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THÉOPHILE GAUTIER, DELPHINE DE GIRARDIN, JOSEPH MÉRY & JULES SANDEAU - « La Croix de Berny » (1845)

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    Dorian Brumerive
  • il y a 1 jour
  • 11 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 19 heures

Édition de 1882, Calmann-Lévy
Édition de 1882, Calmann-Lévy

« La Croix de Berny » fut un grand succès de librairie des dernières années de la Monarchie de Juillet. Cette expérience littéraire d'un genre aussi novateur que révolutionnaire naquit pourtant d'une idée purement commerciale, celle de l'éditeur et premier magnat de la presse Émile de Girardin, à la tête du journal hebdomadaire « La Presse », fondé en 1836, et qui pensait depuis longtemps à publier un roman par épisodes, comme le faisait déjà son rival Armand Dutacq, directeur du journal conquérant « Le Siècle ». Comment faire la même chose qu'un confrère, mais autrement ? C'est très simple : si la concurrence publiait des romans d'un seul auteur, « La Presse » allait publier un roman écrit collectivement par quatre auteurs. Et c'est même d'autant plus simple qu’Émile de Girardin a épousé cinq ans plus tôt Delphine Gay, fille de la femme de lettres Sophie Gay, jeune femme écrivain comme sa mère, et très introduite dans le milieu des lettres, où on lui voue d'autant plus un culte qu'elle est, selon les critères de son temps, une fort jolie femme, courtisée et guère farouche. Delphine de Girardin accepte de proposer le projet de son mari à ses amis écrivains, à condition d'en faire partie elle-même. Néanmoins, comme son nom se trouve être celui du directeur du journal, elle signera cette œuvre collective sous le pseudonyme du Vicomte de Launay, nom de plume qu'elle a déjà utilisé pour des œuvres antérieures. Cependant, son vrai nom sera repris dans les éditions en volume à partir de 1855. Avant toute chose, il faut préciser que dans le roman « La Croix de Berny », il n'est jamais question de la Croix de Berny. Ce titre énigmatique, qui a intrigué les provinciaux d'hier comme les parisiens d'aujourd'hui, désigne un lieu-dit qui n'existe plus vraiment, et qui se trouvait à l'emplacement de l'actuelle place Charles de Gaulle, à Antony, petite ville de la banlieue sud de Paris. Au XVIIIème siècle, il s'agissait d'un simple croisement entre deux routes importantes empruntées par les diligences, l'une axée nord-sud (recouverte aujourd'hui par la départementale 920) et l'autre axée est-ouest (remplacée par la départementale 986 en surface, et par l'autoroute A86 en sous-sol). Cet endroit n'avait rien d'une étape, c'était juste le croisement de deux routes, mais on ne sait trop pourquoi, des commerces s'implantèrent progressivement sur les bords des deux routes : auberges, ateliers de réparation, maréchaux ferrants, épiciers, puis quelques habitations. La Croix de Berny serait sans doute devenue un village, si l'invention de l'automobile, au début du XXème siècle, ne transforma ce paisible lieu de halte en emplacement bruyant et enfumé, amenant la plupart des habitants à en partir. Il ne reste plus aujourd'hui aucune trace de la Croix de Berny, et c'est seulement en souvenir que l'on a baptisé « La Croix de Berny » la gare RER construite sur l'ancienne gare SNCF « Halte de Berny », située à 30 mètres à l'ouest de la véritable Croix de Berny. Le choix de ce titre se fit sans doute dans l'urgence, alors que l'intrigue était à peine esquissée. Un auteur qui publie directement son roman en volume peut attendre d'avoir écrit le mot « Fin » au bas de son manuscrit pour décider du titre de son œuvre, mais lorsque le récit paraissait en feuilleton dans la presse, il fallait un titre dès le départ, et le choix se faisait dans l'ignorance de la direction que prendrait l'histoire au fil des semaines. On choisit donc quelque chose d'assez vague : la Croix de Berny étant un croisement de quatre directions, elle désignait assez bien la création collective de quatre écrivains incarnant quatre personnages. Ces quatre écrivains furent finalement Delphine de Girardin, Théophile Gautier, Joseph Méry et Jules Sandeau : un casting éblouissant, même si l'on se souvient surtout aujourd'hui de Théophile Gautier. Joseph Méry et Delphine de Girardin étaient pourtant d'immenses écrivains tout à fait reconnus de leur temps, tout comme Jules Sandeau, dont cependant la paresse assumée et la lente productivité (on lui doit à peine une petite dizaine d’œuvres en quarante ans de carrière) vont plomber quelque peu le récit. Il fut entendu que le roman serait un récit épistolaire, ce qui faciliterait sa publication dans un journal. Chaque écrivain incarnerait un personnage bien précis, lequel décrirait l'intrigue au travers de sa lettre. Les trois personnages masculins s'écriraient mutuellement entre eux, tandis que le personnage féminin s'adresserait exclusivement à une cousine prénommée Valentine. La forme est indéniablement novatrice, mais le fond l'est nettement moins. L'intrigue repose sur un vaudeville aristocratique plutôt convenu, mais comme on le verra plus bas, plusieurs des auteurs feront rapidement voler en éclats ce cadre trop rigide. L'histoire débute à Paris, même si elle n'y reste pas longtemps. Le jeune Roger de Monbert (incarné par Joseph Méry), grand voyageur ayant décidé de poser ses valises dans la capitale, se fait présenter, durant l'entracte d'un opéra, une jeune et jolie héritière, Irène de Chateaudun (incarnée par Delphine de Girardin), dont il tombe instantanément amoureux. Si, en apparence, la jeune femme semble répondre favorablement à ses avances, elle reste néanmoins distante, car elle cache un passé secret et une passion avortée. Irène appartient en effet à une famille de haute naissance, mais qui s'est retrouvée ruinée à la suite de mauvaises affaires. Ses deux parents ont préféré mettre fin à leurs jours pour ne pas affronter le déshonneur, et la jeune Irène a été contrainte de travailler comme ouvrière. Mais afin de ne pas souiller le nom des Chateaudun, elle s'est inventée une fausse identité, et, accompagnée seulement d'une vieille domestique de la famille, elle partit pour Avallon, dans l'Yonne, où elle fut accueillie en prétendant s'appeler Louise Guérin. Elle trouva rapidement un emploi de couturière pour le compte d'une femme fortunée qui ignorait tout de son ancienne identité, Madame de Braimes. Durant quatre ans, Irène de Chateaudun mena la vie d'une ouvrière, ce qui lui donna une maturité précoce. Comme elle travaillait souvent tard le soir, elle aperçevait, dans l'immeuble en face du sien, et dans une soupente semblable à la sienne, un jeune homme occupé lui-même fort tard à une activité qu'elle ignorait, mais qui semblait l'absorber tout entier. Petit à petit, Irène s'est attachée à ce garçon inconnu, qui était pour elle comme un phare dans la nuit, et qui lui donnait chaque soir l'exemple d'un travail sérieux et régulier, l'encourageant involontairement à faire de même. Cependant, ne sortant presque jamais, ne sachant pas qui était ce jeune homme, ni de quelle manière honnête faire sa connaissance, elle garda cette passion muette et enfouie au fond d'elle-même. Après quatre ans de cette vie monotone de couturière modeste, un oncle éloigné issue d'une autre branche des Chateaudun, avec laquelle les parents d'Irène n'étaient plus en contact, eut l'excellente idée de mourir, et de faire d'Irène sa légataire universelle. Ce miracle inespéré lui mit entre les mains plusieurs millions de francs qui garantissaient définitivement son bonheur matériel jusqu'à la fin de ses jours. Irène n'avait désormais plus d'autre choix que d'enterrer précipitamment Louise Guérin, et de retourner à Paris pour y toucher son héritage et y reprendre sa grande vie. Pourtant, ce n'est pas sans un serrement de cœur qu'elle passa sa dernière soirée à Avallon à contempler, pour la dernière fois, l'inconnu de l'immeuble d'en face, que rien hélas n'arracherait à son sort. Elle n'était pas à Paris depuis plus d'une semaine qu'elle faisait la rencontre de Roger de Monbert, jeune homme titré, séduisant, léger et plein d'humour, ayant le goût des voyages lointains et des règles de l'aristocratie. Cependant, Irène ne put s'empêcher de considérer ce garçon à la lumière de son expérience personnelle, le trouvant trop hédoniste, trop peu expérimenté, et en même temps déjà blasé à force d'avoir vu, à travers le monde, que chaque peuple a sa philosophie, et que toutes se valent, dans le sens où aucune ne vaut rien. Aussi, alors qu'elle est officiellement fiancée avec Roger, prise d'une brusque pulsion, Irène disparaît un matin sans laisser de lettres derrière elle, et en cachette de tous, elle redevient Louise Guérin et retourne à Avallon. Elle ne va pas jusqu'à reprendre son ancien métier, mais puisqu’elle peut payer, elle est hébergée dans le château de Madame de Braimes, qui est ravie de la revoir. Irène cependant ne cherche pas totalement à fuir Roger, elle attend en réalité qu'il la cherche, qu'il la poursuive, qu'il la retrouve, afin de lui prouver qu'il la mérite, qu'il est capable de courir des kilomètres pour autre chose que se promener et voir du pays. Dans un premier temps, hélas, Roger de Mombert est effondré par la disparition d'Irène, et incapable d'agir, tant il cherche d'abord à comprendre les raisons de ce départ subit. Il partage ses chagrins en écrivant à ses deux meilleurs amis, le poète Edgard de Meilhan (incarné par Théophile Gautier) et une sorte d'idéaliste un peu farfelu, voyageur occasionnel lui aussi, Raymond de Villiers (incarné par Jules Sandeau), et qui vivent respectivement à Pont-de-L'Arche, dans le Calvados, et à Avallon, dans l'Yonne. Raymond, néanmoins, s'est mis à voyager, et ne répondra que fort tard à Roger. Edgard, tout en répondant ponctuellement aux lettres de Roger, rend visite en Bourgogne à son camarade Raymond, ignorant qu'il est absent. Dans le train qui les y emmène, Edgard croise Irène et sa domestique dans un wagon, et en tombe fou amoureux. Contrairement à Roger, Edgard est un tenace, et il ne lui faut guère longtemps pour apprendre que la jeune fille aperçue s'appelle Louise Guérin, et qu'elle loge chez une amie de sa mère à lui, la fameuse Madame de Braimes. Edgard n'a donc aucun mal à se faire introduire chez cette dernière, et à y rencontrer ponctuellement la belle Louise Guérin, afin de tenter sur elle toutes les astuces de ses talents de séducteur. Irène repousse hardiment les avances du poète, d'abord parce qu'elle n'est pas Louise Guérin, et ensuite parce qu'elle espère encore vainement que Roger la retrouvera. Mais petit à petit, le charme indéniable du poète fait son effet, et s'y ajoute la sympathie instinctive qui l'unit à sa mère, venue le rejoindre, et qui propose à Irène de passer quelques jours dans le Calvados, dans la maison familiale des Meilhan. Irène/Louise cède, faute de trouver une solution rationnelle à l'inconséquence où son comportement impulsif l'a entraînée. Certain de lui arracher en quelques jours une promesse de mariage, Edgard de Meilhan invite alors ses amis Roger de Mombert et Raymond de Villiers à Pont-de-L'Arche, afin de séduire davantage son invitée par la riche conversation de ses prestigieux amis. Raymond de Villiers, qui vient juste de revenir en France et a trouvé l'invitation dans sa boîte aux lettres, arrive le premier, et quelle n'est pas la surprise de Louise/Irène en reconnaissant en lui le jeune homme qui travaillait en face de son immeuble, quand elle exerçait son métier de couturière à Avallon. Raymond, lui, ne l'avait jamais remarquée, mais en voyant le regard enamouré que la jeune fille lui porte, le naïf jeune homme tombe à son tour instantanément amoureux d'elle. Dans les jours qui suivent, Edgard de Meilhan ne peut s'empêcher de remarquer le rapprochement qui s'effectue entre Louise et Raymond, et il s'en irrite particulièrement. Les deux hommes sont à couteaux tirés, quand soudain surgit celui que l'on attendait plus, bien qu'on l'ait invité : Roger de Mombert. Aussitôt qu'il aperçoit Louise Guérin, il reconnaît avec terreur Irène de Chateaudun, sa fiancée disparue. La double identité d'Irène est désormais révélée à tous, mais pour autant, chacun des trois hommes veut cette femme pour lui, et il n'y a pas moyen de la couper en trois. Comme Irène choisit pour mari Raymond de Villiers, et que Raymond de Villiers a trahi l'hospitalité et la confiance de son ami pour lui voler la femme qu'il voulait, un duel s'avère nécessaire. Idéaliste et certain que Dieu est forcément du côté de ceux qui s'aiment, Raymond accepte le duel tout en rassurant Irène, tant il est sûr de le remporter. Il n'en tombe pas moins raide mort sous la balle adroite d'Edgard de Meilhan. En voyant tomber le corps de celui qu'elle aime, Irène est saisie d'une attaque au cerveau, et tombe morte elle aussi. On pourra trouver cette fin tragique un peu ridicule et inutile, et on n'aura pas tort. Il n'empêche que nous sommes en 1845, dans un journal lu par une grande majorité de la population, et que l'intrigue initiée par Delphine de Girardin ne peut pas déboucher sur le triomphe d'une femme inconséquente qui joue avec le cœur de ceux qu'elle approche. Il fallait donc, sur le plan moral, qu'Irène de Chateaudun paye pour sa coquetterie égoïste. Toutefois, cette fin du roman marque aussi la fin d'une bataille qui fut aussi celle de ces quatre écrivains, tous à la forte personnalité, et qui, soit volontairement, soit dans le feu du récit, se sont projetés eux-mêmes dans leurs personnages. Ainsi Edgard de Meilhan est un poète romantique tourmenté et décadent, à l'image de Théophile Gautier; Roger de Mombert est un esprit stoïque, mondain et érudit, féru d'exotisme et passionné par l'Inde comme Joseph Méry, Irène de Chateaudun est un coeur d'artichaud pétrie de ses contradictions de femme et d'adolescente, comme le fut Delphine de Girardin, et seul Jules Sandeau, faisant tout juste acte de présence, semble ne pas trop s'investir dans son personnage et ne lui transmet que son esprit lunatique et passif. Très vite, Théophile Gautier dévore proprement, de cet appétit d'ogre qui le guidait en toutes choses, ce roman dont il écrit au final presque la moitié à lui tout seul, malmenant l'intrigue pour la soumettre à toutes ses lubies, allant même jusqu'à décrire un "trip" hallucinatoire sous haschich, dont il était consommateur, qui n'apporte pas grand chose à l'intrigue, mais qui est probablement l'une des premières incursions du psychédélisme dans la littérature française, y compris en ce qui concerne les liens tissés avec l'écoute d'une musique hypnotique. Joseph Méry suit assez bien Théophile Gautier, avec lequel il se produit une véritable alchimie. Les deux hommes partagent la même culture orientaliste, le même humour grinçant, et s'avèrent totalement complémentaires, Gautier se montrant exubérant, et Méry, plus calme et mesuré par contraste. Les échanges de leurs personnages, pleurant l'un sur la femme partie, l'autre sur celle qui résiste, sans savoir qu'il s'agit de la même personne, sont absolument savoureux, tant l'entente est parfaite entre les deux écrivains. Delphine de Girardin, très active au début du roman, laisse progressivement la place à ces deux monstres qui rivalisent de passion romantique pour son personnage, se contentant d'une lettre de temps à autres, visant principalement à sortir ses deux comparses de leurs volutes orientales afin de les ramener au récit initial. Delphine de Girardin se montre une parfaite salonnière, même dans ce contexte. Quant à Jules Sandeau, on l'a compris, c'est le maillon faible du quatuor. Après une première lettre assez amusante, il déserte le récit jusqu'à ses dernières pages, et il y revient avec soin, mais sans passion. Ponctuellement, Delphine de Girardin et Joseph Méry l'interpellent en s'adressant à son personnage dans leurs lettres, mais en pure perte. La manière, d'ailleurs dont ils décrivent avec précision la psychologie du personnage semble suggérer que Jules Sandeau ne savait pas trop quoi faire de son Raymond de Villiers. Malgré ses nombreux défauts et en dépit de cette lutte permanente d'égos, « La Croix de Berny » est un roman attachant et inclassable. Ses auteurs eurent-ils été mesurés et justes qu'il n'en serait sorti qu'un vaudeville romantique et abracadabrant qui serait aujourd'hui tombé dans l'oubli. Mais parce que Théophile Gautier, Joseph Méry et Delphine de Girardin s'investissent totalement dans leurs personnages, ils les sauvent des clichés et des conventions, et en font des artistes malgré eux, des monstres superbes, auxquels ils confèrent leurs sensibilités, leurs visions et même leurs hallucinations, dans une perspective somme toute assez moderne, qui tient parfois d'une forme sophistiquée de « cadavre exquis » ou d'exercice de style. Méprisé sous la IIIème République, comme toute littérature datant de l'Ancien Régime, « La Croix de Berny » fut progressivement redécouvert à la fin du XXème siècle, et le roman est en passe de devenir un des ces « petits classiques » que les initiés aiment à se partager. Le livre est en tout cas à nouveau disponible depuis 2019 aux éditions du Mercure de France, et une traduction anglaise est même sortie au Royaume Uni en 2023, preuve que plus de 150 ans après sa publication, ce petit roman expérimental continue de fasciner des nouveaux lecteurs, autant par ses audaces transgressives que par sa désuétude romantique.  

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