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HENRY DE KOCK - « Mademoiselle Ma Femme » (1864)


Rééedition de 1897, chez Calmann-Lévy, via le tirage de chez Girard & Boitte
Rééedition de 1897, chez Calmann-Lévy, via le tirage de chez Girard & Boitte

« Certains croient que le talent est héréditaire. Les autres n’ont pas d’enfants ». Cette célèbre boutade de Marcel Achard s’applique pafaitement à la littérature française, où bien que, durant deux siècles, le métier d’écrivain fut honoré et considéré, il y eut assez peu de dynasties familiales d’hommes de lettres ou d’écrivains. La littérature est peut-être un art trop personnel pour pouvoir être transmis. Elle ne repose pas sur une méthode ou un enseignement. Aussi, l’écrivain est assez souvent un homme seul, même quand le succès lui est favorable. Beaucoup d’auteurs à succès ont utilisé leurs bénéfices pour s’acheter un château dans une campagne plus ou moins isolée. Dans d'aussi vastes propriétés, même en étant père de famille, l’écrivain pouvait fuir les siens ou se terrer dans une bibliothèque. Il y eut cependant de notables exceptions, comme René Bazin et son neveu Hervé, Paul Féval et son fils homonyme, et enfin, Paul de Kock, et son fils, Henry de Kock. Cet exemple est peut-être le plus notable, car rarement un père et son fils auront autant creusé un même sillon. Leurs deux carrières s’étalent sur 80 ans, et chacun peut s’être vanté d’une œuvre prolifique, populaire, fort goûtée par le public, et néanmoins d’une grande rareté, encore aujourd’hui. Ces deux écrivains ont pourtant vendu plus d’une centaine de milliers d’exemplaires de leurs romans. D’où vient qu’ils soient aussi difficiles à trouver de nos jours ? Et encore, Paul de Kock a bénéficié d’une tardive réédition de ses œuvres complètes chez Jules Rouff. Henry de Kock n’a même pas eu cet honneur. Il faut croire que leurs nombreux romans, drôles, légers et attendrissants, n’étaient pas le genre de livres que l’on revend après lecture chez le bouquiniste. Ils ont sans doute été beaucoup lus, relus, transmis de génération en génération, jusqu’à dislocation complète du volume. L’appellation d’origine contrôlée « de Kock » est donc devenue l’un de ces grands crus, dont on cherche désespérément les bouteilles encore en circulation chez les sommeliers. Malgré un penchant volontiers pour la gauloiserie et la farce, ils représentent toujours aujourd’hui auprès des connaisseurs l’essence de l’esprit caustique français du XIXème siècle. Pourtant comme leur patronyme l’indique, la lignée de Paul et Henry de Kock venait d’un autre pays que la France : la Hollande, où le patriarche Jean Conrad de Kock, banquier de son état, eut l’idée peu inspirée de s’exiler à Paris en 1787. Lui et son épouse suisse fuyaient alors une crise politique majeure en Hollande, durant laquelle les démocrates arrêtaient impitoyablement les représentants de l’aristocratie. Jean Conrad de Cock supposa qu’en France, terre monarchiste millénaire, il serait plus à l’abri qu’aux Pays-Bas. On ne pouvait faire une pire erreur de jugement... Paul de Kock naquit donc en pleine Terreur. Un an plus tard, Jan Conrad de Kock était finalement identifié comme aristocrate et guillotiné. Heureusement, la mère et l’enfant furent épargnés et naturalisés. On le devine sans peine, une fois parvenu à l'âge adulte, Paul de Kock fut rapidement un fervent monarchiste. Son œuvre est en grande partie une tentative de réconciliation entre l’esprit des grandes familles et le peuple français, sans qu’il y ait pour autant dans ses écrits un militantisme antirépublicain tangible. D’ailleurs, Paul de Kock ne tenait pas non plus en haute estime les aristocrates français de son temps, qu'il jugeait un peu trop matérialistes, mais il considérait que la monarchie était un régime politique essentiel, relativement calqué sur les lois de la nature - et de la nature humaine. Écrivain soigneux, au style travaillé sans jamais être ampoulé, il nous a laissé une trentaine de romans situés, pour la plupart, dans les environs de Paris, lesquels étaient encore très campagnartds. Ses romans sont un témoignage inestimable de ce que pouvait être la future banlieue parisienne au XIXème siècle. Paul de Kock a longtemps vécu avec une parisienne nommé Marguerite Souhaut, dont il eut un premier fils en 1819, Henri de Kock – qui orthographia son prénom avec un "y" à la fin, selon une mode angliciste déjà pratiquée par Henry Murger. Henry de Kock fut donc l’enfant heureux d’un écrivain en vogue, et comme son père, il se lança à seulement vingt ans en littérature, dans un esprit en tous points semblables à celui de son père, en rencontrant un aussi grand succès, bien que ce succès soit aussi dû au fait que, contrairement à son père, Henry de Kock s’essaya avec bonheur au théâtre, ce qui était un bon moyen de se faire connaître des parisiens, à l’époque où le théâtre était le premier divertissement de la capitale, au point qu’il se jouait à guichets fermés pas loin d’une vingtaine de pièces par jour, dont les représentations commençaient dès le début de l’après-midi. La chute de la Monarchie de Juillet, l’éphémère Deuxième République et le coup d’état de Napoléon III mirent bien un peu de plomb dans l’aile de ces deux écrivains, connus pour leurs positions monarchistes. Mais alors que Paul de Kock ne s’adapta jamais totalement au nouveau pouvoir, Henry de Kock fut au contraire séduit par Napoléon III, et devint un familier des soirées de Compiègne. Après la fin du Second Empire, Henry de Kock publiera d’ailleurs un recueil de « Souvenirs et notes intimes de Napoléon III à Wilhelmshoehe », le seul ouvrage un peu sérieux que je lui connaisse. Comme son père, Henry de Kock fut un aimable gourgandin, qui parlait d’amour et de sexe avec une étonnante liberté pour l’époque. Davantage que son père, il fut aussi un libertin assez obsédé par les adultères et les infidélités. On lui doit en grande partie la résurgence des plaisanteries si populaires autour des cocus. Cette thématique récurrente fait d’Henry de Kock un indéniable précurseur du théâtre de boulevard. Cet humour a évidemment beaucoup vieilli – d’autant plus qu’il est bien plus vieux qu’on ne le croit – mais l’humour, à cette époque encore souvent soumise à la censure, était aussi un moyen de véhiculer des idées progressistes. Rire du cocu, c’est rire du principe de fidélité, c’est donc rire du mariage, rire du puritanisme, rire de la virginité requise, et donc fatalement, à l’ombre de ce rire gaulois, amener les gens à se remettre en question sur un certain nombre de valeurs "sacrées". Henry de Kock écrivait beaucoup moins bien que son père, d'ailleurs en partie intentionnellement. Avec l’apogée du feuilleton, et le succès phénoménal d’Eugène Sue, le roman populaire avait allégé son style, tout en développant un sens du rythme, du suspense et du rebondissement tout à fait nouveaux. Homme de théâtre, Henry de Kock avait compris l’importance du rythme pour maintenir l’attention du public. Cela se ressent même dans ces romans, où la rhétorique est entièrement sacrifiée à la visualisation en temps réel d’une scène ou d’un dialogue. Cela se ressent particulièrement dans son court roman, « Mademoiselle Ma Femme », construit presque selon les règles d'une pièce de théâtre, jouant énormément des silences, des tirades interrompues, des trois points hésitants posés au beau milieu d'unephrase, et des dialogues vivaces. En effet, on bavarde énormément dans, « Mademoiselle Ma Femme », et l’auteur n’arrête ce bavardage que pour décrire les expressions des visages, les tons adoptés, et différents détails scénographiques, que l’on trouve généralement en début d’acte ou de scène dans le texte d’une pièce de théâtre. Henry de Kock voulait véritablement que le lecteur "voie" en imagination ses personnages en train de dialoguer. L’intrigue de « Mademoiselle Ma Femme » est à la fois totalement désuète et sans surprise, tout en étant suffisamment minimale pour que le sujet soit exploité avec richesse, profondeur et astuce. Le récit raconte la brève tranche de vie d’un artiste bohème, Didier des Prats, qui vit dans le plus pur style des célèbres récits d’Henry Murger. Ayant comme maîtresse et fiancée une accorte brune nommée Marion, il fréquente un café avec quelques autres bohèmes, un café où traine aussi souvent un vieillard, le général de Vandreuil. Celui-ci est un grand amateur d’un jeu tombé aujourd’hui en désuétude : le trictrac. Inventé au XVIème siècle, le trictrac est un jeu de table, apparu en même temps que le backgammon en Angleterre, et qui s'en rapproche beaucoup, sans que l’on puisse affirmer qui a copié sur qui. Le plateau de jeu, en tout cas, est à peu près le même. Les règles sont assez voisines, quoique le trictrac soit un peu plus complexe, ce qui explique d’ailleurs sa disparition quasi-complète au début du XXème siècle. Cependant, du XVIIème siècle jusqu'au XIXème siècle, beaucoup de cafés en possèdaient à l’usage des consommateurs. Le général de Vandreuil est un mordu de ce jeu, mais il peine à trouver des partenaires. Didier des Prats devient peu à peu son partenaire régulier, d’autant plus que le général, ravi de pouvoir jouer pendant des heures, paye à Didier autant de verres qu’il le veut.  Au fil des mois, une véritable amitié unit les deux hommes. Didier apprend que le général, anobli par Napoléon Ier, est à la tête d’une fortune colossale, dont il ne sait d'ailleurs que faire, et dont une bonne partie est réservée pour la dot de sa petite-fille, orpheline, dont il est le seul tuteur, et qu’il entend marier prochainement. Didier des Prats ne pense pas immédiatement au beau parti qui se présente à lui. C’est le général qui le lui suggère. Très égoïstement, il verrait bien Didier installé chez lui, en gendre tout à fait serviable, pour pouvoir jouer tous les soirs au trictrac avec lui. Par ailleurs, Didier est un très beau garçon, qui a ce charme poétique et rêveur des vrais bohèmes. Il a eu jusqu’ici beaucoup de succès avec les femmes. Le général juge que Paule serait aussi charmée que les autres. Sans surprise, en effet, la jeune Paule de Vandreuil est plutôt séduite par ce joli garçon que lui ramène un soir son grand-père. Peu à peu, l’idée de ce mariage semble convenir à tout le monde, y compris à Didier, qui y voit une bien belle affaire à saisir, mais qui ne songe pas pour autant à rompre avec Marion. Après tout, devenu gentilhomme, il sera bien libre d’aller et de venir où bon lui semble. Une semaine avant son mariage, Didier enterre sa vie de garçon en compagnie de Marion et de tous ses amis, dans ce même café, à une heure avancée où il est sûr de ne pas croiser le général, et, sous l'effet de l'alcool, se vante bien fort de sa bonne fortune. C’est alors qu’une de ses amies, la blonde Léa, secrètement amoureuse de lui depuis des années, lui reproche de faire trop de vacarme, car on pourrait bien rapporter ses propos à la future épouse. Didier n’y croit guère et en plaisante. Sept jours plus tard, le mariage de Didier et Paule a lieu en grandes pompes. Mais la nuit de noces venues, Paule lui annonce qu’elle et lui vont faire chambre à part. Pas seulement ce soir, mais pour toujours. On lui a effectivement rapporté non seulement les propos lestes la concernant, prononcés au café une semaine plus tôt, mais on lui a aussi révélé l’existence de la douce Marion.

Paule ne peut donc plus ignorer que Didier ne l’a épousée que pour son argent, mais voilà, elle aime son grand-père, et son grand-père souffrirait de ne plus avoir son compagnon de trictrac, et en mourrait même peut-être à l’âge qu’il a. Alors, elle se sacrifie. Elle accepte ce mariage hypocrite, mais il est hors de question qu’il soit consommé. Pour autant, Paule ne nourrit ni haine, ni rancune envers Didier. Elle lui demande même de lui accorder sa franche amitié. Mais il ne sera évidemment plus jamais question d’amour entre eux. Dans un premier temps, Didier est furieux, d’autant plus furieux qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même, et qu’il ne peut même pas reprocher à sa femme de se montrer froide et distante. En public ou en compagnie du général, elle apparaît tendre et attentionnée, en épouse parfaite. Mais la nuit, elle dort seule. Et Didier aussi. Un autre à sa place se le tiendrait pour dit. Il y a Marion, et il y a tous ces millions qui peuvent lui valoir les faveurs de n’importe quelle femme. Quelle importance, après tout, qu’il dorme seul chez lui quand il peut dormir ailleurs en bonne compagnie ? Mais tout cet argent, toute cette noblesse d’alliance, toutes ces opportunités luxueuses ou luxurieuses, lui semblent vaines : Didier voulait imposer ses conditions à Paule, et c’est Paule qui impose les siennes. Il réalise alors que cette jeune femme, qui était déjà fort jolie, se révèle en plus admirable par sa détermination et son sacrifice, et fait preuve d’une grande noblesse par l’acceptation de ce mariage intéressé, par amour pour son grand-père. Il se produit alors un évènement tout à fait fâcheux : Didier tombe amoureux de « Mademoiselle Sa Femme » (car elle est évidemment toujours vierge, donc demoiselle), et il va s’efforcer de la conquérir. Mais comment conquérir une femme qui ne l’aime pas, et dont il a dit publiquement qu’il ne l’aimait pas non plus ? Comment la convaincre que la honte et l’indignité de sa situation lui ont inspiré l quête irrépressible d'une tendre rédemption par l'amour ? Après avoir rompu avec Marion, dont il découvrira au passage qu’elle se faisait entretenir depuis longtemps par un autre que lui, Didier redeviendra ce qu’il avait jugé bon de cesser d’être par son mariage : un artiste, et plus exactement un peintre qui réalisera un portrait de son épouse, si parfaitement exécuté, si flamboyant, qu’il ne peut être inspiré que par l’amour. Il lui restera à prouver à sa femme qu’il est un bon mari en se battant en duel avec l’un de ses anciens amis bohèmes, lequel s’est permis une plaisanterie grasse en public sur son épouse. Didier ressort blessé de ce duel, mais heureux d’avoir défendu l’honneur de Paule, laquelle - enfin - comprendra, pardonnera et ouvrira ses bras à celui qui a su vaincre son orgueil et ses mauvas instincts par amour pour elle. C’est une jolie histoire, assez morale selon les apparences, pas tant que cela en profondeur, car il n’est pas question ici de pêché ou de morale religieuse. La cupidité, la vantardise, l’orgueil stupide, l’aveuglement, sont les seuls responsables de la mésaventure conjugale de Didier. Si sa rédemption est couronnée de succès, elle ne doit rienà une révélation spirituelle, même si elle s’accompagne d’un étonnant pèlerinage dans une église de Chevreuse, pèlerinage qui tient moins d’une dévotion spirituelle que d’un deuxième mariage, plus intime que le premier, mais plus sincère. En parallèle à l’intrigue, et sans jamais les condamner ouvertement, Henry de Kock s’attarde volontiers sur les bohêmes, et sur le personnage attendrissant de Léa, qui n’est pas, comme on pourrait s'y attendre, la délatrice des propos publics de Didier mais qui, par amour pour lui, finira par identifier la coupable (la domestique de Marion, elle aussi amoureuse de Didier). Léa se révèlera, pour le jeune homme, une fine psychologue, mais aussi une grande, fidèle et véritable amie, dont il ne soupçonnera cependant jamais les sentiments amoureux.   Comme chez Paul de Kock, les personnages ici ne sont jamais vraiment mauvais : un peu bêtes, un peu lâches, beaucoup trop orgueilleux, surtout quand ils se savent coupables, mais tous se révèlent finalement doués de raison, conscients de leurs erreurs et désireux autant que possible de les rattraper, non pas au nom de la morale ou de la bienséance, mais au nom du bon sens et de l’honnêteté. Cette philosophie rationnelle et bienveillante est assurément la marque de fabrique des de Kock père et fils. Elle suggère que nous sommes assez souvent les seuls fautifs dans les erreurs que nous commettons, et qu’au nom de cette universalité-là, nous devons considérer avec empathie et magnanimité les erreurs d’autrui – puisque elles ont été, elles sont ou elles seront les nôtres. Tout cela évidemment nous apparait aujourd’hui très naïf et idéaliste, et pourtant, quand on y réflchit, ce n’est que du bon sens, ce qui laisse supposer que nous en manquons terriblement dans ce siècle-ci, ou peut-être tout bonnement qu’il est bien plus facile de reconnaître une belle action ou un geste raisonnable dans une intrigue désuète plutôt que dans notre vie de tous les jours.

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