[FRIEDRICH] ARMAND [STRUBBERG] - « À La Frontière Indienne » (1859)
- Dorian Brumerive
- 15 mars
- 10 min de lecture

Si nos arrière-grands-parents, ou nos arrière-arrière-grands parents pouvaient encore nous parler de leurs lectures de jeunesse, nul doute que quelques uns d’entre eux citeraient une trilogie de romans appelée « Mes Aventures en Amérique » et signés du seuls prénom Armand. L’on doit ces curiosités à une librairie parisienne à l’avenir prometteur, Firmin-Didot, d’avoir publié à partir des années 1880 au moins trois romans dans cette série, chacun en deux tomes, admettant qu’il s’agissait de traductions. Mais si l’auteur n’était pas francophone, comment pouvait-il donc s'appeler Armand ? Comme ce fut souvent le cas durant la Belle-Époque, quand une traduction était mystérieuse ou que l’auteur semblait à peine plus qu’anonyme, c’est que tout cela ne pouvait venir que d'un seul pays : l’Allemagne. Depuis la défaite cuisante qu’avait subie la France lors de l’éphémère guerre franco-prussienne de 1870 (suite à laquelle l’Allemagne a absorbé le département d’Alsace-Lorraine, finalement récupéré en 1919), l’immense majorité des français était germanophobe au possible, et les écrivains, les compositeurs et les peintres allemands subirent un embargo largement plébiscité par la population française, qui ne tenait pas plus que ses édiles à se réconcilier avec l’Allemagne. Quelques lettrés, mélomanes et intellectuels français en furent inconsolables, car il y avait, bien entendu en Allemagne, des talents tout à fait remarquables. En littérature, il serait impossible de faire le compte des traductions biaisées de romans allemands qui furent réalisées depuis les années 1870 jusqu'en 1914. Firmin-Didot n'st que modérément blâmable, on verra pourquoi plus bas, mais d’autres éditeurs, ne voulant prendre aucun risque, ont inventé des noms d’auteurs francophones, ou bien ont fait croire qu’il s’agissait de romans suédois ou norvégiens, ou simplement, des romans allemands ont été signés du nom du traducteur, sans que rien ne laisse penser qu’il s’agissait d’un roman étranger. Firmin-Didot, donc, ne s'est pas montré trop malhonnête : les romans signés Armand sont indiqués comme étant traduits par Adrien Paul, mais on ne précise pas depuis quelle langue. Quant au prénom Armand, il n’est pas imaginaire, et il s’agit bien du second prénom de l’auteur, dont l’état civil complet était Friedrich Armand Strubberg. À l’époque où, en France, nous ne voulions plus entendre parler de l’Allemagne, Strubberg comptait parmi ses auteurs les plus populaires, et on peut assez justement le comparer à notre Gustave Aimard national, qui œuvrait plus ou moins dans le même type de romans. Strubberg était issu de la bourgeoisie marchande, libérale dirait-on aujourd’hui. Son père possédait une importante manufacture de tabac dans le land de Hesse, au centre du pays, entre Dortmund et Erfurt. Il commença à s’intéresser à l’import-export dans les années 1820, et ambitionna de s’étendre sur le Nouveau-Continent. Il envoya son fils, le jeune Friedrich Armand, à New York comme représentant de commerce, mais aussi avec la mission de s’implanter dans la bonne société new-yorkaise. En 1928, âgé seulement de 22 ans, le jeune homme découvre l’Amérique, mais celle-ci est déjà bien fournie en tabac, aussi Friedrich Armand se consacre-t-il plus volontiers à l’implantation locale, notamment en courtisant une jeune héritière. Selon les critères de son époque, Friedrich Armand Strubberg était un très beau jeune homme. Il obtint assez vite d’être fiancé avec sa conquête, mais un rival le provoqua. Contraint au duel, Friedrich Armand tua son adversaire, lequel se révèla être le fils d’un célèbre magnat qui, comme cela se faisait aux États-Unis, mis à prix la tête du jeune Strubberg. Le jeune homme n’eût d’autre choix que de tout quitter et de s’enfuir dans la clandestinité en changeant plusieurs fois d’aspect et d’identité. De ce fait, on ne sait que peu de choses, en dehors ce qu’il a raconté lui-même, sur les années qui suivirent, mais à partir du milieu des années 1830, il émergea au Texas sous la fausse identité de Friedrich Schubbert, nanti d’un diplôme de médecin, obtenu, selon ses dires, en seulement deux ans, mais plus vraisemblablement acheté à un contrefacteur. Le Texas était à ce moment-là un état qui abritait un grand nombre de colons allemands, dont certains formeront, à partir de 1842, l’aventure coloniale des « Adelsverein », une communauté d’obédience catholique ayant comme objectif de fonder en Amérique, une « Nouvelle Allemagne », débarrassée de la domination protestante. Hélas, pour les gens de cette communauté, l’aventure tournera court à la fin des années 1850, les méthodistes et les mormons étant bien trop implantés dans la région. Néanmoins, Friedrich Armand participa à l’effort collectif, et contribua à la fondation de la « Vereins Kirche » (église associative), un lieu assez novateur de prière et de foi catholique, situé dans la ville de Fredricksburg, au nord de San-Antonio, et qui depuis, faute de paroissiens, a été transformée en musée consacré aux « Adelsverein » et aux autres colons allemands. En 1854, après un quart de siècle de vie texane, et suite à la piqûre d’un insecte dans un de ses yeux, qui le prive peut-être d’une partie de sa vision, Friedrich Armand Strubberg revint en Allemagne où il époua un de ses premiers flirts, retrouvé trente ans plus tard. Probablement influencé par le succès des romans de son confrère britannique Thomas Mayne-Reid, Strubberg se lança lui aussi dans l’écriture de très nombrcux romans, inspirés de son vécu, même si ce fut dans un esprit radicalement différent. À l'opposé de Mayne-Reid, esprit progressiste et anticolonial, Strubberg était un ardent défenseur de la colonisation, et même de l’esclavage. Lui-même fut, aux États-Unis, un propriétaire terrien, éleveur et possédant des esclaves. De par ses convictions, qui semblent curieusement plus tenir du déterminisme protestant que du catholicisme, Friedrich Armand Strubberg a connu au XXème siècle un rejet massif des nouvelles générations de lecteurs allemands, profondément écœurées, plus encore après la chute du Nazisme. Depuis les années 2010, son œuvre est progressivement redécouverte au travers d’éditions critiques qui condamnent ouvertement l’homme, tout en soulignant à la fois les qualités de l’écrivain, et son importance historique concernant la présence allemande en Amérique au XIXème siècle. Officiellement en France, il n’y eut que Firmin-Didot pour traduire en 1880 trois des romans de Strubberg. Le fait que ces romans n’aient pas été "caviardés" (c’est-à-dire considérablement réduits, comme cela se faisait souvent pour des auteurs étrangers) et qu’ils furent même publiés en deux tomes, suggère que l'éditeur jouissait de l’autorisation de l'auteur, et s'était soumis à ses exigences. Commercialement, néanmoins, c’était d’autant plus risqué que les romans furent publiés en petit format et sans gravures. Il n'est pas sûr qu'ils aient tous connu un grand succès en Fance. L'éditeurs les a réunis sous le nom de série « Mes Aventures en Amérique », mais ce titre générique n’existe pas en Allemagne. « À La Frontière Indienne » est donc la traduction littérale et intégrale de « An Der Indianergrenze » (1859). Il s'agit du cinquième roman de Friedrich Armand Strubberg. Le récit se déroule tout entier dans un petit bourg que l’auteur ne désignera qu’à travers son initiale, suivi de trois astérisques « C*** », précisant lui-même qu’il ne veut pas que ce bourg soit identifié. Néanmoins, les abondantes descriptions, notamment topographiques, et les dispositions que Strubberg rapporte sur les emplacements des tribus indiennes, associées à cet outil moderne et merveilleux qui s’appelle Google Map, me permet de certifier à 99% que ce bourg se nomme Castell, et se trouve à peu près à 40 kilomètres au nord de Fredericksburg. L’histoire se déroule durant la fin des années 1840. L’auteur s’y projette sous le simple prénom Armand, et parle de lui à la troisième personne, mais néanmoins, c’est bien de lui qu’il s’agit : la description physique (très grand et très large) et sa profession de médecin ne permettent pas d’en douter. Armand est donc le médecin d’un petit bourg de fermiers, qui sont à peu près tous en bonne santé. Son rôle dans le village est donc plutôt celui d’un curé, qui reçoit les confessions et les doléances de tous les habitants. Pour autant, il est loin d’être chaste, et au début du roman, il est essentiellement question de sa romance avec une jolie indienne Lipan aux yeux bleus (???) prénommée Owaga. Mais celle-ci se fait assez vite assassiner par un rival, et Armand tombe dans une profonde dépression. Profitant du départ en retraite d’une voisine fermière, il lui rachète son ancienne servante, une esclave quarteronne nommée Milly. Les quarteronnes étaient, d’une certaine façon, des métisses au carré : elles n’étaient pas issues d’un maître blanc et d’une esclave noire, mais d’un maître blanc et d’une esclave métisse, ce qui impliquait que le sang noir était un peu plus dilué chez elles, ce qui leur donnait la réputation d’être à la fois plus féminines, plus sentimentales et plus sensuelles. Mais tout cela n’était bien évidemment qu’un fantasme colonial dénué de toute réalité. Milly joue le rôle assez déconcertant de la jeune esclave amoureuse de son maître, une esclave dévouée, épanouie, et qui ne voudrait pour rien au monde être affranchie de son état. C’est un personnage charmant, un véritable idéal de macho, mais elle est hélas totalement inutile au récit. Celui-ci se recentre nsuite sur une maison voisine de celle d’Armand, où vit une famille de fermiers, travailleurs, courageux mais malchanceux en affaire, les Swarton, dont la ferme va être saisie après une vente aux enchères. L’acquéreur est un homme riche et glacial, Dorst, qui s'est fait une spécialité de racheter des fermes en difficulté, d’en expulser les propriétaires afin de les faire tourner à grand rendement avec des hommes à son service, puis de les revendre avec une forte plus-value. Les Swarton sont des colons généreux qui sont unanimement appréciés dans le village. Dorst, au contraire, glace le sang dès qu’on le voit, et refuse de garder les Swarton dans la ferme, ni même de leur accorder un délai pour partir. La ferme est à lui; que les mauvais payeurs qui se prétendent ses légitimes propriétaires aillent se faire pendre ailleurs. Point. Durant plusieurs semaines, Armand tente de négocier le sort des Swarton avec Dorst, mais si l’homme se montre amical, il demeure inflexible. Qui plus est, il abrite, en la demeure de Castell qu’il a louée, sa ravissante fille, Doralise, qui tombe vite amoureuse d’Armand – il n’y en a pas une qui lui résiste ! – et, dans un premier temps, avec ce bel humanisme de la jeunesse, elle défend elle aussi la cause des Swarton face à son père. Hélas, Robert Swarton, le jeune fils de la familleen passe d'être expulsée, perd le contrôle de ses nerfs, lors d’une nouvelle visite menaçante de Dorst, et s’armant d’un fusil, il abat ce dernier d’une balle bien placée. L’affaire est grave. Aussitôt arrêté, Robert Swarton est condamné à la pendaison, et Armand ne peut plus compter sur l'amour et l'aide de Doralise Dorst, elle et sa mère étant durement atteintes par cet assassinat et réclamant d'une seule voix la tête du fils Swarton. Heureusement, Armand est au mieux avec les guerriers comanches, dont il a sauvé l’un des leurs d’une tribu adverse (Quel champion, cet Armand !), et qui, en retour, vont l’aider à attaquer la prison, et à faire évader le condamné à mort. La famille Dorst, dégoûtée par cette trahison, plie bagage pour le Mexique, d’où la mère de Doralise est originaire. Armand, qui ne se peut se résoudre à perdre Doralise, joint l’utile à l’agréable, en s’enrôlant avec Robert Swarton dans les troupes américaines qui vont participer, en 1848, au début de la guerre contre le Mexique. C'est de plus un geste patriotique qui efface leurs casiers judiciaires aux yeux de la loi américaines. Par le plus grand des hasards, Armand rencontrera sur le champ de bataille un certain Fernando, qui se révèlera être le frère aîné de Doralise, enlevé par des indiens alors qu’il était enfant, et dont la perte avait cruellement fait souffrir Mme Dorst. Il trouve donc ainsi un prétexte idéal pour revoir Doralise, et pour lui rendre un frère sympathique contre le père antipathique qu’elle a perdu, ce qui lui permet d'obtenir ainsi son pardon et le rétablissement de leurs fiançailles. On l’aura compris, « À La Frontière Indienne » est un roman à la fois naïf, scandaleux et grivois, signé par un narcisse étonnamment imbu de lui-même, qui se pare de toutes les qualités, y compris celle de la modestie. Comme c’est d’une pathétique lourdeur, c’est à la fois drôle et immature, et surtout typique, dans le sens où la personnalité de Strubberg s’inscrit dans cette autosatisfaction si authentiquement allemande dont s’est longtemps nourrie le pangermanisme. Pourtant, malgré son machisme en plomb, sa philosophie bonhomme sur les bienfaits de l’esclavage – y compris pour les esclaves eux-mêmes (!) -, Strubberg nous apparaît surtout comme un sympathique couillon, dont la sympathie naît précisément de son accommodement perpétuel avec la réalité et de son ton si naturel et décomplexé, et qui s’en voudrait même de voir trop en noir ce qui est ténébreux par essence. Hédoniste et joyeux, positif même dans les moments tristes, Strubberg n’en signe pas moins un roman qui surprend parfois par sa profondeur psychologique et philosophique. Exemple : les Swarton sont spoliés de leur ferme, parce qu’ils n’ont pas su régler leurs factures. L’homme qui a racheté aux enchères leur exploitation endettée est légalement dans son droit, mais il n’est pas forcément juste qu’un homme riche puisse s’enrichir de la mauvaise gestion de gens pauvres, lesquels, néanmoins, ont beaucoup travaillé. Dans ce gros roman où tout va très lentement, dont Armand est moins le héros que le fil rouge entre différentes histoires, Strubberg s’attarde volontiers sur les problèmes de conscience ou d'équité sociale que l’intrigue lui inspire, et sur les réflexions qui émanent des très nombreux personnages, car tout est ici prétexte à aller dîner et boire le verre de l’amitié chez un voisin en commentant de maznière platonicienne les derniers évènements. En adoptant cette structure narrative, qui fait volontairement passer l’action et le suspense au second plan, Strubberg ne faisait peut-être que retranscrire des tragédies réellement vécues et des conversations réellement tenues, au rythme naturel auxquelles elles se sont déroulés, mais au final, il en fait un style propre, inclassable, qui ne tient ni du roman d’aventures, ni du roman policier, ni du reportage, ni de l’étude de mœurs, mais qui tient un peu de tout cela, et coule tranquillement sous nos yeux, comme le courant paisible d’un petit ruisseau dont on se surprendrait à guetter les méandres. C’est à la fois très étrange et très atmosphérique, à la fois réaliste et halluciné. Enfin, il y a cette grivoiserie récurrente, qui se greffe sans raison aucune sur une intrigue se prêtant bien peu à la gaudriole, et qui ne semble répondre qu’au simple plaisir égoïste de l’auteur, qui aime à s’imaginer – ou à se revoir en imagination – en brave garçon adorant se sentir profondément aimé sans avoir cherché à conquérir, se délectant aussi de savoir que ces dames pleurent pour lui, même s’il n’a rien fait pour ça. Strubberg ne cache pas non plus son attirance pour des filles typées – indienne, quarteronne, demi-mexicaine -, dont les extases amoureuses lui semblent plus capiteuses et enivrantes que celles des Allemandes puritaine de pure souche – ce en quoi, à son époque en tout cas, il n’avait pas forcément tort. Pour conclure, même s’il est difficile de suivre Strubberg dans son machisme réjoui ou dans sa vision quasi-romantique de l’esclavage, même si sa narration frivole et emplie de digressions peut agacer, son roman ne manque pas d’une certaine séduction enjôleuse, de ce caractère intraduisible que les allemands appellent « gemütlichkeit », et qui désigne le plaisir futile de passer l’hiver devant un feu de cheminée avec des grosses chaussettes ou des pantoufles au pied. Malgré le dépaysement au Texas, malgré l’éloge de l’esclavage ou du polyamour avant l'heure, « À La Frontière Indienne » est un roman absolument « gemütlichkeit », et c’est sans doute d’abord cela qui fait son charme.
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