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CHARLES-HENRY HIRSCH - « Un Vieux Bougre » (1908)


Si Charles-Henry Hirsch est aujourd'hui un auteur bien oublié, il faut lui reconnaître qu'il n'a pourtant rien fait pour cela : durant toute la première moitié du XXème siècle, ce graphomane de génie a signé plus d'une soixantaine de romans assez souvent atypiques, volontiers amoraux et d'une inspiration d'autant plus délirante que l'auteur lui-même était un petit homme tranquille à la vie rangée. Hirsch s'évadait lui-même dans sa littérature et y vivait ce que son goût du confort lui interdisait, ce qui est un assez bon moyen de faire rêver efficacement les autres.

Pour autant, ses rêves littéraires tiennent assez souvent du cauchemar, ou tout du moins de l'incongruité. Hirsch était, sur bien des points, comme un auteur de littérature fantastique, qui se contraint à écrire des histoires réalistes et rationnelles, mais qui ne parvient pas totalement à s'affranchir d'un goût immodéré pour le bizarre et le licencieux.

Fortement inspiré par l'école naturaliste, Charles-Henry Hirsch a écrit presque exclusivement sur le prolétariat le plus démuni, particulièrement celui des campagnes, en s'attardant sur les différentes névroses et psychoses de ceux qui tournent en rond sans n'avoir nulle part où aller, facilement intoxiqués par une fortune éphémère ou par une opportunité charnelle.

À l'inverse de ses personnages, Charles-Henry Hirsch était un homme plutôt cossu, fort élégant, au physique austère de clergyman, posant sur le monde un regard noir chargé de colères, surplombant une moustache épaisse et désordonnée qui semblait presque factice.

L'oeuvre littéraire de Charles-Henry Hirsch représente une sorte de chaînon manquant entre le symbolisme tourmenté d'inspiration baudelairienne et le naturalisme clinique, le mélange évoluant petit à petit vers une littérature âpre et maladive, très personnelle, dont la décadence affichée serait une forme d'expérimentation narrative.

Les romans de Charles-Henry Hirsch sont assez souvent courts, rédigés de manière très simple, très factuelle, avec un style visuel, théâtral, dont la sobriété renforce la folie des effets et des situations. À ce titre, « Un Vieux Bougre » est l'un de ses romans les plus emblématiques, les plus définitivement "hirschiens".

Jeune troufion fraîchement libéré de son service militaire en région parisienne, le jeune Michel Michel (?), qui doit prochainement rejoindre le petit village de la Beauce où il est né et a grandi. Mais en ce soir de libération, il a envie de s'amuser, et un peu ivre, il fait la connaissance de deux jeunes aguicheuses, Rubis et Youyou. Ce ne sont pas à proprement parler des prostituées, elles travaillent dans une filature, mais ce qu'elles y gagnent suffit à peine à payer le loyer de l'appartement qu'elles louent ensemble. Aussi, le samedi soir, elles joignent l'utile à l'agréable, en se cherchant de la compagnie parmi les militaires fraîchement libérés, ayant touché leur dernière solde et étant pressés de faire la noce en bonne compagnie. La logeuse des deux jeunes femmes, Mme Naton, désapprouve ces manières, mais les tolère néanmoins puisqu'elles sont au moins garantes que le loyer sera payé à temps.

Tout de suite, Michel, déjà un peu éméché, s'amourache de Rubis, qu'il veut absolument rebaptiser Marie. Rubis comprends vite que Michel n'a jamais connu de femme, et attendrie, elle décide de lui faire passer une nuit mémorable, tandis que Youyou va se consoler chez un voisin complaisant. Mais le lendemain, trouvant Michel un peu trop pressé de s'en aller, elle s'amuse à lui cacher sa baïonnette sous le lit. Devenant alors comme fou, Michel frappe Rubis, puis se met à éclater en sanglots, persuadé de l'avoir tuée. Or, Rubis n'est que légèrement étourdie. En bonne fille des faubourgs, elle a déjà connu pas mal de types qui l'ont tabassée, mais Michel est le premier d'entre eux qui se met à pleurer juste après. Émue par cette brute candide, Rubis sent son cœur s'éveiller enfin…

Michel s'installe donc en ménage avec Rubis et Youyou, cette dernière étant désormais la seule à ramener de l'argent le samedi soir en plus du salaire. Au bout de quelques jours, embarrassés, Michel écrit à ses parents pour leur expliquer qu'il ne rentrera pas au village, et leur donne son adresse à Asnières, près de Paris. Le père de Michel (qui s'appelle lui aussi Michel Michel), paysan ayant un peu de bien mais sans instruction, ne sait pas lire, aussi comme à son ordinaire, il demande à son propre père, le grand-père Gaspard, de lire la lettre du jeune Michel.

Gaspard Michel a 75 ans, et c'est assurément un personnage; un vieillard charismatique et autoritaire qui, dans sa jeunesse, a déserté son foyer pour suivre une troupe de gitans, car il était tombé amoureux d'une bohémienne qu'il avait aperçue dans sa roulotte. Mais celle-ci étant convoitée par un autre gitan, affreusement jaloux, la bohémienne fut poignardée par ce rival, et Gaspard, le cœur meurtri, désormais loin de chez lui, quitta la troupe et se mit à courir le monde. Il voyagea un peu partout, puis, revint tout naturellement chez lui 25 ans après en être parti, comme s'il ne s'était absenté que la veille. Son fils l'accueillit un peu désorienté, lui apprenant que sa mère, la femme de Gaspard, était morte de chagrin quelques années plus tôt. Gaspard en prit acte, et laissa entendre que c'est aussi bien comme ça…

Depuis, le vieillard vit auprès des siens, qui le tolérent par faiblesse de caractère, et parce qu'ils supposent que Gaspard a ramené une fortune de ses voyages et la cache quelque part…

En lisant la lettre de son petit fils, Gaspard Michel trouve très revigorante cette aventure, et fort intrigué par ces filles faciles rencontrées par Michel, il profite de la nuit pour déterrer de sa cache une partie de sa fortune, et le lendemain, sans rien dire à personne, il prend le bus, rejoint la gare et monte dans le train pour Paris.

Gaspard fait irruption chez Rubis et Youyou comme un colon en terre conquise. Michel, de caractère faible, se sent incapable de jeter son grand-père dehors. Rubis tente de résister mais la volonté de Gaspard est impérieuse, et sa bourse pleine fait miroiter bien des sorties et des achats. D'ailleurs, il n'est pas chiche, il laisse ces dames se servir autant qu'elles le veulent. Très vite, Gaspard est obsédé par Youyou, et il se met à la harceler quotidiennement. Or Youyou, comme Rubis, en a vu des vertes et des pas mûres, mais un vieux paysan de 75 ans, c'est hors de question pour elle, d'autant plus que la romance de Rubis avec Michel donne envie à Youyou de passer plus de temps qu'à l'accoutumée avec le voisin. Gaspard, malgré son grand âge, en crève de jalousie, et s'installant à demeure chez Rubis, durant des semaines, il fait le siège de Youyou, et manque même de casser la figure au voisin. Ce dernier sentant que ces quatre-là sont sérieusement dérangés, prend de la distance avec Youyou. Celle-ci finit tant bien que mal par tomber entre les griffes du vieux Gaspard, qui se révèle finalement au lit d'une étonnante verdeur.

Pendant ce temps, au village dans la Beauce, le fils de Gaspard et sa femme sont victimes de persécutions et de jets de cailloux : la disparition soudaine de Gaspard a semblé suspecte à tout le village, on s'est facilement persuadés que ses héritiers directs l'ont zigouillé. Une perquisition et une enquête de police sont ordonnées : on retrouve la lettre du petit fils, et les collègues de Paris sont avertis. Ils ont la surprise de découvrir le grand-père bien vivant aux côtés de son petit fils chez deux jeunes femmes de sinistre réputation. Le vieillard est sermonné, et sommé de rentrer dans son village. Maugréant, Gaspard accepte, mais il ne veut pas rentrer seul, d'autant plus que le jeune Michel a lui aussi le mal du pays.

On résilie le bail auprès de Mme Naton, Rubis et Youyou démissionnent de leur filature, et, hâtivement, leurs effets personnels sont entassés sur une charrette tirée par un cheval que Gaspard a acheté à prix d'or.

Trois jours plus tard, l'équipage fait sensation en entrant dans le village : non seulement Gaspard n'est pas mort, mais il ramène son petit fils et deux greluches de très mauvais genre, qu'il installe dans sa maison. Youyou en profite pour flirter avec un jeune homme du village, au grand désespoir de ses parents. Gaspard se fait malmener par le maire, finit par se battre avec lui, et sans surprise, a le dessous.

Proprement tabassé, Gaspard est ramené à demi-inconscient dans sa maison, pendant que Youyou continue à conter fleurette. Michel, dépassé par la situation, reste abasourdi et inerte. Sa passivité agace Rubis qui se retrouve bientôt seule à soigner Gaspard chaque jour. Et ce qui doit arriver arrive : Rubis se donne à Gaspard, et Michel les trouve un matin enlacés dans le même lit.

Néanmoins, les deux jeunes femmes prennent conscience qu'elles apportent le chaos dans cette famille, et qu'elles ne seront jamais acceptées dans le village. Après un temps de réflexion, elles décident de repartir à Paris avec la charrette et leurs affaires, abandonnant Gaspard et Michel à leur sort. Gaspard n'en a cure, il n'est réellement attaché à personne. Michel, par contre, vit douloureusement la rupture avec Rubis, et surtout la difficile humiliation de se faire piquer sa petite amie par son grand-père. Devant la mollesse soumise de ses parents, Michel décide de prendre le contrôle de la famille, et se heurte à Gaspard, qui ne se laisse pas faire, et qui, par représailles, vend la quasi-intégralité de ses terres.

Le ton monte de plus en plus entre le grand-père et le petit-fils, chacun voulant écraser l'autre. Mais Michel sait qu'il a le temps pour lui, et que tôt ou tard, l'âge rattrapera Gaspard et en fera un impotent, un soumis, à qui il fera payer son humiliation. Gaspard le sait lui aussi, et il prend une décision radicale. Une nuit, il se lève, attrape un couteau, puis pénétrant dans la chambre de Michel pendant qu'il dort, Gaspard le poignarde en plein cœur, en le traitant une dernière fois d'imbécile…

C'est sur cette édifiante conclusion que se termine « Un Vieux Bougre », et il faut reconnaître que plus d'un siècle après sa publication, ce roman est encore un sacré pavé dans la mare dont on ressort grandement éclaboussé, et franchement choqué. Amoral, malsain, sordide, misanthrope et mesquin, « Un Vieux Bougre » est un joyau noir de la Belle-Époque, qui ne ressemble à rien de connu. La crudité du naturalisme rencontre ici le portrait véritablement maléfique d'un vieillard manipulateur et sans scrupule, qui impose ses volontés capricieuses avec une conviction terrifiante. Son histoire nous est contée d'un ton clinique, tout en étant parsemée de dialogues souvent brutaux, dans un argot d'une grande âpreté. La démarche de l'auteur semble avant tout naturaliste : une immersion sans concessions dans les bas-fonds du prolétariat rural. Mais Gaspard Michel tient aussi de l'antihéros balzacien ou stendhalien, on sent que Charles-Henry Hirsch se reconnait surtout en lui, ce qui donne parfois à son roman la couleur d'un délire mégalomane particulièrement tordu – et c'est là l'inspiration symboliste qui vient contrecarrer la démonstration naturaliste.

Tout cela fait de ce roman une monstruosité fascinante et contre-nature, éternellement scandaleuse, et dont, ces dernières années, les copies numériques se multiplient sur Internet avec une étonnante fécondité. Preuve qu'il y a malgré tout quelque chose dans ce livre que le temps semble impuissant à réduire en poussière, et qui sussurre au creux de l'oreille des paroles horribles mais délectables…

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