CHAMPFLEURY - « Les Chats » (1868)
- Dorian Brumerive
- 28 avr.
- 9 min de lecture


Auteur emblématique du Second Empire, Jules Husson-Fleury, dit Champfleury, fut d’abord journaliste sous la Monarchie de Juillet, puis romancier sous le Second Empire, et enfin, biographe et critique d’art sous la IIIème République. Cette dernière reconversion d’érudit, qui ne l’empêcha pas d’être un vulgarisateur tout à fait accessible, lui permit de poursuivre sa carrière jusqu’à sa mort naturelle en 1889, là où tant d'autres écrivains de cette période coulèrent avec le pouvoir qui les avait favorisés.
Comme bien d’autres écrivains dont le succès fut manifeste, Champfleury souffrit beaucoup de la jalousie hargneuse de ses pairs, particulièrement des frères Goncourt, qui voyaient en lui un la célébration absolue de la médiocrité littéraire.
La critique était cruelle, mais, reconnaissons-le, pas tout à fait fausse. Conservateur mou, au tempérament peu passionné, Champfleury se fit le chantre de la raison et du bon sens, de l’observation du quotidien, des mélodrames guéris par la raison, et d’une pensée rationnelle modérée, tout à fait tiède et fière de l’être. Monarchiste conciliant, puisque il fut favorisé par Napoléon III, Champfleury était sans doute un homme qui aimait trop la vie et ses petits plaisirs simples, pour risquer sa tranquillité dans un siècle tourmenté, marqué par des guerres, des révolutions, et plusieurs changements de régime. Il n’est pas exagéré de le comparer à Anatole France, du moins à l’auteur du très reposant « Livre de mon Ami », car les deux hommes étaient, psychologiquement, fort différents : Anatole France était un catholique de gauche volontiers humaniste, et Champfleury ne goûtait ni à l’humanisme, ni à la religion. La foi, que ce soit en l’Homme ou en Dieu, c’est encore un mauvais prétexte pour s’exciter.
Néanmoins, Champfleury n’est pas si facile à cataloguer. Son rejet de la religion tranche brutalement avec les auteurs réactionnaires, auxquels on serait de prime abord tenté de le comparer. De même, il fut un ami et un admirateur de Gustave Courbet, peintre jugé fort scandaleux et novateur en son temps. Enfin, ce bourgeois parvenu avait un goût immodéré pour le folklore le plus populaire, et notamment pour les chansons paysannes ou paillardes, ce qui ne l’empêchait pas aussi d’être un grand admirateur de Richard Wagner, dont il signa l’une des premières biographies en langue française.
Comme on le voit, cerner Champfleury est plus délicat qu'on le suppose. Son œuvre littéraire est totalement oubliée d’autant plus qu’en faisant obligeamment table rase du Second Empire, Champfleury lui-même ne semble pas s’être donné beaucoup de mal pour contribuer à ce que ses œuvres perdurent. Devenu en 1876 le conservateur du Musée National de Céramique de Sèvres, l’écrivain semble s’être tout à fait résigné à n’être qu’un discret fonctionnaire du patrimoine, et une éventuelle référence culturelle en matière de Beaux-Arts.
Rien ne pouvait donc laisser prévoir que ce plumitif aimable, conformiste et matérialiste, beaucoup lu mais peu estimé, allait connaître, à la veille de la cinquantaine, un succès inattendu avec un petit livre sans prétentions, consacré à sa seule véritable passion : les chats.
Champfleury ne fut pas le premier homme de lettres français à écrire sur les chats. En 1727, l’homme de lettres François Augustin de Paradis de Moncrif avait publié une « Histoire des Chats » qui fit beaucoup parler d’elle, à une époque où un tel sujet pouvait encore paraître ridicule. Champfleury, d’ailleurs, s’appuie en grande partie sur l’ouvrage de Moncrif, mais moins pour s’en inspirer que pour s’efforcer de traiter les sujets que Moncrif n’avait pas abordé en son temps, afin que son livre soit complémentaire de celui de ce prestigieux ancêtre.
Toutefois, l’ambition de Champfleury se voulait modeste. Son livre est plutôt court, et fut vendu pour une somme minime. Sans doute que la préoccupation principale de Champfleury était surtout de publier en fin d’ouvrage une proposition d’adoption par legs de chats domestiques que des personnages âgées, sans ressources et/ou sans descendance, ne pouvaient transmettre à personne après leur mort.
L’Histoire ne dit pas de combien de chats Champfleury hérita ainsi, sans doute de bien plus qu’il ne l’escomptait ou que sa luxueuse propriété de Sèvres ne pouvait en accueillir. Car ce petit livre modeste fut non seulement le dernier grand best-seller du Second Empire, mais constitua également une des meilleures ventes sous la IIIème République, une exception notable pour un auteur estampillé Ancien Régime. Ainsi, il y eut pas moins de 5 éditions revues et corrigées entre la parution du livre et la chute du Second Empire, c’est-à-dire en à peine un an et demi.
La 5ème édition de 1870 vit l’ajout de gravures en couleurs, et constitue plus ou moins l’édition définitive, celle sur laquelle se basent toutes les rééditions postérieures. Et il faut savoir que, autant l’œuvre romanesque de Champfleury est tombée totalement dans l’oubli, autant ce petit livre n’a jamais cessé d’être ponctuellement réimprimé depuis 1869 : à l’heure où j’écris ces lignes, plusieurs éditions ainsi que leurs versions numériques sont encore disponibles, - la dernière en poche date de 2009 -, ainsi que des éditions reliées de luxe, agrémentées de beaucoup de gravures, de peintures et d’illustrations, qui n’étaient pas toutes incluses dans les éditions de base (la dernière en date a été publiée en 2024 par les éditions Transition).
Comment expliquer un succès aussi durable, et qui semble encore promis à enrichir les éditeurs, pendant sans doute encore deux ou trois siècles ?
Comme souvent, dans de pareils cas, le succès du livre de Champfleury doit beaucoup à une conjonction favorable de très nombreux éléments.
D’abord, l’universalisme du sujet : écrire sur les chats, ce n’est pas uniquement dans l’optique d’intéresser les amateurs de littérature : cela a attiré tous les amateurs de chats, mais aussi une grande partie de leur entourage. Car « Les Chats » de Champfleury n’est pas uniquement un livre que l’on achète pour soi, mais d'abord un livre que l’on offre à n’importe quelle personne aimant les chats. Cela assure déjà une diffusion bien plus massive qu’un simple roman.
Ensuite, Champfleury avait tenu ce que son petit livre soit abondamment illustré, par des documents anciens, mais aussi par des peintres contemporains. Étant un ami personnel de Courbet, Champfleury était assez introduit dans les milieux de la peinture pour acquérir rapidement la certitude que quelques grands noms du pinceaux accepteraient de fournir soit une copie en gravure ou en eau-forte de leurs œuvres présentant un chat, soit tout bonnement un petit dessin de félidé hâtivement tracé sur une feuille de papier, mais qui prend évidemment de la valeur s’il est signé Delacroix ou Manet.
« Les Chats » présentait donc, même dans une pauvre impression, quelques esquisses inédites qui forcément attirèrent l’œil des amateurs d’art, tout en séduisant également un lectorat profane amateur de gravures.
S’ajoute aussi un contexte historique : Champfleury signa une étude sur les chats parfaitement hédoniste et insouciante, parue deux ans avant la guerre franco-prussienne et la chute du Second Empire, et trois ans avant la tragédie de la Commune de Paris, laquelle entacha la réputation de la toute nouvelle IIIème République. En quelques années, on fit table rase du passé, sans pour autant empêcher de nombreuses nostalgies de cette page d’histoire que l’on avait si violemment refermée.
Quelques écrivains verront leurs oeuvres nourrir involontairement ces nostalgies populaires : Alexandre Dumas, d’abord, qui meurt en 1870, et dont les romans de cape et d’épée feront longtemps rêver un lectorat d’abord légitimiste, puis de plus en plus varié; le duo Erckmann-Chatrian, originaire d’Alsace-Lorraine, une région passée sous occupation allemande, et dont les romans chanteront le souvenir de ces paradis perdus; puis, plus modestement, le recueil « Monsieur, Madame et Bébé » (1866), de Gustave Droz, sorte de tutoriel à l’usage des jeunes gens qui reflète encore aujourd’hui tout l’esprit du Second Empire. Sans nul doute, « Les Chats » de Champfleury s’ajouta à tous ces livres de chevets pour inconsolables passéistes.
Enfin dernière raison du succès de ce livre, et pas des moindres, « Les Chats » de Champfleury a précisément béfgicié du fait de pas être un ouvrage de référence ou une encyclopédie. Selon l’aveu même de l’auteur, son livre est une « œuvre de fantaisie, qui n’appartient ni à la science, ni à l’imagination ». C’est même à vrai dire une étude quelque peu décousue, que l’on comparerait volontiers à un almanach si elle était plus longue. Champfleury part d’abord, en réalité, de la représentation du chat dans les arts antiques, dans l’imagerie médiévale, ou dans l’art populaire en général, pour expliquer ce que l’homme perçoit dans le chat, les caractères qu’il lui trouve, et qu'il s'approprie comme symbole de l'indépendance et de la rebellion.
Dans cette première partie de l’ouvrage, Champfleury relaye surtout les conclusions de l’ouvrage de Moncrif, celui-ci s’étant déjà livré, dans son étude bien plus complète, à des recherches complètes sur le chat dans le domaine artistique. Champfleury résume ces recherches et leurss conclusions, tout en citant quelques commentaires apocryphes sur l’œuvre de Moncrif, la plupart exprimant des désaccords ou des désapprobations.
Champfleury apporte lui-même peu de choses au débat, et on reconnaît bien là l’esprit conformiste et peu clivant dont il a toujours fait preuve. Faire l’inventaire de toutes les opinions, c’est encore le meilleur moyen de ne se réclamer d'aucune, ou d'estimer que l'on se tient au-dessus de ces vaines considérations. Tout au plus Champfleury s’autorise-t-il à affirmer qu’il vaut mieux aimer les chats que les détester. Sans blague ?
Cependant, on verra plus bas que c’est peut-être dans ce livre-ci qu’il se montre pourtant le plus engagé.
La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur l’époque contemporaine, sur la place qu’y occupe le chat, à grands renforts d’anecdotes littéraires concernant quelque confrères lettrés adorateur des chats. Cette partie est moins instructive, mais plus intéressante, car Champfleury connaissait du beau monde dans le gotha impérial, et l’on apprend quelques anecdotes d’écrivains et de leur amour des chats, dont la plus fascinante est peut-être celle concernant Baudelaire, que Champfleury a bien connu. Il est aussi question de Victor Hugo et de Delphine de Girardin, mais dans l’ensemble, les anecdotes restent peu nombreuses, l’auteur ne les sélectionnant pas selon l’importance des hommes de lettres qui en sont à l’origine, mais suivant la pertinence de leurs théories personnelles.
À cela, Champfleury fait succéder un certain nombre de souvenirs personnels avec ses propres chats, des souvenirs inspirés par l’observation de leurs attitudes et de leurs tics, et qui donnent à l’auteur l’occasion de partager un travail plus soigné et plus descriptif sur le plan littéraire.
Enfin, dernier élément-clef de cet ouvrage, qui n’est pas le moins surprenant : par-dessus ces deux parties de l’œuvre, Champfleury ajoute un « fil rouge », c’est-à-dire une thématique qui revient ponctuellement tout le long du récit : la violence et la barbarie envers les chats, et les moyens juridiques qu’il faudrait y opposer – ou que d’autres pays, comme l’Angleterre ou l’Australie, ont déjà mis en place.
Ce discours militant est d’autant plus surprenant chez un auteur aussi peu contestataire que Champfleury, qu’à ma connaissance, aucun homme de lettres ne s’est exprimé avant lui sur le bien-être animal. Cela confère évidemment une terrible modernité à son étude, même si, au XIXème siècle, la condition des animaux domestiques était bien pire qu’aujourd’hui. Le chat, tout particulièrement, gardait encore cette mauvaise réputation d’animal ayant des accointances avec le Diable, ou avec les sorcières. On le sacrifiait volontiers pour des conjurations, un peu suivant la même logique qui poussait des paysans attardés à clouer des chouettes sur des portes de granges.
Selon Champfleury, qui cite en exemple la tradition de quelques villages de sa Picardie natale où il était coutumier de jeter un chat vivant dans le traditionnel Feu de la Saint-Jean, la majeure partie des maltraitances et des massacres de chats sont induits par des croyances d’ordre satanique, lesquelles, forcément, découlent d’une autre croyance que l’auteur n’a pas besoin de nommer. Champfleury s’offre, comme dans la plupart de ses autres ouvrages, l’opportunité d’exprimer son mépris pour la religion, et pour le caractère mortifère de tout ce qu’elle inspire.
L’amour des chats est d’ailleurs peut-être la marque des véritables esprits libres, c’est-à-dire des athées et des libres-penseurs, puisque le chat étant tout à la fois une créature angélique et un petit démon dans son genre, aimer les chats tels dans toute leur duplicité, c’est admettre que ce monde ne peut se diviser entre Dieu et le Diable ou entre le Bien et le Mal.
Le chat serait-il la preuve que Dieu et le Diable n’existent pas ? Champfleury ne va pas jusqu’à poser la question, mais c’est d’abord parce qu’il en connaît la réponse. Le chat est depuis fort longtemps le compagnon de l’homme, mais il n’est pas son esclave. Son attitude obéit toujours à des impératifs de survie. Champfleury y voit, comme avant lui Joseph Méry, l’amitié du fauve qui reconnaît en l’homme une autre sorte de fauve.
Aimer le chat, c’est sortir de cette sotte idée que l’Homme est au centre de la Création. Plus grand, le chat serait un prédateur pour l’Homme; plus faible il en serait la victime. Il est donc la parfaite incarnation de ce compagnon idéal, qui sait en permanence nous sortir de nos obsessions et de nos petits rêves de grandeur.
Malgré ces idées qui sont plus suggérées que réellement exprimées, « Les Chats » de Champfleury n’est cependant qu’une simple fantaisie qui doit moins sa longue postérité à des qualités littéraires exceptionnelles qu’à l’intemporalité de son thème : tant que nous aurons des chats, le livre de Champfleury aura encore du sens, et témoignera de tout ce que ce félin nous inspire.
Ouvrage fluide, relativement bref, totalement dans la démarche ludique que l’on désignera plus tard comme « s’instruire en s’amusant », l’étude de Champfleury se lit avec plaisir, sans ennui, et s’il n’y avait un certain nombre de références culturelles bien oubliées depuis, on pourrait même avoir le sentiment que ce livre n’est pas si ancien.
Il serait exagéré d’affirmer que sa lecture laisse une impression durable, mais il faut bien avouer que « Les Chats » parvient à être exactement le type d’ouvrage auquel on s’attend, tout en présentant des éléments ou des anecdotes tout à fait insolites.
Aussi, même si les ingrédients sont un peu fades, le plat est assez réussi et ne nous laisse pas sur notre faim. C’est peut-être là le secret du succès de cet ouvrage : mise à part sa superficialité revendiquée, il n’y a rien d’autre à lui reprocher.
Quelques unes des gravures, illustrations et eaux-fortes publiées dans "Les Chats", en couleurs naturelles ou colorisées numériquement.










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