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T. TRILBY - « Marise, Fille de la Liberté » (1930)

  • Photo du rédacteur: Dorian Brumerive
    Dorian Brumerive
  • 6 sept.
  • 20 min de lecture
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Autrice discrète mais extrêmement prolifique, dont la carrière s'est étendue sur près de soixante ans, Thérèse de Marnyhac, femme de lettres francilienne, nous est surtout connu sous son pseudonyme de T. Trilby, pseudonyme inspiré par le roman « Trilby » (1894) de l'écrivain anglais Georges du Maurier, père de la future autrice de best-sellers Daphné du Maurier.

Thérèse de Marnyhac était née en 1875 à Louveciennes, dans les Yvelines. Elle fut élevée dans un milieu légitimiste, catholique et ultra-conservateur. Elle dispensa toute sa vie, au travers de ses écrits, les valeurs morales chrétiennes, monarchistes et coloniales qu'on lui avait inculquée, en faisant cependant preuve d'une astuce, d'une intelligence, d'un sens de l'observation, et d'une grande connaissance de l'âme féminine et masculine, qui la plaçaient très au-dessus des traditionnelles "mademoiselle de", vieilles filles ou veuves de guerre, qui se dévouaient alors à faire l'éducation littéraire des jeunes filles avec la sécheresse d'un livre de messe.

Thérèse perdit son père en 1897. Elle n'avait alors que 22 ans, et peina grandement à maintenir la fabrique de meubles et d'accessoires Marynhac & Cie, dont elle avait hérité de son père, Charles de Marnyhac, encore réputé de nos jours chez les antiquaires. Elle épouse en 1899 Louis Deshayes, administrateur, qui gèrera sa société avec un certain succès jusqu'en 1910.

On ignore ce qui mena Thérèse à la littérature, peut-être l'incertitude de l'avenir de sa société durant les premières années. Elle publia son premier roman sous le nom de T. Trilby en 1903, et changea très peu souvent de pseudonyme.

Le choix de ce nom est intéressant, car il y a un parallèle à faire entre sa situation personnelle, celle d'une héritière épousant l'homme qui parvint à gérer son entreprise, et l'héroïne du roman « Trilby », une soprano peu talentueuse qui, sous hypnose, devient capable de chanter l'opéra comme une diva incomparable, mais tombe sous l'emprise sentimentale et charnelle de son hypnotiseur, non sans une certaine complaisance.

Ce fantasme assumé pour une domination masculine, salvatrice et consubstantielle, ne se perçoit guère dans la plupart de ses oeuvres, car elles sont majoritairement destinées aux enfants, et si cette immense partie de son oeuvre distille tout de même ses opinions conservatrices, on n'y trouve bien évidemment rien qui puisse refléter tout ce qui a trait à sa vision de l'amour et du couple.

C'est en fait dans la partie oubliée de son oeuvre, celle de ses petits romans initiatiques destinés aux adultes ou aux jeunes filles, qu'une sensualité insoupçonnée se dessinait, souvent celle d'une jeune femme qui découvre la passion amoureuse auprès d'un homme plus âgé, dégageant une force morale ou un caractère déterminé. Pour Thérèse de Marnyhac, l'homme est pour la femme un phare dans la tempête, et plus précisément, dans la tempête qui ravage émotionnellement n'importe quelle cervelle féminine. Et parce que cet homme est un pic plein d'aspérités, c'est la femme qui doit le conquérir, quitte à faire preuve de patience, de sacrifice et d'abnégation.

On voit à quel point l'oeuvre de Thérèse de Marnyhac - ou Thérèse Trilby, comme elle n'a sans doute pas osé se renommer - se place en contradiction totale avec l'évolution de la société depuis la Belle-Epoque.

Une émancipation qui n'est pas cependant toujours libératrice, dans le sens où la femme peut perdre son temps à courir après une liberté dont la seule fonction est de s'en réclamer une fois qu'on l'a atteinte; une liberté qui ne va de pair ni avec l'accomplissement de la féminité, ni avec l'acceptation de la solitude.

C'est d'ailleurs de ce sujet que part Thérèse de Marnyhac dans son roman injustement méconnu, « Marise, Fille de la Liberté », publié en 1930 (et non en 1929, comme c'est parfois indiqué dans certaines sources). « Marise, Fille de la Liberté » est un assez plaisant roman antiféministe, peut-être même le premier du genre en France qui soit également riche en débats, en dialogues platoniciens et en questionnements philosophiques. Après tout, qu'est-ce qu'une femme libre, dans une société où la liberté de chacun s'arrête là où commence celle des autres, selon le fameux proverbe ?

Ecrit durant l'année 1929, « Marise, Fille de la Liberté » est aussi un roman totalement contextuel, qui prétend disséquer l'héritage politique de la reine des suffragettes britanniques, Emmeline Pankhurst, disparue en 1927.

Quelques mots d'abord sur cette femme, à peu près inconnue de par chez nous, même encore de nos jours, mais qui est une figure majeure de la lutte pour le droit des femmes en Angleterre.

Le Royaume-Uni a vécu bien plus longtemps que la France sous la pression sociale des "suffragettes", ces militantes féministes exigeant le droit de vote pour les femmes, mais qui, dans la société patriarcale protestante dans laquelle les Anglais sont aussi célèbres pour leur sens de l'humour et de la dérision, avaient bien du mal à se faire prendre au sérieux. Thérèse de Marnyhac, d'ailleurs, ne s'oppose pas au droit de vote pour les femmes, même en France, mais elle se défie de ce que les féministes en attendent, c'est-à-dire la mise en place d'un matriarcat prétendument progressiste ou d'une société nouvelle tournant autour d'une certaine idée de la femme.

Mais revenons à Mrs Pankhurst.

Née en 1858 dans un milieu de suffragettes militantes à Manchester, Emmeline Pankhurst fut très vite une militante fortement engagée et très ambitieuse. Mariée très jeune à un avocat spécialisé dans la clientèle des "suffragetttes" (régulièrement arrêtées par la police quand elles troublaient l'ordre public), ce mari idéal la laissa précocement veuve à seulement trente ans. Elle consacra donc sa vie entière à structurer et professionnaliser la contestation féministe au Royaume-Uni, notamment en se rapprochant des socialistes. Elle brisa, de ce fait, un tabou qui, depuis des décennies, poussait les féministes à s'enfermer dans une "cause des femmes" qui excluait toute entente avec un parti "mâle" pré-existant. Emmeline Pankhurst fut la première féministe à comprendre la nécessité de partager le combat politique avec des partis exclusivement masculins, afin qu'un jour, justement, ils ne le soient plus, et afin aussi de crédibiliser son propre mouvement politique, qui devint un parti politique légal rassemblant la quasi-intégralité des "suffragettes", jusque là éparpillées en groupuscules.

Pour autant, si le vote des femmes cessa d'être une source inépuisable de plaisanterie, il n'en devint pas pour autant une cause nationale. Les Anglais étaient majoritairement hostiles aux votes des femmes. Aussi, à partir de 1909, Emmeline Pankhurst lança une série d'opérations coup-de-poings, visant à perturber des évènements publics, ou à tenter de rentrer par effraction dans des établissements d'état, au parlement ou même à Buckingham Palace.

Arrêtées et condamnées à des peines de prisons de plusieurs mois, Emmeline Pankhurst et son commando virent leur peines écourtées car, véritablement prêtes à mourir pour leur cause, elles entamaient le jour même de leur incarcération une grève de la faim ininterrompue. Cette attitude fanatique - et donc, paradoxalement, virile - leur valut une plus grande empathie auprès des anglaises, mais leurs pères et époux, eux, restaient inflexibles.

Deux évènements majeurs changèrent l'opinion des hommes britanniques sur Emmeline Pankhurst : d'abord, il y eut en 1914, la Première Guerre Mondiale. La plupart des "suffragettes" n'y accordèrent qu'un médiocre intérêt, mais Emmeline Pankhurst ordonna une pause dans la contestation, et recommanda à toutes les "suffragettes" de participer à l'Effort National de Guerre en rejoignant le champ de bataille comme infirmières ou en travaillant comme ouvrières dans l'armement. Cette prise de position patriotique eût pour conséquence d'éloigner du mouvement les féministes les plus radicales, mais cela lui valût aussi l'estime et le respect des parlementaires britanniques, et même de ses adversaires politiques.

Ensuite, Emmeline Pankhurst entama un total revirement politique en 1917, après la révolution d'Octobre en Russie. L'ancienne militante socialiste, qui avait pourtant politisé à gauche le féminisme d'avant-guerre, lui faisait prendre un virage à 180 degrés, en déclarant que le bolchévisme russe était un danger pour l'Humanité, et qu'il devait être éradiqué.

Une fois encore, et de manière encore plus conséquente, ses troupes féministes se révoltèrent et se morcelèrent. Beaucoup de féministes espéraient une grande réforme venue de cette lointaine révolution russe, et qu'elle s'accompagnerait d'une redéfinition du statut de la femme, ce qui, finalement, n'arriva pas. Emmeline Pankhurst n'en poursuivit pas moins son long cheminement à droite, et s'inscrivit au Parti Conservateur en 2026.

Elle ne profita pas longtemps de cette nouvelle famille, et mourut en 2028 des conséquences indirectes, sur sa santé, des mauvais traitements subis en prison et de ses grèves de la faim à répétition pratiquées vingt ans plus tôt. Ce fut davantage pour lui rendre hommage en tant que femme politique de conviction, que parce que le besoin s'en faisait désormais sentir, que les parlementaires votèrent en 1928, un mois seulement après la mort d'Emmeline Pankhurst, le droit de vote pour les femmes.

Soit que Thérèse de Marynhac ait ignoré cette conversion dernière au conservatisme d'Emmeline Pankhurst (dont d'ailleurs elle orthographie incorrectement le nom en "Pankurst"); soit qu'en tant que légitimiste, elle ait considéré qu'un parti républicain conservateur ne vaut pas mieux qu'un parti républicain travailliste, l'autrice fait d'Emmeline Pankhurst sa bête noire, la décrivant comme une mauvaise influence, d'autant plus pernicieuse qu'elle est présentée comme une sorte de "louve solitaire" du féminisme, ce qui n'a pas été vraiment le cas.

L'héroïne de ce roman, Marise Decusset est une jeune bourgeoise d'à peine vingt ans, fille unique d'une famille de commerçants qui ont quitté leur Lille natale pour faire fortune à Paris. Appartenant à cette classe sociale nouvelle que l'on appellera quelques décennies plus tard "les nouveaux riches", ils ont élevé leur fille dans une mentalité excessivement bourgeoise, se sont arrangés pour qu'elle ne manque jamais de rien, et se retrouvent vingt ans plus tard tous surpris de se découvrir parents d'une petite mijaurée, tout à fait charmante, mais horriblement orgueilleuse, et qui estime que tout lui est dû.

Ainsi, alors qu'à Paris, tous les membres de la famille attendent Marise pour fêter son vingtième anniversaire autour d'un dîner somptueux, la fille indigne, qui traînassait dans la forêt de Rambouillet avec sa meilleure amie Jeanne, est tranquillement en train d'attendre dans un cabaret situé à côté d'un garage, où un jeune garagiste, désireux de retenir au maximum ces deux jolies filles, semble peiner à trouver la panne de la voiture de Jeanne, qui les a subitement lâchées.

Le cabaret est muni d'un téléphone. Marise ne songe pas à appeler sa famille, qui attend désespérément sa venue et commence à s'inquiéter. elle trouve normal qu'on l'attende pendant des heures. En revanche, elle appelle son meilleur ami, quasiment son frère, Claude Lainac, ancien pupille de M. Decusset, aux côtés duquel elle a grandi. Devenu poète et littérateur, au grand désespoir de M. Decusset, qui considère que « ces maladies ne s'attrapent pas dans sa famille », le jeune homme a pris une saine distance avec son imbécile de tuteur, après avoir touché l'héritage de son père, mort pour la France pendant la Grande Guerre, ce qui lui permet de vivre une existence relativement bohème, bien qu'il soit d'un naturel sage et peu porté aux excès.

C'est donc Claude, et non Marise, qui fait un crochet chez les Decusset pour les informer de la mésaventure de leur fille, avant d'aller la chercher à Rambouillet. Une fois arrivé, il ne lui suffit que de quelques minutes pour se rendre compte que le garagiste a mené les deux jeunes filles en bateau, et que la voiture n'est pas victime d'une mystérieuse panne, mais juste à court d'essence.

Une fois ramenée à Paris en fin de soirée, Marise est toute déçue que tout le monde soit allé se coucher, et qu'on ne l'on n'ait pas attendue. C'est Claude qui se dévoue pour lui concocter un petit pique-nique d'anniversaire, gentiment amical à défaut d'être glorieux.

Le lendemain, les parents de Marise sont évidemment furieux de son attitude et lui demandent des explications, mais la journée d'hier est déjà morte et enterrée dans cette jeune tête pleine de vent, où seules demeurent les idées qui la passionnent. Croyant sincèrement faire plaisir à ses parents, Marise leur annonce qu'à l'occasion de son vingtième anniversaire, elle a décidé de consacrer sa vie à faire de la politique, quitte à devoir renoncer à toute éventualité de mariage.

Pour les parents de Marise, le choc est d'autant plus brutal qu'il n'existe pas encore à ce moment-là de femmes politiques. C'est d'ailleurs bien pour cela que Marise veut être la première. Thérèse de Marynhac ne cache pas que, enfiévrée par les idées avancées dont lui parle régulièrement son amie Jeanne, Marise n'est pas réellement une militante féministe convaincue. Elle n'adhère au féminisme que parce que la défense de la cause des femmes est indirectement une manière de se mettre elle-même sur un piédestal en se donnant l'excuse de le faire pour défendre la cause des femmes. Cependant, le lecteur, qui partage toutes les pensées intimes de Marise, n'aura pas l'occasion d'e être dupe très longtemps.

Marise est une orgueilleuse et une égoïste, une enfant capricieuse qui ne cherche qu'à être admirée par ses consoeurs et redoutée par ses adversaires. Elle a appris sa leçon sur le combat politique d'Emmeline Pankhurst, comme l'on apprend le sujet d'un examen afin d'être sûr de le passer brillamment. En dehors de ça, militer pour le vote des femmes ne l'intéresse qu'à la seule fin d'être élue par elles à un poste important. Elle est trop imbue d'elle-même pour se préoccuper sincèrement des attentes des autres.

D'ailleurs, Marise est très surprise de la réaction violente de ses parents, n'y ayant pas réfléchi préalablement, uniquement préoccupée de son propre enthousiasme et n'imaginant guère qu'on ne le partage pas. Son père, comme beaucoup de gens d'extraction modeste qui se sont fait tous seuls, n'aime guère les idées politiques nouvelles qui prétendent redistribuer les cartes. Pour lui, la place d'une femme est dans son foyer, et ce dont Marise a le plus besoin, c'est d'entrer dans un institut où elle apprendra à coudre, à faire la cuisine et à faire le ménage. Si elle s'y refuse, il la fera passer pour folle, et la fera interner dans une maison de santé !

La mère de Marise est bien moins en colère, mais elle ne comprend pas ce qui se passe dans la tête de sa fille. Elle-même n'a jamais eu la moindre envie de voter. Lui en donnerait-on l'occasion qu'elle ne le ferait pas. La politique ne l'a jamais intéressé. Elle était juste désireuse de se trouver un gentil mari, qui gagne bien sa vie et qui lui fasse un enfant. Elle y est arrivée sans trop de mal, elle est très heureuse ainsi, alors pourquoi chercher à se réaliser autrement ?... Elle serait même encline à penser que la profession de foi de Marise n'est probablement qu'une manière détournée d'avouer une envie bien naturelle de se livrer à la charité chrétienne, et de venir en aide aux défavorisés.

Contrairement à ce que l'on pourrait supposer, Thérèse de Marynhac ne donne pas plus raison aux parents de Marise qu'à Marise elle-même. Elle laisse entendre que Marise ne planerait pas aussi haut si ses parents n'avaient été eux-mêmes autant au ras-des-pâquerettes. Selon elle, les mentalités trop étroites incitent naturellement à déraisonner pour échapper à leur carcan.

Il n'empêche, Marise est contrariée de la réaction de ses parents, mais seulement contrariée - car elle reste persuadée au fond d'elle-même qu'elle est appelée à un destin exceptionnel, que sa bonne étoile veille sur elle puisque sa cause est juste, et que ses parents lui pardonneront tout quand elle sera présidente de la République.

Dans l'immédiat, il lui faut d'abord fuir le giron familial, et gagner sa vie afin d'échapper à l'école de ménagères ou à la maison de santé. Pour cela, elle compte sur Jeanne, dont le père est non seulement banquier, mais aussi un homme grandement mondain, organisant ponctuellement chez lui des soirées entre gens puissants et fortunés où il est toujours possible de placer un ami, un fils, un neveu, comme stagiaire ou attaché parlementaire.

Seulement voilà, Marise est une jeune femme, donc, le seul emploi qu'on puisse lui octroyer, c'est celui de secrétaire. Pas grave, il faut bien commencer par quelque chose... Le père de Jeanne recommande Marise à un ami député qu'elle rencontre au Sénat (ce qui d'ailleurs est plutôt étonnant,à moins que ça ne témoigne d'une connaissance très imparfaite des institutions de la République par notre amie Thérèse). La vue des beaux sièges rouges de l'hémicycle fait terriblement envie à Marise, elle s'y voit déjà siéger en robe violette, car ce sont deux tons qui vont merveilleusement bien ensemble...

Le député, hélas, n'a rien à lui proposer sur place, mais il connaît fort bien un collègue vieillissant, nommé dans une petite circonscription de Caen, qui se retrouve immobilisé dans sa maison, après s'être cassé le col du fémur. Comme par un fait exprès, sa femme, qui lui servait de secrétaire, est tombée gravement malade, et se fait actuellement soigner en Suisse. Ce pauvre monsieur Largère se retrouve bien seul pour expédier les affaires courantes.

Pressée de quitter la maison de famille et d'entrer en politique, même en commençant au bas de l'échelle, Marise accepte le poste, sans même se renseigner sur le salaire.

Elle débarque quelques jours plus tard à Caen, où un chauffeur l'accueille et la conduit dans un petit bourg rural assez isolé. Bien que l'appartenance politique du député Largère ne soit jamais indiquée, le fait que ses discours et ses courriers commencent assez souvent par le mot : "Camarades !" ne laisse pas beaucoup d'ambiguïté.

Largère, qui néanmoins préfère qu'on l'appelle "Monsieur le Député" plutôt que "Camarade", a épousé une laide et riche héritière afin d'améliorer son standing. Il est également servi par une domestique normande, Gertrude, qui se montre d'entrée très hostile à Marise, en laquelle elle reconnaît une ennemie de classe !

Largère, pour sa part, est charmé de voir sa grosse dondon remplacée par une fraîche jeune fille, qui sent bon les parfums chers de Paris, et dont il aime à détailler la jolie silhouette et le visage fin, tout en fumant sa pipe, laquelle répand son odeur nauséeuse et persistante dans toute la maison.

Marise travaille très efficacement, avec beaucoup de compétence et de sérieux. Que faire d'autre, de toutes façons, dans ce trou paumé ? Largère, qui n'a jamais autant travaillé qu'elle, même dans sa jeunesse, est très admiratif, et consent même à poser sa pipe et à fumer plutôt des cigarettes, quand il s'aperçoit que Marise est incommodée par cette odeur.

Comme elle a informé Largère de ses ambitions politiques, ce dernier lui propose un travail déjà plus intéressant pour elle : ayant lui-même atteint l'âge de la retraite, Largère va céder son poste à son cousin Pierre afin qu'il lui succède. Non pas que Pierre Largère ait une vocation pour la députation, mais il ne sait rien faire de ses dix doigts, alors autant en faire un député.

Marise se retrouve donc bombardée "agent électoral", une fonction qui ne s'ajoute pas à son salaire, et qui consiste à préparer le candidat Pierre à un métier dont il ne connaît rien. Marise doit donc superviser son apparence, assez peu attractive, et lui écrire un discours, dont il ne comprend pas lui-même tous les mots.

Détentrice de son permis (ce qui est étonnant pour une mineure), elle devient également le chauffeur de maître de monsieur le candidat Pierre, qui s'habitue à cette assistante, qu'il regarde désormais avec des idées grivoises.

Le premier "meeting" de son poulain a lieu dans un bar situé à la frontière de trois villages, où se sont réunis une trentaine de bouseux, principalement venus pour profiter de la tournée générale traditionnellement offerte par le candidat en fin de discours.

Marise découvre, affligée et un peu méprisante, la façon dont on fait de la politique dans les terroirs; de la politique avec un tout petit "p" qui débouche à l'élection quasi-automatique du député le plus sympathique ou le plus généreux en tournées. D'ailleurs, le candidat Pierre n'a pas manqué de se griser, lui aussi, et quand Marise le raccompagne ensuite en voiture, il tente de l'embrasser alors qu'elle conduit, et manque de provoquer un accident.

Écœurée, Marise chasse le candidat Pierre de la voiture à coups de pieds, et le plante en rase campagne, avant de revenir furieuse chez Largère, et de s'enfermer dans sa chambre pour y pleurer de frustration.

Le candidat Pierre Largère est très contrarié de devoir rentrer à pied, et, plus encore, d'être frustré de ses envies de tendresse envers son "agent électoral". Il ne peut pas en parler à la police, car il sent bien, une fois dégrisé, qu'il s'est mal comporté. Il ne peut pas en parler non plus à son cousin, qui serait tenté de lui retirer sa candidature. Par contre, il peut en parler à la servante de ce dernier, la fameuse Gertrude, qui se charge avec sadisme d'écrire une lettre à Madame Largère, en Suisse pour lui parler de cette petite secrétaire arriviste et allumeuse, qui fait déjà parler de ses méfaits après seulement trois semaines d'activité.

Il ne faut que quelques jours à la grosse Madame Largère pour revenir de Suisse. À peine arrivée chez son mari, elle se jette sur la pauvre Marise, l'avanit d'insultes et d'allusions pernicieuses, et la somme de quitter sa maison à l'instant, par le taxi qui vient de l'amener.

Marise retient ses larmes pour ne pas laisser voir la souffrance atroce de cet affront, et une fois conduite à Caen, elle reprend le train pour Paris, amère de ne devoir la fin de sa jeune carrière politique qu'à la haine que lui vouent deux femmes grosses et laides, juste parce qu'elle-même est jeune, belle et parisienne, alors que Marise n'est entrée en politique que pour défendre justement la cause des femmes. Hélas, toutes les femmes n'ont pas besoin d'être défendues...

Débarquée à Paris, Marise se rend compte soudain qu'elle ne sait même pas où dormir. Jeanne, elle le sait, est en voyage, et Marise est trop orgueilleuse pour rentrer chez ses parents et leur avouer son échec. Elle va donc sonner chez Claude, à qui elle raconte ses malheurs, ce qui chagrine bien évidemment le jeune homme, mais aussi à qui elle confie son désir de rebondir et de repartir en politique, ce qui en revanche le fait sourire. Néanmoins, Claude propose à la jeune femme de passer la nuit dans la chambre d'amis qu'il réserve ordinairement à son frère, administrateur colonial, les rares fois où il revient sur Paris. Lui-même dormira de son côté, dans sa chambre.

Ce que Marise n'avait pas prévu, c'est que dans son désir de nuisance, la grosse madame Largère est parvenue à trouver le numéro de téléphone des parents de Marise, et leur a téléphoné, leur expliquant avoir renvoyé leur dépravée de fille à cause de son comportement honteux de fille perdue.

Le père Decusset, tétanisé, attend donc, durant la nuit entière, la venue désolée de sa fille, et s'inquiète progressivement de ne pas la voir arriver. Quand le petit jour se lève, paniqué, lui et sa femme se rendent chez Claude pour lui demander s'il a des nouvelles de Marise.

Lorsqu'ils sonnent à la porte, Claude, à moitié endormi, va spontanément ouvrir. Malheureusement, la chambre d'amis où Marise a pasé la nuit se trouve juste en face de la porte d'entrée. Les parents de Marise l'aperçoivent donc pointer le nez en dehors des couvertures, et se mettent à hurler au scandale !

Nous sommes en 1930, et dans les familles conservatrices, il est encore de coutume de ne rien faire entre amoureux tant qu'il n'y a pas mariage. Le contexte par ailleurs est un peu choquant, car même s'ils n'ont pas de lien de parenté, Claude et Marise ont été élevés en frère et soeur.

Impossible de convaincre M. et Mme Decusset que leur fille et son hôte ont fait chambre à part, surtout après le coup de fil diffamatoire de Mme Largère. Marise s'effondre en larmes sous la honte et la douleur : cela fait deux fois en moins de 24 heures qu'on la traite de dévergondée, alors qu'elle n'a rien fait de mal.

Claude ne réfléchit qu'une dizaine de secondes avant de comprendre qu'il n'y a qu'une issue possible, d'autant plus qu'il se sent un peu coupable d'avoir ouvert la porte d'entrée sans réfléchir.

Il annonce d'une voix forte qu'il va réparer l'affront en épousant Marise.

Chacun reste muet devant cette déclaration, y compris l'intéressée. Mais ses parents étant essentiellement soucieux du qu'en-dira-t-on, admettent bien volontiers que c'est la décision la plus sage, d'autant plus qu'une fois mariée, ils seront débarrassés de cette fille indigne.

Claude a en réalité un plan astucieux : il va effectivement épouser Marise pour sauver son honneur, mais connaissant l'amour de la jeune fille pour sa liberté, il ne l'épouse que dans le but de divorcer quelques mois plus tard. Comme il faut encore à cette époque un prétexte légal pour pouvoir divorcer, Marise va prétexter l'abandon de domicile conjugal le soir des noces, alors que Claude partira le soir même pour l'Espagne pendant quelques mois, en s'arrangeant pour être vu à son départ par plusieurs témoins. Marise sera donc en droit de demander le divorce, sans que la honte ne retombe une nouvelle fois sur elle.

Marise trouve ce plan fabuleux puisqu'il l'avantage. Elle n'y voit en réalité qu'un seul inconvénient : elle aurait bien aimé voir l'Espagne, elle ausi, mais Claude est inflexible : une telle opportunité de justifier un divorce ne se reproduira pas de si tôt.

Le couple se marie donc en septembre, et comme prévu, afin aussi de se garder de la tentation de consommer ce mariage, Claude part le soir-même pour l'Espagne en train de nuit, laissant son appartement à Marise, promettant de revenir pour le soir de Noël, afin qu'ils passent le réveillon ensemble, puis entament la procédure de divorce le lundi suivant.

Durant trois mois, Marise n'a rien d'autre à faire dans ce petit appartement qu'à se laisser vivre. Elle se surprend à ne pas s'y ennuyer, à s'y sentir même comme chez elle. La jeune fille songe bien à aller assister à une conférence de "suffragettes", mais tout cela lui semble déjà si loin derrière elle... Se sentant mollir, elle va rendre visite à une association d'aide aux femmes qui souhaitent divorcer. Elle réalise trop tard que c'est une association religieuse, et loin de lui donner des conseils, son interlocutrice l'encourage au contraire à tout tenter pour sauver son mariage, car rien n'est plus important que l'amour dans l'existence. Marise peine à trouver des arguments à lui opposer...

Incompréhensiblement, Claude lui manque vite. Elle combat ce manque en fouillant ses armoires, ses tiroirs, ses étagères. Elle tombe sur un manuscrit secret, « La Princesse Orgueilleuse », où le poète a couché des pensées éparses et enamourées concernant Marise, et cette dernière réalise alors que Claude est amoureux d'elle depuis très longtemps, mais qu'il n'a jamais rien dit, pour ne pas froisser cet incommensurable orgueil qu'elle a dressé entre elle et les autres.

Elle s'agace de cette lecture dans un premier temps. Comme toutes les orgueilleuses, elle ne supporte pas qu'on la juge orgueilleuse. Et pourtant, si c'était vrai ?...

Pour la première fois, quelque chose de totalement nouveau s'éveille en elle. Elle réalise ce que doit être la douleur profonde que Claude n'a pas voulu lui montrer, l'énormité du sacrifice qu'il a fait pour elle en ne l'épousant que pour détruire ce rêve doré qu'il a sans doute longtemps nourri, et ce, à la seule fin de respecter la soif absurde de liberté de la petite Marise.

Elle a soudain hâte que Claude revienne. Elle a même peur qu'il ne revienne pas. Mais le soir même de Noël, comme prévu, il est là, ayant même fait exprès d'arriver en retard, pour ne pas lui laisser voir à quel point il était impatient. Claude lui ramène d'Espagne, dans un écrin superbe, un magnifique collier de perles. Marise comprend confusément qu'au moins pour ce dernier soir, Claude a voulu se donner l'illusion qu'elle était vraiment son épouse.

Tout devient enfin limpide à ses yeux. Marise accepte le cadeau, remercie chaleureusement Claude et lui sourit. Elle sait déjà qu'elle ne divorcera pas.


On voudrait pouvoir se dire que cette fin mignonne et morale est tout de même un peu trop guimauve, mais il est hélas difficile de ne pas s'en émouvoir, tant Thérèse de Marynhac est une conteuse habile, qui ne veut laisser paraître, dans la défense de ses convictions, que le triomphe évident du bon sens face aux sentiments vrais.

Tout cela n'empêche pas son roman, pourtant fort réussi, d'être un peu trop souvent dans la caricature ou dans la surenchère, même si la plupart des situations sont très réalistes, au point même de sembler étonnamment modernes, même si, comme beaucoup d'auteurs monarchistes, Thérèse de Marnyhac oppose l'idéologie républicaine de gauche, censée être dévouée au peuple, aux ambitions individuelles et cyniques de ceux qui la défendent. Il est vrai que c'est un débat toujours très actuel, qui affaiblit depuis longtemps le fonctionnement de la démocratie en Occident, même si on peut encore rétorquer que le bon sens catholique, ou la restauration de la monarchie, invalideraient peut-être le débat, mais certainement pas le problème posé par l'exercice du pouvoir ou par les ambitions individuelles, qui n'ont jamais été moins nombreuses chez les courtisans de Versailles qu'au sein des ministères de la République.

Thérèse de Marnyhac parvient toutefois à nous rendre très attachante sa Marise, personnalité contrastée mais tout à fait crédible d'orgueil narcissique et de frivolité enfantine. Les paradoxes de Marise sont avant tout ceux de l'adolescence. Marise ne pense sa carrière politique que comme la clef d'un prestige social. Les gens et les causes qui permettent d'y accéder ne sont longtemps à ses yeux que des outils. Pourtant, ce calcul permanent dans son esprit révèle moins une âme manipulatrice qu'un reliquat de nombrilisme infantile, encore candide dans sa façon d'être parce qu'il ne s'est pas encore frotté au réel. La mésaventure normande de Marise, tant parce qu'elle révèle des intrigues politiciennes miteuses que parce qu'elle découvre la jalousie et la méchanceté dont sont capables d'autres femmes, lui ouvre les yeux sur l'utopie malsaine de l'idéologie féministe, à la fois manichéenne et bipolaire, qui ne pourra jamais contraindre l'ensemble des femmes ou des hommes à suivre un dogme arbitraire.

Marise sera finalement sauvée par Claude, cet homme qui pourtant, sur bien des plans, ne partage aucune des opinions de la jeune fille, qui se revendique même traditionaliste avec fierté, mais qui, en traitant Marise comme une enfant immature, la révèle à elle-même en tant que femme en devenir. On retrouve ici ce mythe du mâle complémentaire cher à Thérèse de Marnyhac, cette fascination émue pour l'homme qui ne veut ni affronter la femme, ni la flatter, mais qui lui parle avec sincérité, d'elle-même ou de lui, et dont cette sincérité n'exclut pas pour autant une pudeur délicate ou un sens viril des responsabilités.

Malgré sa partisanerie ouverte, quoique rarement explicite, Thérèse de Marnyhac était une femme qui aimait profondément l'Homme dans son essence, l'Homme tel qu'il est, et non pas tel que la plupart des femmes voudraient qu'il soit pour correspondre en tous points à leur âme capricieuse. Et c'est cette qualité rare qui fait que cette romancière, que l'on a souvent catégorisée comme un écrivain pour jeunes filles, est d'une lecture tout à fait revigorante, tout à fait caressante, pour un homme moderne, surtout s'il se sent perdu face aux incessantes remises en causes politiciennes de son identité.

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