublié, voire même ouvertement conspué, l’écrivain et journaliste Victor Tissot joua probablement un rôle assez crucial dans la réconciliation progressive de la France et de l’Allemagne. Ce grand voyageur fort curieux de l’Europe centrale et l’Europe de l’Est, parvint à faire publier, dans une France germanophobe et martyre de la défaite de 1870, ses nombreux récits de voyage en Allemagne, via l’éditeur populaire Édouard Dentu, célèbre pour ses audaces éditoriales et son goût prononcé pour le scandale hautement rémunérateur. Victor Tissot avait un avantage sur tous les hommes de lettres français : il était suisse, donc neutre, ce qui faisait qu’aucune porte ne se fermait devant lui, et qu’il n’inspirait aucune méfiance. Devant un français vaincu et amer, les Allemands se seraient montrés plus réservés. Pourtant, tout suisse qu’il était, Victor Tissot était le contraire absolu d’un citoyen neutre et objectif. Non seulement, il avait des idées très arrêtées sur chaque pays qu'il visitait, mais il faisait preuve d’une propension à défendre, sans le moindre souci de cohérence, les idées dans l’air du temps, même si cela confinait assez souvent à la xénophobie : une xénophobie opportuniste, souvent à géométrie variable, puisqu’il pouvait parfaitement se répandre en propos odieux sur une ethnie dans un ouvrage, et encenser cette même ethnie dans l’ouvrage suivant. Ajoutons aussi que Victor Tissot était autant un observateur rigoureux qu’un touriste de base ayant des curiosités triviales, passant aisément d’une cathédrale sublime à la rue des bordels, ou bien du cloaque des prisons locales à une analyse poussée de la libido particulière de la faune féminine locale, testée et approuvée par ses soins. Tout cela fait de Victor Tissot un globe-trotter peu fiable, mais néanmoins méthodique et très observateur. Mais ce que l’on sait moins, c’est qu’il fut aussi un romancier, même s’il ne fut jamais un romancier solitaire. Dès 1878, il s’acoquina avec Constant Améro, un publiciste qui, apparemment, n’écrivait que par délassement, tout comme son épouse qui signait simplement Mme Constant Améro. Un feuilleton aristocratique, « Les Aventures de Gaspard van der Gomm » (1879), marqua le début enthousiasmant de leur collaboration. C’est cependant autour d'un roman ouvertement tourné vers un public adolescent (Constant Améro a beaucoup écrit d’ouvrages pour la jeunesse), que les deux hommes vont collaborer à nouveau pour un roman d’aventures magistral, fort inspiré de Jules Verne, et basé principalement sur des archives glanées en Sibérie durant le long voyage en Russie que Victor Tissot fit l’année précédente. Victor Tissot préparait alors son ouvrage « La Russie et les Russes », qui ne paraîtra qu’en 1884. Sans doute avait-il déjà compris que son livre serait très volumineux simplement en contant son voyage de Berdytchiv à Moscou. Il confia donc à Constant Améro le soin de tirer de toutes ses notes sur la Sibérie, et sans doute aussi de ses premiers jets rédactionnels, de quoi faire un roman d’aventures. Sous-titré « La Vie en Sibérie », le roman « Aventures de Trois Fugitifs » fut donc publié en 1881, mais ne rencontra qu’un succès commercial modéré (Il n'existe apparemment que deux éditions). Victor Tissot et Constant Améro nous font pénétrer dans la Russie des années 1880, une Russie autoritaire et paranoïaque qui, sur bien des plans, malgré le fait que les tsars y règnent encore, est extrêmement semblable à la Russie des XXème et XXIème siècle, telle qu’elle nous est familière. Si Lénine n’est encore à cette époque qu’un enfant, le régime des tsars connait déjà, depuis une quinzaine d’années, une opposition marxiste durement réprimée et qui sera désignée jusqu’en 1917 comme constituée de « nihilistes », tant l’utopie politique, dans ce pays encore lourdement traumatisé par les tentatives d’occidentalisation brutale menée par le tsar Pierre le Grand au début du XVIIIème siècle, ne peut envisager toute idéologie nouvelle que comme une tentative de destruction de l’identité russe. On se méfie alors particulièrement des intellectuels. C’est ainsi que, bien loin d’être pourtant un conspirateur, le poète Davidoff, professeur de littérature slave à l’Université de Saint-Petersbourg, est arrêté par les autorités du tsar pour avoir organisé ponctuellement des soirées chez lui, entre érudits et étudiants, où l’on discutait de tout, y compris de politique. Bientôt, sa fille Nadège, puis, quelques mois plus tard, son fiancé, Yégor Séménoff, sont arrêtés et déportés dans une sorte de village pénitentiaire situés dans la ville d’Irkoutsk, au sud de la Russie, à moins d’une centaine de kilomètres de la frontière avec la Mongolie. Torturé en dépit de son âge avancé, Davidoff est devenu complètement aveugle, et perd une partie de son discernement. Entièrement à la charge de sa fille Nadège, le vieil homme est un poids mort difficile pour la jeune femme qui, comme tous les prisonniers d'Irkoutsk, doit travailler la majeure partie de la journée. Heureusement, Nadège a adopté un enfant orphelin errant de la ville, Ladislas, dont elle a fait son petit frère, et qui l’assiste quotidiennement dans la gestion du ménage. Une fois qu’il est parvenu à les retrouver, Yégor s’installe quasiment avec eux. Il sympathise aussi avec M. Lafleur, un français dont on ne connaîtra jamais le prénom, exilé volontaire, chargé d’orchestrer les chorégraphies des ballerines russes à l’opéra d’Irkoutsk. Lafleur est pourtant moins un chorégraphe qu’une sorte de dandy aventurier à l’humour ironique, ayant exercé mille métiers lors de nombreux voyages à travers le monde. Cependant, rapidement, la santé de Davidoff décline et bientôt le vieillard s’éteint, non sans avoir confié Nadège et Ladislas à Yégor. Pour les trois survivants, la perspective de l’avenir est néanmoins sinistre dans ce camp de travail où, précisément parce qu’il ne leur est rien reproché de précis, leur réclusion peut durer indéfiniment. À cela s’ajoute pour Yégor une inimitié qu’il redoute : lors de son arrestation à Saint-Pétersbourg, il s’était heurté à la rudesse procédurière du maître de police, nommé Yermac, et lui avait craché à la figure. Se réservant le droit de longuement torturer ce prisonnier, Yermac avait été désagréablement surpris d’être dessaisi du prisonnier Yégor Séminoff par un supérieur hiérarchique qui avait pleinement mesuré la valeur intellectuelle de Yégor, et l’avait embauché comme « prisonnier-secrétaire » dans sa ville natale à Irkoutsk. Yermac avait fulminé, puis demandé sa mutation à Irkoutsk, qu’il avait finalement obtenu quelques mois plus tard. Yégor constate avec inquiétude la détermination de cet ennemi qui, même s’il est un fonctionnaire discipliné qui ne ferait rien d’illégal, est prêt à mettre tout en œuvre pour arrêter Yégor à la moindre occasion. Il faudrait fuir, mais où ? La Mongolie semblerait la destination la plus logique, mais dans un pays asiatique dont ils ne parlent pas la langue, où ils seraient les seuls caucasiens aisément repérables, et où par convention, la police russe était autorisée à les poursuivre, ils ne pourraient se cacher bien longtemps. Une aide inespérée va leur venir de Lafleur. Celui-ci, las de son métier de chorégraphe, a demandé une autorisation pour rentrer en France, qui lui a été refusée pour des motifs politiques. Aussi est-il décidé, lui aussi, à s’évader. Mieux, il bénéficie de beaucoup de relations à Paris, où il pourrait chaudement appuyer une demande d’asile politique pour Yégor, Nadège et Ladislas. Il serait hélas inutile de s’aventurer vers l’ouest en direction de l'Europe, car le camp d’Irkoutsk dispose d’une police montée de Cosaques qui rattraperaient aisément n’importe quels fuyards. Dès le départ, il apparait crucial d’imposer une énorme distance à  leurs poursuivants en s’évadant dans un petit bateau par le biais du fleuve Angara, qui coule à Irkoutsk en direction du nord. Ensuite, on traverserait la Sibérie en direction de sa pointe nord-est, en terre iakoute, jusqu’à Anadyr, ville portuaire et marchande, où il sera alors facile de s’embarquer et de gagner l’Alaska. Le projet est fou, désespéré même, mais chacun préfère mourir en tentant de retrouver sa liberté plutôt que de croupir à Irkoutsk. L’expédition est préparée avec minutie. On se procure grâce à Lafleur armes, munitions, vêtements chauds, et victuailles – pour quelques jours, car après, il faudra ponctuellement chasser le gibier sur les rives pour renouveler les vivres. De même que les trois mousquetaires sont quatre, les trois fugitifs sont également quatre, puisque le français Lafleur, dont la présence est appréciable mais n’a d’autre fonction dans le récit que de présenter aux lecteurs un personnage familier en lequel ils peuvent se reconnaître, partage l’aventure des trois fugitifs russes jusqu’à son dénouement. Les évadés seront finalement cinq, car bien entendu, Yermac se lance dès le lendemain sur la piste des fuyards, même s’il est rapidement abandonné par ses Cosaques, qui comprennent que l’avance considérable prise par les évadés risque de les emmener fort loin. Néanmoins, déterminé jusqu’à la rage et certain que force doit rester à la loi, Yermac décide de traquer seul, à cheval, Yégor et ses amis, en requérant de temps à autres l’aide de soldats locaux de bases militaires ou de camps de police pour faire la chasse aux fuyards. Il parvient même à les devancer pour leur tendre une embuscade, mais tombe nez à nez avec une meute de brigands dont le chef n’est autre que son propre fils, dont il était sans nouvelles depuis plusieurs mois. Toujours esclave de son rigorisme, il juge que son fils unique étant un brigand, son devoir est de le tuer à l'instant même. Mais si le jeune homme est tétanisé face aux intentions meurtrières de son père, il n’en va pas de même de ses comparses, qui abattent Yermac et le laissent pour mort dans ce lieu qui, par ailleurs, regorge d’ours qui seront vite attirés par l’odeur du sang. Yermac n’est que blessé, mais sous cette température négative, alors que la neige tombe sans cesse, il est vite immobilisé par la glace, tandis que déjà plusieurs ours s’approchent de lui. Ce sont finalement Yégor et Lafleur qui le sauveront, sans tout d’abord le reconnaître, venant spontanément en aide à une personne en détresse. Puis une fois qu’ils ont identifié puis soigné leur redoutable ennemi, ils n’ont d’autre choix que de l’emmener avec eux. Hélas, Yermac, affaibli, s’il est conscient de ne plus désormais pouvoir se passer de l’aide de ceux qu’il traquait, passera son temps à essayer de les trahir ou de les signaler à diverses autorités, voire même à des bandits. Malgré l’inévitable amitié qui naît entre des hommes qui côtoient ensemble la mort quotidiennement, durant un long périple où chacun a en permanence besoin des autres, et même lorsqu’il retrouve son fils repenti et agonisant, après avoir été blessé en délivrant le jeune Ladislas d’indiens iakoutes qui l’avaient enlevé, Yermarc ne veut pas admettre que les quatre évadés soient des hommes de valeur puisque l’Empire Russe les a traités en criminels. Jusqu’au bout, il espère qu’une rencontre fortuite lui permettra de faire arrêter Yégor et ses amis. Mais quand finalement, après des mois à affronter les terres glacées de Sibérie, les évadés arrivent à Anadyr et y croisent, par le plus grand des hasards, le beau-frère de Yégor, capitaine d’un navire de transport international, qui se propose, à présent que ses marchandises sont déchargées, d’emmener Yégor et ses compagnons jusqu’à un port français, Yermarc comprend que rien ne peut plus arrêter les évadés, qui vont rapidement sortir des eaux territoriales. Lui-même ne peut pas se permettre de revenir bredouille à Irkoutsk après avoir abandonné son poste depuis de nombreux mois. Il n’a donc d’autre choix que de s’embarquer lui aussi pour la France, comme le lui suggèrent amicalement Yégor et ses amis, afin de pouvoir y refaire sa vie. Mais incapable d’admettre son échec ou de vivre loin de son pays, Yermarc se suicide à la faveur de la nuit en se jetant dans la mer glacée. « Aventures de Trois Fugitifs » est donc un excellent roman d’aventures, aussi imaginatif et aussi pédagogique que ceux de Jules Verne, dont les auteurs reprennent la formule globale, mais dans une perspective plus réaliste, visant davantage un public de jeunes adultes. Constant Améro se révèle un conteur brillant, sobre mais précis, avec un grand sens de l’action et du récit atmosphérique. Ainsi, ce long cheminement dans une terre glacée fascinante, quoique morne, n’est jamais ennuyeuse, en grande partie de par le talent narratif de Constant Améro, mais aussi grâce aux nombreuses informations apportées par Victor Tissot sur l’aspect des forêts sibériennes, des congères, des icebergs au milieu du fleuve (qu’il désigne d’ailleurs par le terme désuet, même en son temps, de "toroses"). Si les deux plumes sont aisément reconnaissables tant elles sont différentes, elles se marient avec une grande complémentarité, Victor Tissot se montrant d’autant plus efficace sur le plan documentaire et scientifique qu’il n'a pas à se préoccuper de satisfaire, selon ses habitudes, les bas-instincts voyeuristes de ses lecteurs. Sa description de l’immensité sibérienne est d’un grand réalisme. Sa connaissance de la végétation, des forêts, des fleuves et des villes ne souffre aucune inexactitude : le lecteur est véritablement plongé dans un paysage à la beauté sauvage et dangereuse, où les cinq héros enchaînent des mésaventures et des périls parfaitement crédibles. Évidemment, donner des couleurs chatoyantes à une terre enneigée parsemée d’arbres noirs était mission impossible, mais l’immersion est véritablement passionnante, même quand on goûte peu les paysages polaires. Même si l’intrigue est basique, et les personnages principaux peu approfondis, le personnage de Yermarc, qui dissimule, derrière son obéissance aveugle aux lois, une jalousie et une rancune envers un homme à la fois plus intelligent et plus juste que lui, et la manière dont il s’enfonce dans une posture morale dont il ne peut plus s’échapper, témoigne avec beaucoup de sagacité, de cette fierté intégriste, excessive à nos yeux, propre à l’âme russe. Victor Tissot et Constant Améro dressent ici le portrait d’un homme qui est véritablement l’incarnation de la Russie éternelle dans toute sa farouche détermination. Yermarc croit au bon droit de la loi tsariste, comme ses descendants soviétiques croiront que le communisme est un doctrine politique idéale, comme Vladimir Poutine pense aujourd’hui que la Russie ne peut pas perdre la guerre en Ukraine. Et pourtant, Yermarc n’est pas non plus un fanatique incapable de différencier le Bien du Mal, il est sensé, logique, réfléchi, capable d’empathie et même d’émotions. Mais au centre de tout son être, règnent en maîtres la certitude du devoir qui doit être accompli et le rejet de toute réflexion, de toute remise en question, aussi pertinente soit-elle, puisque changer d’opinion est une faiblesse, reculer est une faiblesse, négocier est une faiblesse, et que toute faiblesse est indigne. En ce sens, « Aventures de Trois Fugitifs » n’est pas seulement un palpitant roman d’aventures : c'est un portrait étonnamment vrai, étonnamment juste, de la mentalité sans concession d’une civilisation russe confrontée depuis toujours à l’hostilité de son environnement, et qui n’a pu le dompter que par une volonté inflexible et sacrificielle, transmise de générations en générations depuis des siècles, et dont la force brutale nous effraye depuis finalement très longtemps, à tort ou à raison.

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