
Bien qu’il soit assez souvent catégorisé dans la littérature populaire, le cas d’Adolphe Belot est à la fois plus compliqué et plus atypique que cela. Cet auteur qui sembla connaître quelques jolis succès dans les années 1870-80 fut semble-t-il assez discret sur lui-même, tant dans sa vie privée que dans ses mondanités. Il se fit d’abord remarquer par un érotisme assez marqué et assez tourmenté, dans lequel cependant il semble avoir souffert d’être facilement enfermé. Son style littéraire est assez déconcertant, tant on sent à la fois le désir d’imposer sa patte littéraire par le biais d’une écriture relativement fluide et dépouillée, qui n’hésite pas à emprunter quelques ficelles narratives de la littérature populaire (roman policier, roman-feuilleton, roman d’aventures), tout en recherchant un certain réalisme social, teinté d’un message ambitieux, politique ou moral, qui n’est pas forcément raccord avec l’intrigue de ses romans. Adolphe Belot est aussi un portraitiste inquiet de la femme, dont l’inconstance ou au contraire, les déterminations irréfléchies, forment le sujet sans cesse renouvelé de ses romans, et il y exprime volontiers une fascination intime, voire une peur irraisonnée, envers le caractère féminin. Il est probable qu’Adolphe Belot a inspiré plus tard Octave Mirbeau, même si ce dernier s'est montré plus talentueux comme écrivain. De plus, les romans d’Adolphe Belot sont assez bizarrement découpés en parties contradictoires. Adolphe Belot devait écrire, de manière impulsive et désordonnée, des ébauches de récits dont il n’était pas forcément certain de la manière dont il allait les relier entre elles. Cette méthode narrative donne indéniablement à ses romans une atmosphère étrange et imprécise, qui n’est pas sans évoquer le déroulement abrupt et incohérent de nos rêves ou de nos cauchemars. Tout cela fait qu’il est difficile de juger de la qualité d’un roman d’Adolphe Belot, dont on ne sait pas toujours distinguer les audaces des maladresses, mais indéniablement, l’auteur savait se montrer original, novateur, imprévu, là où tant de ses contemporains, même supérieurs en littérature, sont souvent assez prévisibles. « Une Joueuse » semble avoir été un roman assez remarqué. Il est vrai qu’il a une qualité estimable : c’est, à ma connaissance, le premier roman qui se penche sur les jeux d’argent des casinos, et surtout sur la mécanique de l’addiction au tapis vert, c’est-à-dire sur ce qu’on appellera bien plus tard le « démon du jeu ». Le roman démarre pourtant sur une intrigue que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de "policière" : un couple parisien d’agents de change, les Leroy, au service d’un aristocrate fortuné, reçoit la somme de 100 000 francs d’un financier américain, Mr Markett (?), de passage pour quelques mois dans la capitale et désirant placer ses économies en bourse. Le couple et leur client se connaissent depuis déjà quelques temps, l’affaire se fait donc un samedi soir, de la main à la main et de manière très informelle, avec l’idée que Georges Leroy porterait le lundi suivant ce capital à la société boursière dont il est le principal employé. Hélas, rien ne va se passer comme prévu : le couple, qui vit avec le père et la sœur de l’épouse, va connaître un dramatique revers. Le Comte de Servan, père de Louise Leroy, partage le vaste logement de sa fille et de son gendre, car en dépit de son éducation et de sa noblesse, le vieil homme est un joueur invétéré qui a déjà perdu, aux cartes et à la roulette, la quasi-totalité de son patrimoine. Le lendemain de la transaction de son gendre, pressé par un créancier venu le relancer jusque chez lui, le Comte de Servan tombe bien malgré lui sur le paquet contenant les 100 000 francs confiés par l’ami américain. Sans se demander d’où vient cette somme colossale, il y puise de quoi rembourser son créancier, puis, honteux de son acte mais confiant en sa bonne étoile, il décide d’aller jouer l’après-midi même la somme restante des fonds subtilisés, avec l’idée de regagner sur le tapis vert la somme dérobée pour le créancier. Bien entendu, il perd absolument tout ce qu’il mise... Le lendemain, il lui faut bien confesser son triste larcin, et surtout en mesurer l’extrême gravité. Car même en 1879, 100 000 francs, ce n’est pas rien, et les Leroy possèdent un patrimoine, mais guère de fonds. Il y a tout à perdre dans cette histoire : l’amitié de leur client, la confiance de l’employeur et la crédibilité même de Georges Leroy, qui ne pourrait plus travailler dans sa partie, et serait même contraint au suicide pour laver son honneur. Tandis que son mari, lié par son métier, n’a d’autre ressource que de continuer à travailler, c’est Louise Leroy qui va chercher désespérément un moyen de trouver 100 000 francs le plus rapidement possible, d’autant plus que comme un fait exprès, Mr Markett, qui a un penchant pour Alice, la sœur de Louise, s’offense quelque peu de sa froideur, et décide, chagriné, de retourner aux États-Unis, demandant donc à Georges Leroy, finalement, de ne pas placer son argent et de le lui rendre dans les plus brefs délais. Toute la première partie du roman exploite, avec un sens tout à fait moderne du "thriller", cette angoissante situation d’une dette colossale à rembourser mais aussi à cacher à tous les intéressés. C’est là le terrible lot de Louise qui, en digne épouse et en ambassadrice du foyer, fait de son mieux pour obtenir ne serait-ce qu’un prêt de 100 000 francs. Mais l’importance même de la somme la rend absolument impossible à rassembler. La situation est tout à fait désespérée, et la chute des Leroy n’est bientôt plus qu’une question de jours. Aussi Louise prend-elle une décision absolument imprévisible : elle qui, depuis son enfance, avait une aversion pour le jeu, décide d’accompagner son père à Monte Carlo et de jouer ses dernières économies à la roulette, ultime espoir de regagner en peu de temps les 100 000 francs de Mr Markett. La deuxième partie du roman est donc, au-delà de l’initiation personnelle de Louis au tapis vert, une véritable immersion à Monte Carlo dans un casino des années 1870. C’est indéniablement le meilleur passage du livre, d’abord de par sa précision documentaire, car Adolphe Belot, qui n’a pourtant jamais été journaliste, s’y montre un enquêteur de premier ordre, mais aussi parce que Belot ne se contente pas de montrer : il explique. Il explique à la fois le fonctionnement précis de la roulette (ceux qui n’en ont jamais totalement saisi les règles les apprendront avec précision dans ce roman) et celui d’un jeu de cartes alors fort en vogue, le trente-et-quarante, qui était une forme primitive du blackjack; mais surtout il démontre par quelle succession d’illusions de l’esprit le joueur passe avant de tomber dans une addiction totalement alimentée par des convictions irrationnelles. C’est l’un des mérites de ce roman que de s’adresser, non pas à des amateurs et des initiés des jeux d’argent, mais bien au contraire à ceux qui en ignorent tout – et sans doute en 1879, étaient-ils encore très nombreux -, avec l’idée fort honorable de mettre en garde ses lecteurs contre les pièges terrifiants que représentent ces jeux, des pièges pour l’esprit bien avant de l’être pour le portefeuille. Ainsi, au sujet de la roulette, Adolphe Belot nous apprend-t-il que l’objet lui-même est trompeur sur son apparence. La roulette s’appuie en effet sur un mécanisme qui semble régulier, le croupier lance la bille toujours au même endroit, dans la même direction, avec la même force, donnant à ce système l’impression fausse d’une relative limite des possibilités. En réalité, elles sont innombrables, notamment parce que les rebonds de la bille, eux, sont imprévisibles. Ensuite, il est facile de gagner de petites sommes à la roulette, en ne misant que sur les couleurs ou sur les nombres pairs et impairs : vous avez une chance sur deux de tomber sur ce que vous avez misé. Dès lors que vous gagnez une première fois à la roulette, vous tombez dans le piège, vous vous habituez à être exaucé, vous l’appréciez d’autant plus qu’au-delà des gains, les curieux autour de la table vous gratifient de regards flatteurs et admiratifs, comme si la bille était à vos ordres. Mais évidemment, pour que les gains soient plus importants, il faut restreindre les possibilités de gagner, affiner le choix des nombres, et surtout en arriver à miser sur un numéro unique, ce qui évidemment relève du quitte ou double. C’est en augmentant cette difficulté que la plupart des joueurs, même chanceux, se font irrémédiablement plumer. Car à force de jouer, l’esprit humain tend à chercher une règle, un sens, à une série de gains ou à une série de pertes, et dès ce moment, alors que rien d’autre que le hasard ne préside à ce jeu, on se prend à croire à une période de "chance", une période de "malchance", une influence surnaturelle ou une séquence reproductible, bref, à une logique occulte et contrôlable, là où en réalité, tout est aléatoire. L’addiction naît de cette recherche perpétuelle et vaine de sens, de logique ou de séquençages plus ou moins chanceux, qui assureraient la certitude d’un gain par un calcul particulier ou une prière abstraite. Cependant, la roulette n’est pas fondamentalement une escroquerie, dans le sens où vous pouvez tout à fait gagner de très grosses sommes à plusieurs reprises. Le hasard en décide, comme il décidera sans doute de vous faire perdre chacun de vos jeux suivants. Mais dès lors que l’on prête une influence mystique à un coup de veine, on cherchera à le reproduire, quitte à y griller sa fortune, puisqu’effectivement, au plus haut niveau du jeu, on peut facilement gagner, perdre, regagner et reperdre une véritable fortune en peu de temps. C’est précisément ce qui arrive à Louise Leroy qui, grâce à cette prétendue "chance" du débutant, qui n’est simplement que l’attitude réservée d’une personne encore consciente de jouer face au hasard, gagne assez rapidement les 100 000 francs nécessaires, mais grisée et influencée par son père, les reperd tout aussi vite en ne sachant pas s’arrêter à temps de jouer. Facteur aggravant, elle est aperçue par De Cery et Dorliac, deux habitués de Monte Carlo qui sont des amis proches de l’employeur de Georges Leroy, et qui s’empressent une fois revenus à Paris, d’informer le grand patron des nouvelles habitudes de la femme du principal agent de change de la société. Bien qu’ignorante de la détresse financière des Leroy, la direction s’émeut, et l’on juge que la femme du directeur sera la mieux placée pour rendre visite à la femme de l’employée, elle aussi rentrée à Paris sans le sou, afin de l’enjoindre à ne point dissiper l’argent du ménage à Monte Carlo. Il en résulte un face à face curieux entre les deux femmes, ou sans qu’on sache exactement pourquoi, la grande patronne conte à Louise l’histoire quelque peu insolite d’un de ses richissimes amis, aimant aborder les femmes dans la rue pour leur proposer tout type d’aide en échange, bien entendu, de prestations sexuelles, et qui rencontra ainsi un jour une femme dont l’époux connaissait de dramatiques dettes. Hésitant à solliciter l’aide financière de ce bon - mais grivois - samaritain, la jeune femme hésite trop longtemps à lui demander une aide financière, et une fois qu'elle s'y est résolue, elle trouve hélas son mari défenestré en rentrant chez elle. On pourrait se dire que l’épouse de l’employeur des Leroy en sait plus long sur la détresse du couple, mais en fait, non. Cette histoire anecdotique et un peu longuette ne sert qu’à insuffler involontairement dans la tête de Louise l'idée qu’elle pourrait devenir la maîtresse particulière de Mr Markett en échange de l’abandon de la créance. Aussi sur un coup de tête, Louise se rend à son hôtel pour négocier cette dernière tentative de résolution. Son mari rentrant le soir, et ne la trouvant pas, apprend par Alice qu’elle s’est rendue chez Mr Markett, et il ne devine que trop bien ce que sa femme est résolue à faire. Il s’empare d’un révolver et, bien décidé à noyer dans le sang tous les honneurs qui le nécessiteront, il se précipite lui aussi vers l’hôtel où est installé Mr Markett, et où va se dénouer l'écheveau. On pressent fatalement le drame final et grandguignolesque qui pointe, quand soudain, au détour d’un chapitre, Adolphe Belot saute à pieds joints dans son roman pour expliquer qu’il en a marre d’écrire des récits sordides juste parce que le public aime ça, alors que cette histoire est vraie, qu’il la tient d'ailleurs du nommé Dorliac, et qu’il se sent obligé de dire la vérité, à savoir que tout se termine idéalement. Et voici Adolphe Belot qui nous jette au visage une happy-end parfaitement grotesque, où tout le monde s’explique posément dans la chambre de Mr Markett, lequel reconnait volontiers ne pas en être à 100 000 francs près, et veut bien effacer cette perte, pourvu qu’on lui laisse faire une demande en mariage à Alice, la sœur de Louise, laquelle évidemment ne peut qu’accepter cette déclaration tendre et désintéressée, puisqu'elle règle tous les problèmes. Les deux couples s’installent ensemble (?) et le Comte de Dunstan retourne vivre à Monte Carlo, où, afin de pouvoir subvenir à ses besoins, il se fait engager comme… croupier, ce qui lui permet de soigner son addiction en entretenant quotidiennement celle des autres. Et voilà, c'est fini. Ceci étant dit, quel lecteur a bien pu avaler que le casino de Monte Carlo recrutait ses croupiers parmi des aristocrates sexagénaires ruinés pour avoir trop joué eux-mêmes au casino ? C’est vraiment du grand n’importe quoi ! On ne saura jamais exactement quelle autre fin plus tragique ce happy-end ridicule était censé remplacer, mais indéniablement, il ne pouvait y avoir pire idée pour gâcher cet excellent roman. Il n’est cependant pas inutile de noter qu’en 1893, un an après la mort de l’auteur, le chroniqueur mondain Aurélien Scholl signait dans un journal un portrait peu flatteur d’Adolphe Belot, qu’il décrivait comme un joueur féroce et obsessionnel, qui s’était invité une fois chez lui en pleine nuit, afin d'exiger une partie de cartes immédiate visant à rembourser les dettes de jeu qu'il devait à Scholl. En rédigeant son roman, dont le but initial était de dénoncer les addictions au tapis vert, Adolphe Belot se serait-il laissé prendre… au jeu ? Serait-il lui aussi devenu un joueur addictif à force d'aller fureter dans les casinos, ce qui l’aurait amené, une fois "accro", à changer brutalement la fin dramatique de « Une Joueuse » ? Difficile d’en être certain, même si c’est tout à fait probable. Mais bien entendu, on se gardera bien de "parier" sur cette seule explication...
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