HECTOR MALOT - « En Famille » (1893)
- Dorian Brumerive
- 8 août
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 août


Publié quinze ans après « Sans Famille », « En Famille » ne se voulait pas une suite de son précédent succès, mais un ouvrage complémentaire, induit en partie par les nombreux romanciers qui se seraient inspirés de « Sans Famille » afin de signer des romans qui seraient tous, selon Hector Malot, de mauvais plagiats ou des détournements indignes. Dans une longue préface à « En Famille », Hector Malot estime avoir été pillé par des collègues, citant même textuellement Albert Delpit qui lui aurait dit à plusieurs reprises : « Je vous ai pris une situation ; ne considérez cela, je vous en prie, que comme un hommage rendu ». Outre que l’anecdote est plus que suspecte, Albert Delpit étant un écrivain monarchiste qui ne devait pas porter beaucoup d'estime au républicain socialiste Hector Malot, Albert Delpit n'a jamais pour sa part donné dans la littérature enfantine, et ses personnages sont souvent issus de l'aristocratie ou de la haute bourgeoisie. On ne voit donc pas quels types de "situation", dans les romans d'Hector Malot, seraient susceptibles de l'inspirer. En fait, à lire cette édifiante préface, on a le sentiment qu'Hector Malot se donne beaucoup d'importance, et qu'il tente surtout de justifier un nouveau roman pour la jeunesse qu'il espère bien vendre autant que le précédent. Car lui-même occulte le fait que, dans « Sans Famille », il n'a pas manqué non plus de « prendre des situations » à de prestigieux confrères. Au moment de la publication de « Sans Famille », l'enfant abandonné, livré à lui-même, en quête de famille et de protection, cela faisait bien déjà un demi-siècle qu'on y recourait pour faire pleurer dans les chaumières : dans la littérature enfantine (« Les Mésaventures de Jean-Paul Choppart » de Louis Desnoyers, dont la première édition date de 1834), dans le roman-feuilleton (« Les Misères des Enfants Trouvés » - 1851 ! - d'Eugène Sue) et au théâtre (« Les Deux Orphelines »- 1874 – d'Adolphe d'Ennery). Mieux encore : en 1878, au moment même où « Sans Famille » est publié en livraisons hebdomadaires, deux gros romans-feuilletons sont en chantier sur un thème absolument similaire, « Les Deux Gosses » de Pierre Decourcelle (neveu d'Adolphe d'Ennery) et « L'Enfant du Faubourg » d’Émile Richebourg, qui n'en est pas à sa première histoire d'enfant abandonné et a déjà connu en 1877 un succès immense avec « Les Deux Berceaux », histoire sordide d'une enfant enlevé à sa mère par son père alcoolique et violent. Sortis à quelques mois d'écart, « Les Deux Gosses », « L'Enfant du Faubourg » et « Sans Famille » ont tous trois un immense succès, tant par émulation mutuelle que parce que la mode est aux orphelins esseulés. C'est dire si Hector Malot a tort de se plaindre de ses confrères, tous républicains et proches de l'aile gauche de la IIIème République, qui ont certainement autant contribué à son succès que lui a pu contribuer aux leurs. Toutefois, « Sans Famille » a une spécificité. Outre qu'il s'adresse théoriquement à un public plus jeune, Hector Malot n'est pas vraiment un feuilletoniste, il répugne aux intrigues criminelles et aux enquêtes policières dans lesquelles ses confrères se complaisent. « Sans Famille » est un roman purement initiatique, et sur un certain plan, "beatnik" avant l'heure, car honteusement vendu par ses parents à un saltimbanque, le jeune Rémi devient un musicien de rue et aime sa vie de bohème. C'était la première fois en littérature qu'un enfant abandonné ne souhaitait pas retrouver sa vie d'avant. Une famille oui, - qui ne le voudrait pas ? - mais hors de question de se passer de ses chiens dressés, de ses instruments, ou de ses voyages d'un village à un autre. Malheureusement, décidé à faire de « En Famille » un "pendant" de « Sans Famille », l'auteur décide de prendre un positionnement à contre-pied, y compris hélas sur les qualités de son premier roman. Rémi était un jeune garçon, on lui substitue une jeune fille nommée Perrine. Il accompagnait un saltimbanque, Perrine accompagne sa mère qui est photographe itinérante. « Sans Famille » était une ode à la vie d'artiste, « En Famille » sera un hommage au travail en usine. « Sans Famille » fut un énorme succès, « En Famille » sera plutôt un bide. Forcément, quand on fait le contraire de tout ce qui a marché une première fois... Pour autant, les causes de cet insuccès sont multiples, et en partie contextuelles, d'autant plus que le roman sera progressivement redécouvert au XXème siècle grâce à la Bibliothèque Verte, mais d'abord, commençons par le commencement. Perrine est donc une petite fille de 12 ans vivant dans une roulotte insalubre tirée par un âne. Le lecteur les découvre alors que la roulotte est aux portes de Paris, dans ce qu'il est convenu de qualifier d'embouteillage avant l'heure. Néanmoins, il y a tout autour des routes, devant les barrières de Paris, des sortes de terrains à louer qui sont eux aussi des parkings avant l'heure. Perrine et sa mère s'y installent. Ils viennent de très loin, des lointaines Indes britanniques, et se dirigent vers Maraucourt, en Picardie, un petit village situé au-delà d'Amiens, où la mère de Perrine, d'origine anglaise, peut compter sur quelques cousins éloignés. Mais hélas, l'Anglaise est bien malade, et malgré la venue d'un médecin et les attentions prodigués par les voisins, elle meurt au bout de quelques jours. Perrine se retrouve donc seule au monde, sans argent car ce qu'il restait aux deux femmes a été pris par le médecin. Elle n'a d'autre choix que de vendre sa roulotte et son âne, mais tous deux accusant, de manière très visible, le long trajet effectué de Calcutta à Paris, elle n'en tire que quelques francs, à peine de quoi payer quelques repas, mais certainement pas de quoi s'offrir le train jusqu'à Amiens. Bien que ses petits voisins l'incitent à rester parmi eux, Perrine décide de partir seule, à pied, vers Amiens. Un périple de 150 kilomètres pour une petite fille qui n'a que ses vêtements sur elle - et quelques pièces, qu'elle se fait d'ailleurs dérober rapidement par une boulangère malfaisante. Perrine découvre que la pauvreté est suspecte, même auprès des gens modestes. Moins elle a d'argent, plus on la soupçonne de l'avoir volé, et de chercher à en voler davantage. Elle est donc chassée par toutes les personnes auxquelles elle demande de l'aide. En cette rude époque, où aucun assistanat n'existait, on se méfie des miséreux, même lorsque ce sont des enfants. Perrine apprend alors à fuir ses semblables, à marcher du matin au soir, et à jeûner pendant des jours. Elle ne veut pas voler, mais elle pénètre tout de même nuitamment dans des propriétés afin de dormir dans des appentis et des cabanes de jardin. Aux deux tiers du chemin, alors qu'elle n'a rien mangé depuis trois jours, Perrine s'effondre et perd connaissance. Elle est réveillée par le museau d'un âne : son âne. Elle l'avait vendue à une vieille fermière sans lui poser de question. Celle-ci habitait non loin d'Amiens, sur la route principale, et elle est arrivée chez elle bien avant Perrine. L'âne a senti l'odeur de sa première maîtresse, et a attiré l'attention de la nouvelle propriétaire sur la petite fille évanouie. La fermière est une femme généreuse : elle permet à Perrine de se restaurer, de se laver et de coucher enfin dans un vrai lit. Une fois retapée, Perrine reprend son itinérance vers Maraucourt. Le plus gros du chemin est fait, il ne lui reste qu'une quinzaine de kilomètres à parcourir, afin de rejoindre la famille de sa mère. C'est alors qu'elle est prise d'appréhensions : elle ne connaît que par ouï-dire cette famille, et ne les a jamais rencontrés. Et s'ils ne voulaient pas d'elle ? S'ils n'avaient pas envie de s'encombrer d'une petite miséreuse à entretenir ? Que deviendrait-elle ? Elle rumine encore ces sombres pensées quand, en entrant dans Maraucourt, elle passe devant une énorme usine et croise une jeune fille de son âge, Rosalie, qui y est déjà ouvrière. Quand cette dernière lui demande son nom, Perrine, pour une raison mystérieuse, prétend s'appeler Aurélie. Ce sera le prénom qu'elle gardera jusqu'à la fin auprès de ses nouveaux amis, bien que l'on ne sache jamais pourquoi elle s'est présentée sous un faux prénom dans un village où nul ne la connaissait. La petite Rosalie apprend que Perrine/Aurélie n'a nulle part où aller, et n'a pas d'argent. Elle lui conseille alors de se faire embaucher à l'usine du village, qui est une sorte de filature industrielle. On y recrute en permanence des jeunes filles pour changer des pièces défectueuses sans que l'on arrête les machines, qui tournent sans cesse. C'est mal payé et dangereux. Beaucoup de fillettes y laissent des doigts, mais Perrine n'a pas d'autre choix, car, il faut se faire une raison, elle est bien décidée à ne pas aller voir sa famille tant qu'elle n'aura pas une situation. Les ouvrières sont logées sur place, et dorment la nuit dans un grand dortoir mal aéré où Perrine étouffe, tant elle a pris l'habitude de dormir dehors. En se promenant un soir sur les bords de la rivière toute proche, elle découvre une "aumuche", nom très local donné à un type de cabanes carrées, construites sur les rives d'un fleuve ou d'un étang. Cette cabane est utilisée pour la chasse au canard, quand cette chasse est ouverte, mais elle reste abandonnée durant le reste de l'année. Perrine décide de s'y installer, et la transforme en coquette petite maison de jeune fille. Malgré les appréciables économies qui en découlent, Perrine gagne à peine de quoi se nourrir, mais son destin va changer le jour où elle rencontre le directeur de l'usine, Vulfran Paindavoine, un « bon patron », carré en affaires et travaillant à l'international, mais compréhensif et généreux avec ses ouvriers. Il se retrouve fort gêné par la subite maladie de son secrétaire bilingue, qui se retrouve hospitalisé pour une très longue période. Il apprend par le plus grand des hasards qu'une petite ouvrière, embauchée récemment, parle aussi bien anglais que français, car sa défunte mère était anglaise. Le chef d'entreprise va donc sortir de son usine la petite Perrine pour en faire non seulement sa secrétaire, mais aussi ses yeux. Car Vulfran Paindavoine est devenu aveugle, suite au chagrin de la perte de son fils, porté disparu en Inde, où il s'était amouraché d'une diablesse d'Anglaise... Vous voyez venir l'heureuse coïncidence, n'est-ce pas ? Celle qui va faire que Perrine est la fille de cette diablesse d'Anglaise, et donc du regretté Edmond Paindavoine (car il est effectivement mort en Inde), et donc l'unique héritière de son grand-père Vulfran, au service duquel elle vient d'entrer ? Oui, le lecteur voit venir très vite ce topo, mais aucun des personnages n'a le moindre doute, même les intéressés, ce qui est quand même un peu gênant pour le lecteur. L'arrivée soudaine de cette petite secrétaire, dévouée et modeste, fidèle à son sauveur et secrète, inquiète pourtant bien des vautours qui gravitent autour de Vulfran Paindavoine : ses deux neveux qui n'attendent que la mort du pacha pour se disputer son héritage, mais aussi le chef du personnel, Casimir, l'archétype de l'arriviste prêt à toutes les alliances sordides pour éjecter cette petite cruche qui menace tant d'intérêts. Néanmoins, ces intrigues n'iront pas très loin, on a vu qu'Hector Malot n'a pas de goût pour le feuilleton. Ces individus hostiles à l'enfant n'ont, dans ce roman, qu'une fonction symbolique, cellle d'apprendre à Perrine que plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus on se fait d'ennemis sans le vouloir. Face à eux, elle saura prendre de la hauteur, comme une vraie patronne... « En Famille » possède une intrigue un peu plus complexe que « Sans Famille », mais il y a aussi beaucoup d'incohérences (notamment la disparition totale de la fameuse famille maternelle de Perrine, à laquelle elle ne rendra finalement jamais visite, puisqu'elle s'est trouvée un grand-père). Comme dans « Sans Famille », Hector Malot oscille entre une philosophie socialiste et ouvriériste, et une dévotion sans nom à la hiérarchie sociale. Misérable, Perrine doit survivre. Devenue héritière, elle doit tenir son rang. Mais c'est au final l'honnêteté de son éducation et sa maîtrise de l'anglais qui amènent la petite fille à la révélation de son identité. Elle ne réussit pas par le travail – comme d’ailleurs elle le souhaitait – mais par la loi du sang, et le sens inné du renvoi d'ascenseur. Tout ça met un peu mal à l'aise, d'autant plus que tout au long du roman, dans sa détermination à rejoindre Amiens plutôt qu'à rester parmi ses jeunes amis, dans son choix d'habiter seule "l'aumuche" plutôt que de partager l'intimité des autres ouvrières, et dans son refus final de rencontrer la famille de sa mère, on a le sentiment que c'est moins la franche honnêteté de Perrine qui détermine son destin que le refus systématique de la vie communautaire, au prétexte d'une débrouillardise purement égoïste qui n'est pas étrangère à l'ambition de réussir, et surtout de réussir sans partage. Une fois encore, Hector Malot déconcerte par ses paradoxes idéologiques, y compris dans son approche du monde ouvrier où seul le grand chef, le leader, est un homme droit, l'auteur jetant dans le même panier aux ordures la bourgeoisie oisive, le prolétaire arriviste et le bétail populacier passif et soumis. Il y a dans ce roman, et c'est aussi ce qui le rend un peu malsain, un réalisme populiste qui cache mal une pédagogie élitiste, fondée non pas sur l'effort commun mais sur la loi du sang familial. On comprend que les jeunes lecteurs n'aient pas trop su quoi en penser, d'autant plus qu'en 1893, la France entrait de plain-pied dans la Belle-Époque, et se lassait du naturalisme et d'un socialisme morbide et revanchard, à la fois obsédés par la misère et par les moyens d'en sortir, même les moins recommandables. Toutefois, « En Famille » étant bien écrit et bien mené, en dehors de ses incohérences, il se laisse volontiers lire sans ennui, et forme une sorte de testament documentaire de la France des années 1870-1880, dont la noirceur tourmentée, pleine de rancÅ“ur et parfois de perversité, fut temporairement vaincue par l'insouciance de la Belle-Époque, mais a néanmoins généré indirectement, par ricochets, le grand suicide collectif de 1914.Â