AUGUSTE DEBAY - « Les Nuits Corinthiennes, ou Les Soirées de Laïs » (1859)
- Dorian Brumerive
- 19 sept.
- 9 min de lecture

En publiant « Les Nuits Corinthiennes, ou Les Soirées de Laïs », Auguste Debay donnait une continuation à « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos », sorti quelques mois plus tôt, une suite qui se voulait plus sûrement un complément, comme l'explique longuement son éditeur, Édouard Dentu, qui présente, dans une courte préface et de manière assez ronflante, ce deuxième opus comme une « suite obligée » qui « complète », par des « curieux détails » et des « biographies secrètes » de « grands hommes », les « passages qui laissaient à désirer » dans le précédent livre.
On devine, en disséquant cette préface, que « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos » a essuyé à sa parution de mauvaises critiques lui reprochant des références légères ou très incomplètes quant aux récits historiques, prétendument adaptés par l'auteur d'un manuscrit grec antique.
« Les Nuits Corinthiennes, ou Les Soirées de Laïs » se veut donc, contrairement à son prédécesseur, un ouvrage érudit, qui n'hésite pas à citer ses sources. Le seul problème, c'est que la quasi-intégralité de ces sources sont imaginaires.
L'Antiquité grecque, en effet, ne nous est principalement connue que par quelques anciens manuscrits, pas toujours complets, et par des commentaires ou des ouvrages postérieurs, parfois de plusieurs siècles, se référant à des archives encore existantes de leur temps, mais disparues depuis. De même, les trois quarts de philosophes et hommes de lettres de la Grèce Antique ne nous sont connus qu'indirectement, par des commentateurs d'époque ou non, par des citations plus ou moins authentiques, par des chroniqueurs historiques mais appartenant souvent au monde romain. Par conséquent, fournir les sources de son travail était mission impossible pour Auguste Debay, d'autant plus qu'en 1859, les connaissances archéologiques étaient beaucoup plus minces qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Le bon sens, pour Auguste Debay, eût été d'admettre la vérité vraie, à savoir que tous ses écrits sur Laïs de Corinthe n'étaient qu'une aimable rêverie. Cependant, il s'y refusa. Auteur jusque là de très nombreux ouvrages de vulgarisation médicale et de conseils conjugaux, Auguste Debay eut peut-être peur que le fait d'admettre son incompétence en tant qu'helléniste ait des répercussions sur sa crédibilité en tant que chroniqueur médical. Toujours est-il que, voulant à toutes forces prouver son érudition, il s'enferra davantage encore dans le mensonge, et ce deuxième opus, loin d'être moins farfelu que le précédent, l'est davantage encore, n'en déplaise à son éditeur, dont on espère qu'il ne fut pas sa dupe (mais pour ce que l'on sait d'Édouard Dentu, il était assez familier de ce genre de fumisterie littéraire).
« Les Nuits Corinthiennes, ou Les Soirées de Laïs », contrairement à ce que son titre suggère, ne consacre qu'une partie relativement modeste à l'approfondissement des "symposies" de Laïs de Corinthe. L'ouvrage se veut pédagogique, et met en avant des descriptions très détaillées de mœurs et de faits de l'Antiquité, qui dépassent évidemment de très loin ce que l'on en connaît. Surtout que les textes antiques que nos connaissons le mieux sont des récits de guerres, de révoltes, et des portraits de grands personnages historiques. Les moines copistes qui, sous l'ère chrétienne, se chargèrent durant des siècles de confier les héritages de l'Antiquité à la postérité, priviligièrent sans doute eux-mêmes des textes qui leur semblait avoir une haute importance historique. Les descriptions de la vie quotidienne, des classes sociales, des rituels païens, sont donc bien plus rares à nous être parvenus, sauf lorsqu'ils étaient inclus dans l'œuvre d'un auteur estimé.
Par conséquent, plus Auguste Debay voulait se montrer pédagogue et détaillé, plus il était contraint d'inventer ce qu'il ignorait, mais comme les hellénistes eux-mêmes l'ignoraient aussi, ils ne pouvaient qu'identifier aisément tout ce qu'il inventait.
La démarche était donc assez dénuée de sens, dans l'optique où elle ne pouvait tromper que les profanes, lesquels n'étaient sans doute pas les plus regardants sur la vérité historique.
D'ailleurs, Auguste Debay ne fait pas illusion longtemps, puisqu'il commence « Les Nuits Corinthiennes, ou Les Soirées de Laïs » par un long essai historique sur les courtisanes, qui sont d'ailleurs, à ses yeux, le vrai sujet de ces deux livres, mais à propos desquelles il n'existe pas non plus beaucoup de connaissances précises. Les plus prestigieuses sont citées par des auteurs contemporains ou immédiatement postérieurs, qui généralement ne font que vanter leur beauté, leur voluptuosité, leur renommée et leur richesse, sans pour autant expliquer ce qui leur a valu tout cela. La plupart du temps, leurs dates de naissance et de mort ne sont même pas connues.
Comment donc remplir 50 pages sur les courtisanes de l'Antiquité, avec à peine quelques noms, quelques estimations de leur durée d'activité, et quelques anecdotes qui ne sont d'ailleurs pas toute cohérentes suivant les chroniqueurs qui les rapportent ? Fatalement, on remplit ces 50 pages en brodant un maximum.
Auguste Debay commence par approfondir ce qu'il appelle les "hétères", terme désuet désignant ce que l'on appelle les "hétaïres", et au sujet desquelles l'auteur se méprend - volontairement ou involontairement - sur la signification de leur statut.
Les Grecs Anciens se définissaient principalement par leurs activités, sans toutefois entrer dans une hiérarchie complexe de castes. Un soldat faisait la guerre; un philosophe philosophait et enseignait la philosophie; un homme d'état dirigeait un pays ou une ville; une "hétaïre" vivait de ses charmes, sans se marier ni fonder de famille. Cela pouvait être une prostituée, une femme entretenue par un amant unique, une nymphomane ou une aventurière. Son activité principale était de faire l'amour ou de servir de compagne, pour une durée brève, longue ou intermédiaire.
Auguste Debay, lui, voulait voir dans ce statut une émancipation féministe avant l'heure, une femme qui se libère d'un joug patriarcal et se hisse au niveau de l'homme, non seulement par l'indépendance mais aussi par l'esprit, car s'attirant fatalement les écrivains, les philosophes et les savants, elle entendait bien qu'ils participent à son éducation. Outre que rien de ce que nous savons sur la Grèce Antique ne nous permet d'affirmer que les "hétaïres" formaient un statut contestataire (On ignore l'époque et les circonstances de la création de leur statut), ce pré-féminisme apparaît surtout comme la vision masculine tout à fait orienté de femmes qui se seraient épanouies par le biais d'une sexualité libre et décomplexée, et dont l'exemplarité et les éloges historiques sont vantés par un écrivain qui espère bien que ses lectrices s'en inspireront, et lui feront partager intimement leurs convictions nouvelles.
À cet effet, Auguste Debay présente une impressionnante "liste raisonnée" (?) de 50 hétaïres célèbres, classées par ordre alphabétique, avec une courte notice biographique pour chacune, comme on le ferait d'une liste de femmes saintes. 50 noms sur les 135 qui auraient effectivement existé dans l'Antiquité. Un nombre qui n'a rien d'impossible, qui est même hautement probable, mais toujours est-il que dans cette liste, mise à part quelques véritables hétaïres (Thaïs, Aspasie, Phryné, Laïs, Nicarète ) et quelques attributions frauduleuses de noms de personnages mythologiques (Danaé, Chloris, Mélisse), la quasi-intégralité de cette liste est composée de noms imaginaires, ou de personnages de romans ou de nouvelles du XIXème siècle. Détail curieux, la plus célèbre et la mieux connue des hétaïres, Nééra, fille supposée de Nicarète de Corinthe, n'est même pas citée.
Ensuite, Auguste Debay se penche sur ce qu'il appelle les prostituées de bas-étage, c'est-à-dire les "dyctériades". Comme cela a été précisé plus haut, il n'y avait pas pour les grecs anciens de prostituées de haut ou de bas-étage. Un seul mot englobait toutes les catégories de femmes qui vivaient d'une activité sexuelle. Le mot "dyctériade" est un néologisme apparu au XIXème siècle, peut-être même né de la plume d'Auguste Debay, qui trouve, dans cette considération à la fois méprisante et apitoyée de la basse prostitution, une façon de valoriser davantage, par effet de contraste, la prostitution "émancipée" des "hétaïres".
Enfin, Auguste Debay termine son tour d'horizon des courtisanes par une description extrêmement précise et souvent convaincante des différents rituels quotidiens de la vie d'une courtisane : hygiène, garde-robe, maquillage, parfums... Tout cela n'est pas sans charme, quoique très probablement imaginaire, ou tout du moins extrapolatif, faute de témoignages sourcés.
Auguste Debay revient alors aux soirées de Laïs de Corinthe, qu'elle dispensa durant dans son âge d'or, et dont certaines furent allègrement décrites dans « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos », mais qui sont abordées cette fois-ci dans une perspective beaucoup plus pédagogique. Les débats philosophiques sur l'amour, omniprésents dans le précédent volume, sont ici absents. Les passages grivois se font également très rares, même si l'amourette bercée de poèmes, entre le poète Érotidas (imaginaire) et l'hétaïre Nélida (imaginaire aussi) dont il est épris, est tout à fait émouvante, de même que le conte sur Théodée (également imaginaire).
Les "symposies" ne servent ici qu'à donner la parole à l'un des intervenants afin qu'il raconte l'histoire de la vie d'un grand homme de l'Antiquité grecque, et de son rapport avec les "hétaïres". Les deux personnages les plus longuement abordés ici, le politicien Alcibiade, effectivement connu pour être un grand séducteur, et le philosophe hédoniste Aristippe, amant ponctuel de Laïs (du moins dans les livres d'Auguste Debay), font semblablement l'objet de longues séries d'anecdotes, de citations et de propos rapportés qu'ils auraient tenu. Evidemment, rien de tout cela n'est vrai.
Auguste Debay évoque aussi, de manière un peu mieux renseignée, le philosophe Diagoras de Mélos, qui fut le fondateur de la pensée athéiste. Sa philosophie fut vigoureusement combattue, bien souvent condamnée, et la vie même du philosophe fut souvent mise en péril. C'est le caractère exceptionnel, sacrilège et inflexible de ce philosophe qui est à l'origine des nombreuses sources le concernant. Il fut l'auteur d'un unique ouvrage, « Discours qui renversent les Tours » (rapporté par Auguste Debay sous le faux titre « Les Dieux de l'Olympe et leurs méfaits »), qui fit scandale en son temps. Hélas, cet ouvrage est considéré comme définitivement perdu, même si on a découvert en 1962, dans un tombeau de Macédoine, 266 fragments d'un papyrus du IVème siècle avant J.C. traitant de l'athéisme en philosophie, que certains historiens pensent être un exemplaire déchiré et partiellement brûlé du livre de Diagoras de Mélos. Malheureusement, rien ne permet d'affirmer qu'il s'agit bien de ce manuscrit, et non d'un autre écrit qui en serait inspiré.
Diogène de Sinope et Platon sont aussi évoqués mais plus brièvement. La dernière "symposie" sur les grands hommes s'attarde sur le banquier athénien Dinias, connu pour avoir organisé un festin gargantuesque pour les habitants, dont le menu est ici décrit en détail. Ce personnage n'est connu qu'à travers un récit beaucoup plus succinct de Lucien de Samosate, et dont rien ne permet d'affirmer qu'il rapportait des faits réels. Cependant, tout ce chapitre un peu le morceau de roi de ce deuxième tome, qui a le mérite d'apporter à cet éloge de l'hédonisme, qui anime les ouvrages jumeaux d'Auguste Debay, l'amour de la bonne chère et des plaisirs de la table.
Enfin, « Les Nuits Corinthiennes, ou Les Soirées de Laïs » s'achève sur quelques textes pédagogiques et prétendument instructifs sur la poésie, la musique et les danses de la Grèce Antique, au milieu desquels on retrouve quelques faits avérés parmi un monceau de délires totalement farfelus. On notera notamment, avec beaucoup de délectation, une série de danses prétendument antiques aux noms souvent fort amusants : "dipolia", "iambique", "karyatis", "phalikon" (en l'honneur de Dionysos), "épibema", "kybistésis", "kréon apokopé" (censée imiter les bouchers qui découpent la viande), "morphasmos", "bacchiké", "satyros", "glauxie" (danse de la chouette), "gyponie" (danse des vautours), "xiphismos", etc...
« Les Nuits Corinthiennes, ou Les Soirées de Laïs » tient donc assez bien sa promesse d'être un ouvrage complémentaire de « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos », mais il est tout de même un cran au-dessous, de par ce ton docte et professoral, qui, sur la longueur, est d'autant plus pesant qu'on se rend vite compte que tout ça est inventé de toutes pièces.
Cependant, il était bien question de faire un ouvrage différent du premier, et la promesse est assez gloablement tenue. D'ailleurs, le succès fut également au rendez-vous : on trouve près d'une dizaine de réimpressions pour chacun des volumes jusqu'à la fin du XIXème siècle.
Même s'il est moins passionnant et beaucoup moins poétique, « Les Nuits Corinthiennes, ou Les Soirées de Laïs » se laisse joyeusement lire : il y a, comme dans « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos », quelques passages passionnants, comiques ou émouvants, ainsi qu'un audacieux engagement politique, résolument athée et anticlérical, qui n'était qu'ébauché dans le premier volume. Les Prêtres des Mystères d'Eleusis sont à nouveau conviés, dans la biographie sur Diagoras de Mélos, pour y symboliser de nouveau, de manière négative et très anachronique, le catholicisme et le christianisme oppresseurs.
Si on est puriste, on peut bien évidemment renâcler à rentrer dans ce qui était, à l'époque, une vértable escroquerie. Mais nos esprits modernes se sont familiarisés avec les mythologies imaginaires ou parallèles que l'on rencontre depuis déjà longtemps dans les romans dits de "fantasy" ou dans les jeux vidéos. Cette antiquité grecque dont les moeurs, les coutumes et les légendes sont abondamment décrites ici, n'a que peu de choses à voir avec ce qu'elle fut réellement - et dont d'ailleurs nous ignorons encore bien des éléments - mais c'est un univers onirique qui a beaucoup de charme, et qui conserve encore beaucoup d'attrait. Tout amateur de curiosités bibliophiles sera ravi d'ajouter ces deux volumes à sa collection, et ne regrettera pas le double voyage pseudo-antique proposé par ce médecin rêveur, lubrique, frimeur, à l'imagination baroque et intarissable, venu d'un autre temps, où l'on ne s'amusait guère sur l'amour et la sexualité, et où l'envie de s'encanailler dormait au fond des coeurs, et pouvait ainsi surgir à l'improviste, en noircissant des pages précieuses à la joie débordante et à la luxure débridée, qui distillent encore, plus d'un siècle et demi plus tard, leur amour des femmes, de la vie et de la liberté.











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Il serait intéressant de voir si la partie Ninon de Lenvlos s’appuie sur les Confessions de Ninon, commises par Eugène de Mirecourt dans les années 1850. Le reste fait songer à une ébauche de Cabanes…