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AUGUSTE DEBAY - « Laïs de Corinthe Et Ninon de Lenclos » (1858)

  • Photo du rédacteur: Dorian Brumerive
    Dorian Brumerive
  • 19 sept.
  • 16 min de lecture
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Aujourd'hui totalement oublié, Auguste Debay fut néanmoins abondamment lu durant plus d'un demi-siècle par un lectorat très varié, aussi varié à vrai que dire que le fut son oeuvre, assez insaisissable.

Ce médecin militaire auvergnat, presque né avec le XIXème siècle et presque mort en même temps que lui, vécut une carrière littéraire fort longue, marquée par de très nombreuses publications de vulgarisations médicales, qui s'orientèrent assez rapidement vers la sexualité de la femme, dont il devint un expert.

Il n'est pas exagéré d'affirmer qu'Auguste Debay a découvert le clitoris. Il est en tout cas le premier, dès 1846, à lui consacrer des études et des ouvrages spécialisés qui firent connaître son auteur du grand public.

Le succès de cette thématique l'amena assez rapidement à s'intéresser à des sujets qui n'avaient plus grand rapport avec la médecine. Il consacra plusieurs romans au mariage, dénonçant l'incommunicabilité des époux au quotidien, et la nuisance de l'habitude et de la routine sur l'harmonie sexuelle.

Son statut de médecin militaire lui évita sans doute bien des foudres de la censure, tant comme homme de science que comme fonctionnaire du Ministère des Armées, institution à l'époque bien plus prestigieuse qu'elle ne l'est aujourd'hui.

Après la révolution de 1848, qui marqua la chute, définitive cette fois-ci, de la monarchie, Auguste Debay s'enhardit davantage, et se fit remarquer par des prises de positions très nouvelles, tant sur l'indépendance politique et financière des femmes, que sur d'autres sujets moraux et politiques. Il se révéla notamment un adversaire particulièrement sévère de la religion, la jugeant nuisible, corrompue, et malsaine. Il est l'un des premiers à soutenir l'idée d'une société laïque ainsi qu'à militer pour le mariage des prêtres, déclarant que leur chasteté forcée jouait un rôle sinistre dans la perversité sexuelle dans laquelle tombaient bien des gens d'églises, se référant presque ouvertement à leur attirance pour les enfants et les jeunes garçons.

On est sidéré aujourd'hui d'apprendre qu'un homme de lettres aux idées aussi avancées pour son temps ait pu être aussi libre de ses propos. Comme dit précédemment, son statut de médecin et son appartenance à l'armée étaient de puissants symboles de respectabilité. Mais Auguste Debay était aussi très habile. Il ne publiait pas directement un pamphlet dont le titre ou la jaquette aurait choqué avant même qu'on on lise la première page : il écrivait un livre de vulgarisation médicale ou sur un sujet de société, où il parvenait à placer, après bien des digressions, ses opinions les plus progressistes, même si elles étaient fondamentalement hors-sujet. Ainsi, ses propos sur la laïcité ou sur le mariage des prêtres apparaissent pour la première fois en 1849 dans un traité sur l'hygiène nécessaire aux baigneurs.

À quelques reprises, Auguste Debay s'est totalement éloigné du prétexte médical pour s'aventurer dans des domaines plus personnels, signant des livres de souvenirs, mais aussi un récit sur l'Algérie, où il travailla longtemps comme médecin colonial, et faisant l'éloge, là aussi très inconvenant en son temps, du rebelle indépendantiste Abd El Kader. Cependant, son oeuvre la plus marquante et la,plus intemporelle est un dyptique de livres assez inclassables sur l'Antiquité grecque, « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos » (1858) et « Les Nuits Corinthiennes, ou Les Soirées de Laïs » (1859), deux ouvrages publiés chez Édouard Dentu, qui connurent apparemment un grand succès, au point que des éditions "pirates" furent vendues sous le manteau, obligeant l'éditeur à ne réimprimer ces deux livres que dans des éditions signées par l'auteur, et parfois même aussi par lui-même.

Publiés à seulement quelques mois d'intervalle, « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos » et « Les Nuits Corinthiennes, ou Les Soirées de Laïs » sont deux essais complémentaires, le second étant partant d'un développement d'un chapitre de l'ouvrage précédent, et ajoutant des détaisl supplémentaires dans une optique plus pédagogique.

Nous allons d'abord traiter de « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos », qui est clairement l'ouvrage le plus énigmatique. Présenté officiellement comme une étude comparative entre Laïs de Corinthe, une courtisane de l'Antiquité, et la célèbre Ninon de Lenclos, courtisane du XVIIème siècle, ce livre est en réalité une sympathique fumisterie, visant avant tout à permettre à Auguste Debay de donner corps à ses fantasmes sexuels et sentimentaux, tournant autour de la femme facile et voluptueuse, qui serait de plus doublée d'une mondaine érudite et douée d'esprit.

D'entrée de jeu, en réalité, il n'y a aucune comparaison rationnelle à faire entre ces deux femmes, d'autant plus qu'Auguste Debay est loin de leur accorder la même attention. La vie de Laïs de Corinthe s'étale dans une biographie poétique de 270 pages, et celle de Ninon de Lenclos se résume à un récit anecdotique de 75 pages sur son dernier amour qui, à franchement parler, a d'autant moins d'intérêt que la belle Ninon, fort révérée au XIXème siècle, a inspiré bien d'autres prosateurs plus exhaustifs.

La figure de Laïs de Corinthe est donc ici plus que centrale, et on ne peut que s'en réjouir, d'abord parce que c'est effectivement un personnage beaucoup plus original, et parce que cela donne à l'auteur l'opportunité de faire revivre sous sa plume une époque lointaine qui était encore rarement abordée en littérature au XIXème siècle, sauf dans quelques nouvelles éparses, dont celles de Théophile Gautier, dont Auguste Debay qui semble s'en être primitivement inspiré.

En effet, il est temps d'avertir les hellénistes qui liraient par hasard cette critique : ce dyptique qui parait, à la lecture, fort érudit et assez documenté, est en réalité une fantaisie d'esthète grivois totalement imaginaire, justifiée par un manuscrit anciens qui, en réalité, n'existe pas, et par de prétendues traductions d'oeuvres inexistantes d'auteurs de l'Antiquité qui, eux, sont effectivement réels, et sont parfois même inclus comme personnages dans ces deux livres.

Pour qui ne s'intéresse guère à l'Antiquité, il faut savoir que de ces temps lointains, on sait en réalité bien peu de choses, dont la majorité viennent de manuscrits souvent apocryphes, ponctuellement réécrits au fil des siècles par des moines copistes, que l'on peut hélas soupçonner d'avoir rajouté certains éléments ou d'en avoir enlevé d'autres. Qui plus est, de nombreuses découvertes archéologiques ont été réalisées depuis 1858, et il faut être conscient que si on sait peu de choses aujourd'hui sur cette époque lointaine, Auguste Debay en savait encore moins. Et donc, en dehors de ses inventions hédonistes et galantes, son évocation de l'Antiquité est en réalité truffée d'erreurs et d'inventions.

La plus grande de ces erreurs est déjà celle qui concerne cette Laïs de Corinthe, dont il fait son héroïne idéale. En effet, il n'y a pas eu une seule Laïs de Corinthe, il y en a eu deux.

La première a vécu au Vème siècle avant J.C. C'est de cette femme dont part initialement Auguste Debay. Ses dates de naissance et de mort sont inconnues. Il n'existe qu'une source historique fiable la concernant, un long épigramme prétendument signé par Platon dans « L'Anthologie Grecque », un manuscrit du Ier siècle avant J.C., compilant des textes beaucoup plus anciens, originellement rassemblés par Méléagre de Gadara, mais considérablement augmenté au fil des siècles par des textes apocryphes et des falsifications volontaires, au point qu'il est difficile aujourd'hui de faire la part de ce qui est authentique et de ce qui ne l'est pas. Cette première Laïs de Corinthe est aussi brièvement citée dans des fragments d'oeuvres anonymes, la désignant conjointement comme une très belle femme entourée d'une foule d'amants, qui la rétribuaient à des tarifs particulièrement élevés. C'est principalement par le prix exorbitant de ses charmes qu'elle fut l'objet des attentions des chroniqueurs.

La seconde Laïs, désignée aujourd'hui sous le nom de Laïs d'Hykkara, village disparu de Sicile dont elle aurait été originaire, a vécu un siècle plus tard. On a beaucoup plus d'informations la concernant. Il s'agissait d'une esclave qui fut vendue à un marchand de Corinthe, et qui finit par obtenir sa liberté grâce à ses prestations sexuelles. Il est très probable qu'elle reprit à son compte le nom de Laïs de Corinthe, encore célèbre dans toute la Grèce Antique, car contrairement à la première porteuse du nom, elle ne resta pas toute sa vie dans cette ville, et voyagea dans toute le monde grec en monnayant ses charmes. Elle mourut en Thessalie en 340 avant J.C. La légende prétend qu'elle fut lapidée par un groupe de femmes jalouses, mais la date et le lieu de sa mort coïncidant avec une épidémie d'origine inconnue, il est plus probable qu'elle en fut victime. Un fragment de sa sépulture a depuis été découvert et identifié par des archéologues.

Auguste Debay fait donc un mélange, volontaire ou involontaire, entre ces deux Laïs de Corinthe, mais en sublimant le personnage, de façon à en faire non pas la courtisane cupide, que les deux authentiques Laïs de Corinthe devaient être chacune à leur manière, mais une femme moderne, libérée et libertine, féministe avant l'heure, et néanmoins amoureuse de la vie et de tous ses plaisirs. Sur ce point, le personnage s'inspire plus de l'image de Ninon de Lenclos, tout en lui donnant un caractère païen, dénué du moindre tabou propre à la morale chrétienne, et une philosophie sommaire teintée d'amour universel, qui n'est pas sans préfigurer, avec plus d'un siècle d'avance, l'idéologie hippie et le mouvement "peace & love".

Laïs de Corinthe, pour autant, n'a rien d'un personnage daté. Au contraire, il reflète une sorte d'idéal masculin absolu, encore fort goûté de nos jours malgré ses incohérences. Belle et délurée, fière mais pas orgueilleuse, charnelle mais intelligente, libertine mais sentimentale à ses heures, douce et gentille mais faisant parfois preuve d'un humour caustique et grinçant, pas jalouse mais exclusive quand il le faut, désireuse de rester libre mais tentant ponctuellement de vivre une grande histoire d'amour romantique et fusionnelle, Laïs de Corinthe rassemble en sa ravissante personne toutes les qualités que l'homme peut rechercher chez une femme, et absolument aucun de ses défauts.

Cette Laïs de Corinthe d'Auguste Debay obéit aux mêmes règles seculaires d'un idéal masculin complètement irréaliste et paradoxal, dont on aimerait pouvoir se détourner puisqu'on en est pas dupe, mais qui malgré tout nous attache, parce qu'il y a forcément en elle des fragments de la femme dont nous avons souvent rêvée, mais qui n'a jamais été celle que l'on a rencontré, puisqu'elle n'existe pas. Et parce que nos rapports avec les femmes sont toujours très conflictuels, cette Laïs de Corinthe dégage quelque chose d'apaisant, de relaxant, de consolant, qui réduit la raison au silence, et qui joue un grand rôle dans le charme de ce livre.

L'action se passe au IVème siècle avant J.C, c'est-à-dire au siècle de la deuxième Laïs. Venue à Corinthe, pauvre et esseulée, Laïs, par sa beauté et sa personne toute entière, qui sont un ravissement perpétuel des sens, est accueillie comme un présent du ciel par toute la population de cette petite ville, située à cette époque au nord du Péloponnèse.

Détruite un nombre incroyable de fois par des guerres ou des séismes, la Corinthe moderne fut finalement rebâtie en 146 avant J.C. sur la côté intérieure de l'isthme qui relie la Grèce à la péninsule du Péloponnèse. Mais trois siècles plus tôt, Corinthe était encore une petite ville à l'intérieur des terres, ce qui fait qu'il ne sera presque jamais question de la mer dans l'histoire de Laïs de Corinthe.

"Adoptée" par le plus âgé et le plus riche citoyen de Corinthe, Léontidès, qui ne veut voir en la jeune fille nouvellement débarquée que la jeune fille qu'il n'a pas pu avoir, Laïs héritera à sa mort d'une fortune colossale qu'elle consacrera à la création d'un jardin magnifique autour de sa propriété, qui servira de décor à ses "symposies" du vendredi soir.

Ces réunions d'amis proches qu'Auguste Debay décrit comme beaux, raffinés et spirituels, souvent poètes ou sculpteurs, démarre invariablement par un souper de roi, qui s'achève dans le merveilleux jardin parsemé de bancs, de fleurs et de statues suggestives, où la maîtresse de maison et ses invités partagent collectivement de longs débats philosophiques, des anecdotes amusantes, des éloges de grandes figures artistiques ou littéraires, et des histoires érotiques attendrissantes.

C'est là le mode de vie, hédoniste et raffiné, qu'a choisi pour elle et ses proches la belle Laïs de Corinthe

Laïs en effet, s'est déclarée comme "hétère", expression aujourd'hui désuète, fondée sur une mauvaise prononciation du grec, et que l'on écrit et prononce aujourd'hui : "hétaïre".

Une hétaïre était une sorte de statut non formel désignant une femme dont l'activité principale était de coucher avec des hommes qui faisaient quelque chose pour elle en échange. L'appellation, pour autant, ne correspond pas à une définition claire : elle servait surtout à désigner une femme qui vivait de ses charmes, qui ne se mariait pas et ne fondait pas de famille. Mais cela pouvait désigner indifféremment une prostituée avec de nombreux clients, une nymphomane qui ne faisait pas payer ses services, ou la maîtresse fidèle d'un homme puissant. Notre mentalité judéo-chrétienne nous empêche de rassembler ces exemples sous une même appellation, mais du temps de la Grèce Antique, on n'établissait pas de telles distinctions, et le mot "hétaïre" désignait surtout une femme dont l'activité était principalement sexuelle, ou qui n'avait pas d'autre occupation que d'être une compagne occasionnelle ou durable.

Auguste Debay interprète faussement ce statut comme une émancipation de la femme, et fait de sa Laïs de Corinthe une féministe avant l'heure, mais une féministe libertaire, qui ne conçoit aucune défiance envers les hommes, et qui n'envisage les relations avec eux que dans le cadre d'une envie partagée et réciproque propre à l'instant présent, en dehors de tout statut marital ou de devoir conjugal. Comme Auguste Debay le fait dire à Laïs, « le bonheur ne peut être où la liberté n'existe pas. »

Et la liberté, pour Laïs, c'est de fuir tout ce qui dans l'amour est décevant : la lassitude, l'habitude, la routine, l'ennui, l'enfermement ou les contraintes matérielles. En véritable hédoniste, elle n'aime dans l'amour que l'intensité des premiers temps, voire de la première nuit. Quand elle tombe amoureuse et veut construire une relation durable et passionnée avec un homme, c'est parce qu'elle a l'impression que chaque nuit passée dans ses bras est une première nuit. Malgré cela, soit que son compagnon se détache, soit qu'au contraire il exauce le moindre de ses désirs, au point qu'elle se sent malheureuse de ne pas pouvoir rendre autant qu'elle reçoit, la plupart des grands amours de la jeune femme débouchent assez vite sur une rupture douloureuse - et Laïs pense que la douleur n'a rien à voir avec l'amour, et qu'aucune séparation ne devrait être douloureuse.

Ses nombreux amants sont des complices occasionnels, ou des amis compréhensifs, qu'elle invite dans son lit si, et seulement si, elle en ressent l'envie. Eux de toutes façons, sont toujours partants, et afin qu'ils ne ressentent pas de frustration, à chacune de ses "symposies", elle invite quantité de jeunes filles éduquées aux plaisirs charnels, de sorte que si l'un de ses invités nourrit envers elle un désir auquel elle n'a pas envie de répondre - ou du moins pas ce soir-là -, il puisse trouver une agréable compensation auprès des jeunes invitées.

Certes, cette philosophie basée sur une douce valse des partenaires et des plaisirs correspond sans doute plus à l'éternel masculin qu'à l'éternel féminin, mais il est important de préciser que ces "symposies" n'ont rien en commun avec les orgies romaines. Il n'y a ici aucune décadence, aucun défoulement, aucune perversité. On ne s'enivre pas, et on ne se drogue pas non plus. Au contraire, si le coeur est amolli, l'esprit doit être clair. On partage la joie d'être ensemble, le plaisir d'un bon repas, l'intérêt de conversations érudites et astucieuses, puis, presque comme un digestif, on s'offre un acte d'amour qui n'exclut pas une recherche d'intimité. Laïs emmène sa conquête dans sa chambre, et ses invités vont faire l'amour dans les différents bosquets du jardin, et peuvent aussi ramener leur conquête chez eux s'ils le souhaitent.

Tout cela évidemment est de nature à faire rêver n'importe quel esprit qui ne soit pas trop gangréné par le puritanisme, précisément parce que, de ce rêve libertin, il se dégage quelque chose de naturel et de sain, tourné vers le ravissement des sens, dans sa définition la plus complète.

Il est à noter aussi que, malgré le libertinage évident des situations, il n'y a véritablement aucune description érotique, aucune suggestion explicite. Tout comme son héroïne, Auguste Debay est avant tout un amoureux de la liberté. Il fantasme moins sur un acte sexuel que sur la liberté qui permet de l'accomplir. C'est en ce sens que sa vision fantasmée d'une Antiquité purement hédoniste reflète bien involontairement le soulagement intérieur à l'idée de pouvoir fuir la mentalité exagérément prude d'une société catholique.

Pour autant, Auguste Debay ne se veut pas transgressif. Au contraire, sa vision se réclame d'un certain bon sens qui invalide la morale chrétienne, sans toutefois prétendre la combattre. Le principe même des "symposies", qui obéissent aux règles des rituels païens, montre assez qu'Auguste Debay peut apprécier ce que la religion peut apporter sur le plan de la communion des âmes. D'ailleurs, pour nombre des invités réguliers de Laïs, la satisfaction du corps ne saurait différer de celle de l'âme, au risque d'un certain anachronisme, car je ne suis pas certain que l'Antiquité grecque était au fait de cette notion très chrétienne de l'âme.

Les "symposies", en ce sens, expriment cette fusion jouissive et consubstantielle des corps et des âmes, en satisfaisant tour à tour la gourmandise, l'intelligence et le désir sexuel.

Bien que toute cette première partie narrative décrit avec soin les soirées de Laïs de Corinthe, et se révèle la plus réussie et la plus fascinante, elle prend assez peu de place dans le récit, à peine les 80 premières pages de l'ouvrage. C'est peut-être d'ailleurs parce qu'Auguste Debay s'est rendu compte que les soirées de Laïs formaient le climax de son livre, qu'il a écrit et publié ensuite « Les Nuits de Corinthe, ou Les Soirées de Laïs », qui prolongent cette partie, bien que ce deuxième livre soit plus cérébral, plus pédagogique mais moins sensuel et moins philosophique.


Laïs de Corinthe est donc une femme heureuse, mais comme le dit l'adage britannique, les gens heureux n'ont pas d'histoire. Auguste Debay va donc consacrer toute la suite de son livre à lui inventer une histoire, quitte à tomber dans un récit historique plus convenu.

Car, on l'a dit plus haut, la belle Laïs a parfois des élans du coeur qui la pousse à vivre une grande passion avec un homme. Comme Corinthe était une ville d'assez modeste importance, bien plus que la nouvelle Corinthe qui lui a succédé, c'est souvent pour un prestigieux étranger de passage que le coeur de Laïs s'enflamme.

La volupté de Laïs de Corinthe est en effet renommée aux quatre coins du monde grec, et ponctuellement, un grand général, un prince, un roi, fait un long voyage pour rencontrer cette femme d'exception, en espérant bénéficier de ses faveurs - espoir souvent satisfait, car comment résister, quand on est Laïs de Corinthe, au charisme de ces meneurs d'hommes ou de ces chefs d'état, qui ont pris le risque de déserter leur trône et de faire un long voyage à la seule fin de la rencontrer ?

La première conséquence de ces amours de reine, c'est que Laïs est obligée de quitter Corinthe pour aller vivre dans la cité de son compagnon, ce que lui pardonnent aisément ses amis, ses amants et ses invités, assez familiers de cette grande amoureuse pour savoir avec certitude qu'aussi dorée que soit la cage, Laïs sentira tôt ou tard la nécessité de s'en échapper.

C'est ici qu'Auguste Debay mêle la vie de la première Laïs, qui semble ne jamais avoir quitté Corinthe, à celle de la seconde, qui se fit surtout connaître sous ce nom ailleurs qu'à Corinthe.

C'est d'abord le prince Arsambès qui la ramène dans sa ville de Sardes, elle aussi disparue, où Laïs est traitée suffisamment comme une reine d'Anatolie pour l'amener à réaliser rapidement que c'est un costume trop grand pour elle. À son retour, elle passe non loin d'Athènes, dans une petite ville nommée Eleusis, siège d'un culte ésotérique, les Mystères d'Eleusis, qui fascine encore quelques occultistes farfelus. Viridias, son hiérophante (nom tradiotionnellement donné au grand-prêtre d'un culte païen), fait enlever Laïs et la retient prisonnière, avec la volonté maladive d'en faire de force sa compagne.

Il est d'ailleurs à noter qu'Auguste Debay fait assez ouvertement référence, dans sa description du fanatisme morbide du culte d'Eleusis, à la religion chrétienne et à sa morale puritaine.

Laïs est délivrée par un général nommé Léontidès (même nom que le tuteur de Laïs, mais elle ne semble jamais s'en rendre compte : il faut croire qu'Auguste Debay manquait d'inspiration pour les noms antiques), avec lequel elle vit une nouvelle histoire d'amour, et qui l'emmène dans sa propre ville, Ambracie (également disparue, ou plus exactement recouverte par la ville moderne d'Árta), où Laïs est rattrapée, ramenée à Eleusis et brièvement enfermée par les prêtres envoyés par Viridias, avant d'être enfin délivrée par décision du tribunal des Prytanes (magistrats suprèmes d'Athènes).

Laïs revient alors définitivement à Corinthe, et tout en reprenant ses "symposies" hebdomadaires, partage des jours heureux avec Léontidès, jusqu'à la mort naturelle de ce dernier, avant de finir elle-même sa vie dans une amourette tendre mais peu enflamée avec un certain Cléon, qui sera son dernier compagnon. Elle meurt à 54 ans d'une incompatibilité totale avec la vieillesse et l'abstinence.

Entre temps, Auguste Debay aura passablement alourdi son récit d'une parenthèse éducative de 65 pages, censée être le cours d'histoire antique d'un certain Eudamas, qui décrit l'histoire et les moeurs des habitants de Sparte et d'Athènes, tout en s'attardant plus que de raisons sur leurs moeurs sexuelles.

Auguste Debay partageait là, sans nul doute, l'essentiel de sa propre érudition sur l'Antiquité grecque, mais son cours d'histoire, bien que dispensé sur un ton très doctoral, se résume à un fatras inextricable de connaissances réelles, de légendes poétiques, d'anachronismes manifestes, d'imprécisions historiques et géographiques, de confusions et d'inventions totalement farfelues, à donner envie à n'importe quel helléniste distingué de s'arracher les cheveux.

Et comme nous l'avons dit au début de cette critique, la dernière partie sur Ninon de Lenclos n'a que peu d'intérêts, en égard de ce que l'on a écrit d'autres sur elle, et l'étude comparée de Laïs et de Ninon se limite à constater que ces femmes n'ont pas été suffisamment aimées et considérées par rapport à ce qu'elle ont donné charnellement à tant d'heureux veinards.

C'est tout de même un peu léger...


« Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos » est donc un livre à peu près aussi adacieux et original qu'il est maladroit et mal construit. Le premier reproche que l'on peut faire à Auguste Debay est de ne pas avoir su donner une seule et unique forme à son livre, qui touche aléatoirement à tous les genres : roman historique, récit philosophique, évocation poétique, fantaisie érotique, dialogues platoniciens avec scénettes théâtrales, contes à la manière du « Décameron », cours d'histoire accéléré, et étude comparée à ras des pâquerettes avec cette pauvre Ninon, dont on se demande ce qu'elle vient faire dans cette galère (phénicienne).

Auguste Debay a vraisemblablement ambitionné de faire entrer toute l'histoire antique dans un seul livre, lequel n'était pourtant au départ qu'une rêverie très personnelle sur une hétaïre par ailleurs très anecdotique. Ajoutons que l'auteur semble prendre un malin plaisir à ridiculiser, au travers de certains contes, les figures les plus classiques des lettres grecques, comme Platon et Euripide, tout en portant aux nues le nihiliste Diogène de Sinope en lequel vraisemblablement il se reconnaissait un peu (et qui fut d'ailleurs apparemment client privilégié de la seconde Laïs de Corinthe).

Son évocation de l'Antiquité est avant tout une fantasmagorie romantique, assez souvent naïve et potache, sans grand rapport avec la réalité historique, et qui réduit 500 ans de civilisation pré-chrétienne à des coucheries rococo et des peines de coeur narcissiques, telles que l'on devait plus facilement en trouver dans les milieux artistiques parisiens chers à Henry Murger et à ses « Scènes de la Vie de Bohème » que dans la Corinthe antique du IVème siècle avant J.C.

Reste que cette fantaisie désuète, malgré tous ses défauts de fabrication, distille un indéniable charme adolescent - même si l'auteur était alors quinquagénaire - et qu'Auguste Debay se donne tellement de mal pour nous donner l'envie de vivre dans sa Grèce idéalisée qu'il est difficile de ne pas s'y sentir transporté, et de ne pas en rêver à son tour. Le fait est qu'on ne referme pas ce livre sans ressentir la certitude d'avoir fait un beau voyage. Et c'est peut-être là le plus important, au fond.

1 commentaire

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MC
il y a 4 heures

Vous dites ici que la vie de Lais fait songer à celle de Ninon. Il me semble prudent d’ajouter que - damned!-la correspondance de cette dernière,qui servit maintes fois pour écrire sa vie, est un faux, ce dont le Docteur Debay n’avait peut-être pas connaissance. Elle sera desattribuee après..,Bien à vous.

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