
On n’aura jamais fini de se pencher sur le vivier d’excellents écrivains qu’enfanta le glorieux XIXème siècle, et dont la postérité n’a pas voulu retenir les œuvres magistrales. Sans doute étaient-ils trop nombreux, en un siècle qui vit s’installer la démocratisation progressive de la littérature. Mais que de bien fades idoles ont été célébrées depuis, alors que tant de génies dorment encore de leur dernier sommeil. Prenons l’exemple de Maurice Montégut, figure parisienne de la IIIème République, et l’une des grandes plumes des défuntes éditions Paul Ollendorff. Ayant commencé sa carrière en 1875 avec des poèmes romantiques, il évolua vers un style à la fois naturaliste et érudit, qu’il développa au fil de près de 25 romans, non sans signer de temps à autres des recueils de contes philosophiques et des drames théâtraux en vers. Cette multiplicité des talents joua sans doute contre lui, tant en France, nous vouons des cultes excessifs aux écrivains à idées fixes, aux styles définis et définitifs. En ce sens, « La Réincarnation de Christian Chaumette » (1907), œuvre tardive d’un écrivain suffisamment arrivé pour pouvoir tout se permettre, est une œuvre remarquable et surprenante. D’abord parce que c’est une dénonciation de l’Occultisme et du Spiritisme, pas tout à fait au moment où ces lubies apparaissent en France, mais une quinzaine d’années plus tard, ce qui reste proche. Seulement, Maurice Montégut ne se contente pas de s’affliger de ces pratiques – non pas d'ailleurs au nom de la religion, mais à celui de la raison - : il s’interroge sur ce qui les fait naître, et sur la propension de certains esprits à y adhérer fébrilement, à la fois comme une porte ouverte en dehors d'une morne réalité, mais aussi par l’espoir de la révélation d’une existence post-mortem. Cependant, brandir à tout bout de champ le totem de la raison, est-ce efficace, et surtout est-ce même souhaitable ? Les spirites sont-ils de grands malades, ou bien l’homme souffre-t-il en général d’une « maladie de foi », que l’Occultisme ne fait qu’aggraver ? C’est cette interrogation philosophique que Maurice Montégut cherche à résoudre par le biais de ce roman, relativement court vu l’ampleur du sujet, mais d’une singulière densité sur le plan littéraire, malgré une forme principalement platonicienne, fondée en partie sur le dialogue et l’argumentation philosophique. L’action débute dans les années 1850 pour s’achever à l’époque contemporaine (1900), via deux parties, espacées de vingt ans l’une de l’autre. Christian Chaumette est un jeune compositeur parisien qui a tout pour lui : un authentique talent de musicien, un physique avantageux, qui lui vaut l’amour profond et dévoué d’Élise, une ravissante jeune femme, dont il a déjà deux beaux enfants, Olivier et Grâce, qu’Élise élève seule afin de ne point troubler le génie créatif de son époux. Tous deux sont fort riches, de par leurs familles respectives, et plus encore par le succès rencontré par les symphonies de Christian Chaumette, et ils se sont déjà acheté un immense appartement dans un immeuble cossu de l’Île Saint-Louis... Christian peut compter l’amitié fidèle de deux amis d’enfance, ayant eux aussi brillamment réussi dans d’autres domaines : le biologiste Boissiers-Desplagnes, homme d’une intelligence supérieure et d’une intransigeance totale, hostile aux croyances, passionné par la quête rationnelle de la Vérité; et Bonaventure Gilmorin, journaliste puis librettiste, parvenu, fier de l’être, qui cultive béatement un hédonisme conformiste. Ces amis deux dînent chaque semaine chez Christian, et leurs débats, leurs joutes verbales, constituent les deux tiers de cette première partie. Christian, de son côté, est d’une intelligence moyenne, et souffre de ce que l’on appellerait aujourd’hui des troubles bipolaires, alimentés par la sensation de vide intérieur d’un homme qui, n’ayant pas 30 ans, a déjà tout réussi sans efforts, sans adversité et n’a désormais plus rien à conquérir. Il se révèle un enthousiasmant moteur de conversation face à un intellectuel blasé qui ne croit plus à rien, et un bon vivant qui veut bien croire tout ce que l’on voudra si ça peut faire plaisir. Hélas, cette belle harmonie tourne à l'orage le jour où Christian Chaumette se passionne brusquement pour le Spiritisme, contaminant Élise et ses jeunes enfants. Il se garde bien, dans un premier temps, d’en parler à ses amis, mais tout finit par se savoir à Paris, et un matin, Boissier-Desplagnes débarque furieux chez Christian. Doucement mais fermement, il va arracher Christian Chaumette à sa frénésie spirite, et en quelques semaines, il va même le convertir à sa propre pensée rationaliste, dans laquelle Christian va se jeter avec la même fébrilité qu’il s’était jeté dans le Spiritisme, moins par quête de la Vérité que parce que la Vérité peut avoir un charme fantasque aux yeux de celui qui ne la connaît pas encore. Malheureusement, si le rationalisme convient parfaitement à Boissier-Desplagnes, homme érudit et passionné, qui aime les idées bien ordonnées comme il aime les bibliothèques bien rangées, Christian Chaumette a en lui un tempérament qui a besoin de se nourrir d’excitation, voire d’hystérie. Il pousse donc le rationalisme jusqu’au nihilisme absolue de toute valeur morale, y compris la valeur de l’amour, y compris celle de la religion. Et là, son épouse Élise s’offusque. Témoin effacé de ces nombreux débats d’idées, auxquels sa faible intelligence n’a jamais rien compris, elle ne se repose psychologiquement que sur deux piliers : l’amour envers son mari, et la foi chrétienne héritée de son éducation. Entendre Christian renier, goguenard, l’un et l’autre, cela lui cause une grande douleur, à laquelle, peu bavarde, elle répond à la fois par une froideur extrême et un excès de bigoterie. Christian ressent cela comme une agression et une défiance, et ne s’enfonce que davantage dans son nihilisme, puisque, après tout, la dérive imprévisible de son mariage en est la parfaite illustration. En cachette de son mari, et bien que ce soit contraire à sa foi renouvelée, Élise retombe alors dans le Spiritisme, et s’initie également à la divination grâce au tarot . Année après année, Christian s’enfonce dans une lente dépression, dont nul ne prend conscience, pas même Boissier-Desplagnes qui, en dépit de sa sagacité, ne peut admettre l’idée que le rationalisme puisse avoir un effet négatif sur qui que ce soit. Seul Gilmorin, sans y comprendre grand chose, sent bien que quelque chose ne va pas chez Christian, et l’entraîne dans sa vie mondaine, afin de lui redonner un peu de joie de vivre. Pour son malheur, Christian va y rencontrer une jeune cantatrice, Carlotta Mertens, qui va lui inspirer une de ces passions tardives qui arrachent les hommes à l’ornière où l’âge et le confort les enfoncent trop souvent. Hélas, Crlotta est une ambitieuse sans scrupules qui ne voit, en ce quadragénaire défraîchi dont elle devine la longue frustration, qu’un possible pourvoyeur de renommée. Semblant accepter ses avances, elle lui enjoint de lui écrire, pour l’amour d’elle, un opéra-comique taillé sur mesure. Tout en couvrant quotidiennement sa muse de cadeaux, Christian s’exécute promptement, persuadé que ce succès à venir sera récompensé en amour réciproque, mais outre que c’est musicalement un exercice qui ne lui est pas familier, sa création laisse transparaître beaucoup de la naïveté ridicule de sa passion pour son égérie. Son opéra-comique est un four, Carlotta est même furieuse d’y avoir compromis sa carrière, et rompt tout contact avec Christian. Celui-ci, psychologiquement dépendant de Carlotta, se suicide alors en se jetant dans un lac du Bois de Boulogne. Élise, humiliée et brisée, se cloisonne dans son appartement, avec ses deux enfants, et refuse dorénavant de recevoir Boissiers-Desplagnes et Gilmorin, qu’elle rend indirectement responsables du suicide de Christian. Vingt ans se passent, au bout desquels Élise meurt à son tour. Devenus adultes, Olivier et Grâce reprennent contact avec Boissiers-Desplagnes et Gilmorin. Ceux-ci en sont agréablement surpris jusqu’à ce que, invités chez les Chaumette, ils découvrent deux jeunes gens totalement névrosés, élevés dans les délires occultistes d’Élise, et qui annoncent aux deux hommes sidérés qu’ils vont se mettre en quête de la réincarnation de leur père Christian, car celui-ci, apparu lors d’une séance de table tournante, leur a confié qu’il était à nouveau né le jour de sa mort, et qu’il va bientôt se manifester sous la forme d’un jeune garçon de vingt ans. Boissiers-Desplagnes aurait bien envie de ruer dans les brancards, mais en vieillissant, il a perdu beaucoup de son mordant et plus encore de sa confiance dans ses théories. Lui et Gilmorin répondent avec un sourire de convenance, et se gardent de révéler leurs vraies pensées. Quelques mois plus tard, le hasard facétieux amène au bas de l’immeuble des Chaumette, un jeune vagabond crasseux jouant sur un violon désaccordé une mélodie aigrelette en espérant qu’on lui jette des pièces. Parce qu’ils en ont tellement envie, Olivier et Grâce se persuadent que cette mélodie indistincte est un air écrit par leur père. Ils invitent le jeune vagabond à monter, lui font prendre un bain, lui offrent un bon repas et de nouveaux vêtements, avant de lui demander, émus, de raconter sa vie. Ce que narre ce garçon, prénommé Jean-Louis, est triste mais banal ; enfant abandonné à l’Assistance Publique, battu, chassé, puis réduit à la mendicité. Mais il raconte tout cela avec une certaine poésie, inspirée par les lectures de quelques livres trouvés sur son chemin. Et comme il est né quelques jours seulement après le suicide de Christian Chaumette, Olivier et Grâce sont désormais persuadés que ce garçon est bien leur père réincarné. De ce fait, ils l’adoptent et l’installent chez eux, bien que son état de santé soit douteux, et que sa respiration semble difficile. Un médecin appelé pour l’occasion révèle à Olivier et Grâce que Jean-Louis est phtisique (tuberculeux), et qu’il lui reste moins d’un an à vivre. Invités au bout de quelques semaines à découvrir le Nouveau Christian, Boissier-Desplagnes et Gilmorin sont rapidement persuadés d’avoir affaire à un habile mystificateur. Le premier veut le confondre par la logique, le second ne tient simplement pas à se mêler de cette histoire, mais tous deux sont ébahis de constater que Jean-Louis évoque des souvenirs d’avant sa naissance qui correspondent bien à des choses vécues par Christian Chaumette. Jean-Louis se souvient même de conversations tenues en privé, entre Christian et Boissier-Desplagnes. Ce dernier se retrouve donc dans un état fébrile, où toutes ses certitudes volent en éclat face à cette manifestation indéniable du surnaturel. Pourtant, malgré tout, il doute. Il s’acharne, dès qu’il en a l’occasion, à interroger le jeune homme, persuadé que d’une manière ou d’une autre, il fera un faux pas qui révèlera sa mystification. Jean-Louis finit fatalement par faire ce faux pas, en citant, au détour d’une conversation, un sonnet soi-disant écrit par Christian à Élise lors de leurs fiançailles, un sonnet dans lequel le très érudit Boissier-Desplagnes reconnaît la traduction inexacte et tronquée d’un célèbre poème allemand. Désormais, il en est sûr : Jean-Louis lit quelque part et apprend par cœur ce qu’il débite ensuite à ses bienfaiteurs. Profitant d’une absence des enfants Chaumette, Boissier-Desplagnes révèle à Jean-Louis qu’il l’a démasqué, et le somme de tout lui révéler. Après une hésitation attristée, Jean-Louis confesse qu’il n’a effectivement aucun souvenir de la vie de Christian Chaumette. Il n’a fait au début que répéter des éléments que les enfants Chaumette ne se souvenaient plus lui avoir dit. Puis, conscient que ça ne suffirait pas, il s’était levé la nuit pour aller explorer différentes pièces de l’appartement, et avait trouvé, dans une cachette secrète, le journal intime d’Élise Chaumette, dont ses enfants ignorent l’existence. Durant toute sa vie, Élise a consigné les phrases dites par son mari, des évènements de leur vie commune, ou le sonnet qu'il lui avait dédié (mal retranscrit de mémoire). Chaque nuit, Jean-Louis va en lire deux ou trois pages, les apprend par cœur, puis en donne quelques bribes à Olivier et Grâce lors de prétendues réminiscences d’une vie passée. Pour autant, Jean-Louis n’est pas vraiment un mystificateur. Il a très vite compris que ses bienfaiteurs attendaient de lui qu’il soit la réincarnation de leur père. Parce qu’ils l’ont sorti de la misère et de la rue, Jean-Louis jugeait normal et honnête de leur donner ce plaisir. À cela s’ajoutait le fait qu’au fil des mois, Jean-Louis est tombé amoureux de Grâce, d’un amour sans espoir – puisqu’elle ne voyait en lui que la réincarnation de son père – mais faute de mieux, par ses mensonges, il la rendait heureuse, et comme il l’aimait, il se sentait heureux lui aussi. Dans cette folie collective, en réalité, tout le monde est heureux; tout le monde s’aime d’un amour profond, en dépit du fait qu’il soit fondé sur une chimère. Il n’y a même jamais eu autant d’amour dans cet appartement par le passé. Boissier-Desplagnes hésitedonc à briser cette harmonie avec le fer rouge de la vérité. D’ailleurs, Jean-Louis n’a plus que quelques mois à vivre, et il le sait. Quand celui-ci lui demande de ne rien révéler à Olivier et à Grâce, Boissier-Desplagnes, malgré son horreur du mensonge, consent d’un hochement de tête. Plus tard, la mort de Jean-Louis, et les funérailles qui l’accompagnent, ne causent aucune tristesse à Olivier. Il est certain de revoir son père dans vingt ans, lors d’une nouvelle réincarnation. Pour Grâce, néanmoins, ce n’est pas pareil. Une partie de sa féminité s’est éveillée sous le regard enamouré de Jean-Louis, et la mort du jeune homme l’emplit d’un chagrin qui contourne toutes ses certitudes, et, elle le sent, ce n’est pas son père qu’elle pleure, mais ce jeune homme de son âge, ce Jean-Louis dont elle lisait dans ses yeux tout l’amour qu’il lui portait. À la grande surprise d’Olivier, qui aussitôt l’accuse de traîtrise et de folie furieuse, Grâce annonce qu'elle renonce définitivement à l’Occultisme, sans pouvoir expliquer rationnellement sa décision, et qu'elle déménage, et va chercher un travail. Seul Boissier-Desplagnes comprend que, par sa mystification et par son amour, le pauvre Jean-Louis a sauvé de la démence celle qui pouvait encore y échapper, celle que l'amour avait ramené vers le monde réel... Cette deuxième partie est encore plus réussie que la première, même si elle infirme tout ce qui a été précédemment affirmé – et, ce, volontairement. Maurice Montégut entraîne véritablement le lecteur dans son enquête sur Jean-Louis. Il lance même quelques fausses pistes, comme par exemple, l'éventualité que Jean-Louis soit l’enfant adultérin que Christian aurait eu avec Carlotta Mertens. Face à cette possibilité séduisante, parce que faussement rationnelle, le lecteur oublie vite que cent pages plus tôt, l’auteur a bien précisé que rien n’avait été consommé entre Christian et sa cruelle égérie. Maurice Montégut nous démontre ainsi qu’il en faut bien peu pour nous faire glisser, tous autant que nous sommes, dans la certitude de quelque chose qui nous est induit, mais que nous ne reconnaissons pas comme tel. C’est l’éternel miracle de la prestidigitation, qui nous fait voir ce qui n’est pas possible d’accepter, ni possible de réfuter quand on ne connaît pas le "truc". C’est pourtant la même règle qui prévaut dans notre perception du fantastique, du surnaturel, du miraculeux. En ce sens, « La Réincarnation de Christian Chaumette » est un récit magistral, qui ne ressemble à aucun autre livre, parce qu’il défend la rationalité sans dissimuler à quel point elle peut être fragilisée par les apparences, et parce qu’il condamne l’Occultisme sans non plus dissimuler ce qu’il peut avoir de consolant, et même de salvateur au regard de nos faiblesses humaines. Ainsi, Maurice Montégut nous enjoint à ne tenir compte que de ce qui est vrai dans l’existence, - sauf si on en est incapable, sauf si la vérité peut nous détruire, ou nous rendre malheureux. Rechercher l’intransigeance à tout prix, c’est un danger, pour soi et pour les autres. Soyons donc heureux de ne pas être dupes, et plaignons seulement ceux qui ont tant besoin de l’être.
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