
De même que la littérature de gare d’après-guerre fut presque exclusivement l’œuvre de retraités arrondissant leurs fins de mois, la littérature destinée à la jeunesse durant la Belle-Époque, du moins celle destinée aux garçons, fit presque entièrement due à la plume de fonctionnaires désœuvrés, dont un grand nombre étaient issus de l’administration gouvernementale et des ministères.
C’était le cas d’Abel Picard, qui, en raison d’une carrière tardive et d’une mort précoce, ne laissa à la postérité que trois romans, écrits entre 1889 et 1892, dont le deuxième, « La Terre des Fleurs » (1890), connût apparemment un petit succès, puisqu’il en existe bien cinq ou six éditions.
Pour le peu qu’on sache de lui, Abel Picard était un simple chef de bureau à la Préfecture de la Seine, et peut-être que cet emploi très casanier l’amena à rêver aux destinations exotiques et aux pays lointains. De ses trois romans, deux se déroulent en Afrique, et un seul, « La Terre des Fleurs », concerne dans une destination très peu courante à l’époque, la Chine du sud-est, et plus précisément, Hong-Kong et l’île de Taiwan, appelée encore en ce temps-là « Formose », nom donné par les premiers colons portugais (« Ilha Formosa » signifie « Belle Île » en portugais), et que Taiwan portera jusqu’en 1895, date à laquelle le Japon colonise l’île à son tour.
Jusqu’à sa reconquête par Tchang-Kaï-Chek en 1945, Taïwan était une île principalement habitée par des tribus d’aborigènes, plus ou moins apparentés génétiquement à ceux de la Nouvelle-Guinée, dont venaient les premiers habitants, sans qu’on sache réellement pourquoi, car la Nouvelle-Guinée est à près de 2000 kilomètres au sud de Taiwan.
L’activité de Taiwan fut très longtemps réduite aux exportations de thé depuis le petit port de Tamsui, situé à l’estuaire de la rivière qui porte le même nom, et plus rarement, au port de Keelung, tous deux situés sur la pointe nord de l’île.
Ce contexte étant resitué, il ne faut pas croire que « La Terre des Fleurs » soit pour autant un ouvrage documentaire exceptionnel sur le Taiwan d’antan. On s’en doute, monsieur le chef de bureau n’a certainement jamais mis un pied en Asie. Il s’est abondamment documenté, mais il se concentre sur un décor exotique purement destiné à faire rêver ses jeunes lecteurs, sans toutefois faire preuve de racisme, ni vanter la colonisation. Bien au contraire, on sent Abel Picard fasciné par les folklores aborigènes et les coutumes locales.
L’histoire commence à Hong-Kong, un Hong-Kong décrit un peu à la manière de Macao, l’autre ville chinoise qui lui fait face à l’estuaire de la rivière Zhuijiang. Robert Huet est un journaliste français installé à Hong-Kong. Une sorte d’envoyé spécial permanent, grassement payé, et qui vit dans le plus riche quartier de la ville, avec, sous ses ordres, un domestique chinois opiomane que Robert a définitivement baptisé Opium, du fait de sa difficulté à se rappeler de son nom complet.
Il est à noter, ce qui n’est pas ordinaire, que la dépendance à l’opium de ce domestique est traitée avec beaucoup de légèreté, comme on décrirait un alcoolique rigolo qui ne penserait qu’à faire la tournée des bars. Un vice, certes, mais un vice sympathique et même utile, puisque à deux ou trois reprises, le domestique, en allant acheter sa drogue dans les bas-fonds, y apprendra des informations précieuses. Il est vrai qu’en 1890, le commerce de l'opium est légal, et que depuis 1860 et les « Paradis Artificiels » de Baudelaire, l’opium conserve une image romantique qui ne se flétrira que dans les années 1920-1930. Mais tout de même, cette évocation complaisante dans un roman pour la jeunesse est tout de même très audacieuse.
Robert Huet a sympathisé avec un compatriote, Fulgence, comédien de théâtre embarqué dans une troupe pour une tournée en Indochine Française qui s’est avérée si peu triomphale que le directeur de la troupe s’est un jour volatilisé avec la caisse. Fulgence a finalement atterri à Hong-Kong, où il n’a ni les moyens de retourner en France, ni la possibilité de jouer la comédie sur une scène. Vainement, il joue dans les tripots ses maigres économies dans l’espoir de gagner suffisamment pour s’embarquer pour la France. Mais il perd généralement assez vite le peu d’argent qu’il a pu gagner…
Un soir où les deux hommes assistent à l’expulsion musclée d’un mauvais perdant dans leur tripot favori, Robert remarque un portefeuille perdu à terre, probablement par l’homme que l’on vient de jeter dehors. Il l’ouvre et y découvre le nom bien français de Pierre Tourbier, médecin et botaniste. Robert le met dans sa poche, décidé à le porter à l’ambassade de France le lendemain, puis, en compagnie de Fulgence, il va boire un dernier verre dans un café voisin. C’est là que, une demi-heure plus tard, l’homme expulsé les rejoint et leur demande brutalement la restitution de son portefeuille.
Il n’y a guère de raisons de lui refuser, d’autant plus qu’il confirme s’appeler Pierre Tourbier. Robert Huet lui rend son portefeuille et l’homme disparait. Une heure plus tard, Robert et Fulgence se séparent, et, en rentrant chez lui, Robert longe le port, et aperçoit une jeune femme qui pleure sur un quai, entouré de plusieurs policiers chinois. Se glissant parmi les badauds, il découvre que cette jeune femme se nomme Rose Tourbier, qu’elle est venue rejoindre son père, le docteur Pierre Tourbier, lequel étrangement ne l’attendait pas au débarquement de son navire. Les policiers viennent de lui apprendre que ce Pierre Tourbier a disparu depuis plusieurs semaines, et nul ne sait ce qu’il est devenu. D'où les pleurs de la jeune fille, d’autant plus que, seule avec sa servante et toutes deux sans argent, elles ne savent même pas où aller dormir.
Aussi Robert Huet intervient pour rassurer la jeune femme. Il vient ce soir même de faire connaissance avec Pierre Tourbier, et de lui rendre son portefeuille : c’est donc qu’il est toujours à Hong-Kong. Chevaleresque, il conduit les deux femmes à un hôtel confortable, et leur avance la somme pour y dormir. Toutefois, en les accompagnant, et en écoutant Rose Tourbier lui parler de son père, il est pris de quelques doutes : ce qu’elle en dit semble si différent de l’homme qu’il a vu, et qui d’ailleurs lui a paru un peu jeune pour avoir une fille de cet âge, qu’il lui demande si, par hasard, elle n’aurait pas un portrait de son père dans ses affaires. Justement, elle en possède un, et Robert Huet, affligé, réalise que l’homme à qui il a remis le portefeuille n’est pas Pierre Tourbier. Mais alors qui est-ce ? Où se trouve le vrai Pierre Tourbier, et pourquoi cet homme se fait passer pour lui ?
Le lendemain, Robert et Fulgence mènent l’enquête, et parviennent à apprendre que le faux Pierre Tourbier s’est embarqué le matin même sous ce nom dans un navire en partance pour Shanghai. C’est d’autant plus dramatique que le prochain ne part que dans dix jours. Néanmoins, Robert et Fulgence décident d’y réserver trois places.
Dix jours plus tard, à quelques heures du départ, Robert installe Rose Tourbier et sa servante chez lui, et s’embarque pour Shanghai, en compagnie de son domestique Opium et de son ami Fulgence.
Le navire, hélas, n’arrivera jamais à destination. Au bout de quelques jours de voyages, Opium apprend par inadvertance que tous les marins sont membres d’une mafia chinoise payée pour tuer les deux français une fois que la nuit sera tombée. Il court prévenir les intéressés, lesquels montent à la cabine du capitaine. Celui-ci a eu vent du complot, et va les aider à quitter secrètement le navire à bord de la chaloupe de secours. Les marins tentent d’empêcher la fuite des français, mais le capitaine s’interpose et leur tire dessus. Il est rapidement désarmé et massacré par la horde, mais Robert, Fulgence et Opium ont eu le temps de ramer suffisamment loin pour être hors de portée des assassins.
Tous trois dérivent pendant deux jours et débarquent, épuisés, sur la côte occidentale de Formose, non loin du port de Tamsui. Alors qu’ils pensent avoir définitivement perdu la trace du faux Pierre Tourbier, ils l’aperçoivent en arrivant à la capitale administrative de l’île, Tai Wan (aujourd’hui, Tai Pei). Ils tentent de l’arrêter, mais celui-leur échappe grâce à la complicité de la mafia chinoise, et s'enfuit au sud, vers la jungle obscure. Nos héros poursuivent le félon dans une zone inexplorée, où ils tombent soudainement face à des aborigènes hostiles qui les attaquent, et blessent grièvement Robert Huet.
La dernière heure de nos héros semblent avoir sonné quand tout à coup, une jeune aborigène s'avance vers eux, tenant par la main un vieil homme occidental au regard étrange. Malgré la blessure qui le plaque au sol, Robert reconnaît alors le vieil homme du portrait montré par Rose : c’est le vrai Pierre Tourbier !
Cependant, l’homme est muet et semble un peu fou. Pendant que, avec des gestes de somnambule, il soigne Robert, la jeune asiatique raconte son histoire. Pierre Tourbier, médecin passionné de botanique, était en réalité installé à Formose depuis près d’une décennie. Il étudiait les fleurs exotiques qui poussaient en abondance sur l’île. Il a un jour recueilli une petite fille gravement blessée, lors d’une guerre tribale entre deux clans; il l’a soignée, puis élevée comme sa fille. Baptisée Tsin-Lê, la jeune aborigène a grandi jusqu’à devenir une ravissante demoiselle, parlant aussi bien chinois que français.
Pierre Tourbier avait pu vivre au milieu des aborigènes grâce à Tsin-Lê qui lui servait d’interprète, grâce aussi à sa science médicale qui lui a permis de soigner et de sauver des membres de cette tribu, lesquels en ont fait leur "sorcier".
Au fil des années, Pierre Tourbier s’était totalement détaché du mode de vie occidental pour vivre comme les aborigènes, en compagnie de son assistant et élève, Jacques Bardas, qui semblait se faire à cette nouvelle vie.
Hélas, il y a quelques mois, au hasard de ses explorations de l’île, Pierre Tourbier a découvert une mine d’or inexploitée. Cela ne l’intéressait guère, ayant renoncé aux richesses occidentales, mais il pensait en faire donation à sa fille, Rose, restée en France, à laquelle il n’avait plus donné de nouvelles depuis des années.
Jacques Bardas, hélas, ne vit pas les choses de cet œil-là. Cette mine d’or le reconnectait avec des valeurs tout à fait matérialistes, et si son vieux fou de maître n’en voulait pas, alors ça serait pour lui seul. Sans savoir que Pierre Tourbier avait déjà écrit à Rose pour lui demander de le rejoindre toutes affaires cessantes, il le frappa à la tête avec une branche d’arbre très lourde, et le laissa pour mort. Bardas s’embarqua ensuite pour Hong-Kong, afin de déclarer la découverte de cette mine - en se faisant passer pour le docteur Tourbier -, et pour emprunter de l’argent pour financer son exploitation. Mais William Cohl, ami de Robert et principal banquier de la ville, s’était montré méfiant et dubitatif.
Par désespoir, Jacques Bardas a ensuite cherché à acquérir la somme nécessaire en jouant le soir dans un tripot, mais il n’avait fait que perdre ses mises, s’était énervé contre le personnel, et avait été expulsé violemment de la salle de jeu, non sans perdre, dans la bagarre, le portefeuille que Robert avait trouvé.
Le lendemain, ne voyant aucune autre alternative, Jacques Bardas était parti pour Shanghai et s’était associé avec la mafia chinoise pour financer ses travaux miniers. Ce sont ces mafiosi qui l’avertirent de l’arrivée de Rose Tourbier à Hong-Kong et des deux français qui étaient à sa poursuite. Ce sont aussi eux qui ont tenté de tuer Robert et Fulgence sur le navire en direction de Shanghai, ainsi qu'à Tai Wan.
Le docteur Tourbier n’est donc pas mort, mais le coup reçu sur la tête l’a rendu muet et amnésique. Tout a été tenté en vain pour lui rendre la mémoire. Tout sauf… une confrontation avec sa fille Rose, à laquelle Robert envoie un télégramme pour lui dire de venir d’urgence à Formose. Il est en effet vital que le docteur Pierre Tourbier retrouve la mémoire, car lui seul sait où se trouve cette mine d’or où, sans nul doute, se cache Jacques Bardas…
Heureusement, tout finira idéalement bien, le traître sera puni, la mine sera exploitée par la France (Cocorico !), et l’or profitera à tous. Robert épousera Rose Tourbier, et Fulgence épousera Tsin-Lê. Et que voilà une grande famille franco-chinoise heureuse et débarrassée de tous ses soucis...
Comme on le voit, « La Terre des Fleurs » bénéficie d’une intrigue astucieuse, logique et de grande qualité. Pourtant, il faut admettre que ce roman aurait pu être bien plus réussi. En effet, c’est à la fois un récit atmosphérique nimbé de poésie, et un roman d’aventures; et malheureusement, ce sont là deux styles qui ne se marient pas très bien. Le côté atmosphérique domine clairement : Abel Picard tient à décrire, avec beaucoup de précision, sa vision d'Hong-Kong et de Taiwan, ce qui est estimable. En revanche, il tient aussi à s'attarder sur la pureté morale et romantique des personnages, et à pratiquer un humour un peu trop bon enfant, ce qui est déjà plus dispensable.
Tout cela affaiblit considérablement le rythme de la narration : trois pages de descriptions, six pages de dialogues gentillets, et de temps à autres, deux pages d’action assez expéditives. Au bout d’une centaine de pages, le lecteur sent confusément que l’auteur se perd en digressions souvent oiseuses.
Pour être franc, ça n’est pas tout à fait vrai, mais en cherchant à doter son roman, à parts égales, d’émotion, d’humour et d’aventure, sans se préoccuper de l’impression ressentie sur la longueur, Abel Picard a sans doute fait un très mauvais choix, que le passage des siècles a aggravé. « La Terre des Fleurs », malgré ses évidentes qualités, reste un livre d’un autre temps, qui reflète une manière d’écrire bien naïve, même par rapport à d’autres ouvrages de cette époque.
Reste que l’on ne s’ennuie guère en lisant ce roman, pour peu que l’on accepte la désuétude de l’ensemble, car Abel Picard écrit finalement autant pour les adultes que pour les enfants. Son récit est moraliste et soigné, tout en faisant preuve d’une bienveillance humaniste qui en appelle à la tolérance, à la reconnaissance et à l’estime d’une civilisation différente de la nôtre. D’ailleurs pour ces raisons grandement respectables, Abel Picard s’abandonne à plusieurs piques perfides sur les écrivains naturalistes, dont la crudité et le désespoir lui font horreur.
Pour autant, le jeune lecteur n’ignorera rien, dans ce récit, de la corruption, de la cupidité, de la fourberie de l’être humain; ni non plus de l’amour qui peut sainement naître entre des personnes partageant une aventure commune. Abel Picard ne fuit pas le réalisme, mais il veut croire que c’est une erreur de le voir tout en noir ou tout en blanc, comme il est stupide de devoir choisir entre l’Occident ou l’Orient. Ainsi, le mode de vie primitif du docteur Tourbier n’est jamais critiqué, ni non plus encouragé. C’est son choix, et il en vaut bien d’autres. L’important, selon Abel Picard, est seulement d’être honnête envers soi, et envers les autres.
Comme le prouve Robert Huet au début du roman, il n’y a rien de mal à se trouver dans un tripot tant qu’on ne joue pas soi-même. Et le meilleur moyen de ne pas avoir envie de jouer, c’est d'abord de regarder ceux qui jouent, pour les comprendre, et pour comprendre pourquoi ils ont sans doute tort.
L’air de rien, en 1890, une telle philosophie ne se rencontrait guère, même dans la littérature pour adultes.
18 gravures d'Émile Mas, colorisées grâce à l'application Palette.


















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