
Le Marquis Gaspard de Cherville, ou Gaspard Pescou, de son véritable patronyme, appartenait à cette famille injustement méconnue des gentilshommes campagnards, catégorie qui existait depuis aussi longtemps que l’aristocratie, mais qui ne donna que tardivement quelques talent à la littérature française. En effet, si le Royaume de France commença par être un conglomérat instable de petits comtés où régnait une sorte de seigneur-suzerain, ce ne fut seulement qu’à la chute définitive de la monarchie que l’aristocratie française, lourdement ponctionnée de confiscations et d’hypothèques, se retrouva durablement émiettée. Une nouvelle sorte de gentilshommes vit alors le jour vers les années 1870-1880 dans les régions les plus lointaines des lieux historiques de la monarchie, parmi des grandes familles dont le seul patrimoine était bien souvent un château coûteux à entretenir. Une génération parfaitement désillusionnée, consciente que la République était installée pour plusieurs siècles au moins, et qui se tourna soit vers le repli de son histoire millénaire et de sa généalogie aux interminables ramifications, soit vers l’immanence de la nature, dernière garante d’un ordre originel immuable qui était comme un phare dans la tempête d’une société humaine en pleine mutation. C'est cette dernière sous-catégorie qui nous intéresse ici. Il y eut plusieurs de ces gentilshommes campagnards, souvent poètes, parfois ardents régionalistes, autant enracinés dans leur terre que dans leur longue lignée familiale, préférant même pour certains la première à la seconde, qui ne rechignaient pas à, en paysans magnifiés, à mettre les mains dans la terre, à élever du bétail ou à faire des boutures comme le jardinier le plus expert. Le soir, fourbus mais heureux, ces hommes écrivaient tout ce qu’ils avaient fait ou vu dans leur journée, préférant au roman les formes plus brèves, plus conformes aux journées campagnardes qui passent et se ressemblent, de la nouvelle, du poème, du conte, de l’anecdote ou même du tutoriel (une forme particulièrement appréciée par le comte Joseph de Pesquidoux, dans les années 1920-1930, qui fut l’un des derniers gentilshommes campagnards à succès). Ce genre littéraire qui n’a pas de nom, mais reste néanmoins clairement identifiable, dura donc à peu près un demi-siècle, et si nombre des œuvres qui en relèvent sont aujourd’hui tombées dans l’oubli, elles méritent cependant d’être redécouvertes, car se voulant par définition une expression littéraire élégiaque, dédiée à une nature encore sauvage que rien alors ne semblait durablement menacer, ces nombreux livres sont devenus de précieux témoignages d’une ruralité disparue, vivant assez souvent en autarcie complète, s’appuyant sur des habitudes séculaires, des rites intemporels, des coutumes locales, toute une vie paysanne présentée de façon souvent très positive, très humaniste, par un homme qui disposait souvent de l’éducation, de l’érudition et d’un talent poétique auxquels peu de ruraux de l’époque pouvaient prétendre. Le gentilhomme campagnard avait aussi le mérite, en n’étant pas paysan lui-même, de voir plus loin que son sillon, et de parler avec la même richesse, la même culture, la même émotion, des gens, des bêtes, des arbres, des cours d’eau, des tempêtes et des jours ensoleillés, tout à ses yeux ayant sa place, son rôle en cet univers limité géographiquement, mais stable et sublime. Le gentilhomme campagnard n’a qu’un défaut majeur, à nos yeux de citadins du XXIème siècle : c’est assez souvent un chasseur et un pêcheur, peu empathique envers la souffrance animale. Il faut évidemment remettre ces auteurs dans leur contexte, celui d’un passé déjà un peu lointain où la faune était extrêmement abondante sur les terres des hommes, et s’entredévorait joyeusement dans un incessant ballet de vie et de mort qui, là aussi reflétait un ordre naturel auquel le gentilhomme campagnard jugeait logique de prendre part. Notre vision de la vie animale est aujourd’hui conditionnée à la fois par le fait qu’en dehors de nos animaux domestiques, les animaux sont devenus rares dans notre environnement, y compris les insectes, etpar le fait que l’élevage, s’effectuant durant des siècles dans des conditions relativement normales, a pris depuis le siècle dernier le visage terrifiant d’une production industrielle cruelle et mécanique, qui n’a plus rien de naturel et qui offense notre respect de la vie. Mais bien entendu, au XIXème siècle, un lapin parmi des milliers de lapins dévoré par un renard parmi des milliers de renards ou abattu par un chasseur parmi des milliers de chasseurs, cela n’avait pas la signification que nous lui donnons aujourd’hui. De tous ces gentilshommes campagnards qui écrivirent longuement de magnifiques pages sur tout ce qui entourait leurs châteaux, l’un des premiers, si ce n’est le premier, fut certainement le beauceron Gaspard de Cherville, grand amateur de chasse, mais aimant assez souvent se présenter dans ses récits comme un tireur maladroit, malchanceux, peu doué pour sa vocation de nemrod. Il fut courtement, dans les années 1850, un des nombreux nègres littéraires d’Alexandre Dumas, dont il était à la base un ami, et ce fut apparemment cette expérience qui lui donna le goût des lettres. Il publia dès 1862 quelques romans tournés vers la chasse, puis publia ponctuellement des recueils de contes témoignant avec justesse d’une grande connaissance de la faune des bois et des prairies. « Contes d’un Coureur des Bois » (1886) est l’un de ses recueils les plus populaires, sans doute parce que la chasse y est plus secondaire, et que le coureur des bois parle surtout de lui – ou d’alter-egos qui partagent différents souvenirs et anecdotes (Réels ? Imaginaires ?) souvent cocasses et humoristiques, reliquats d’une jeunesse passée en pleine nature, en toute liberté, mais souvent empreinte de leçons initiatiques. Des quatorze récits qui composent ce recueil, beaucoup sont d’une très grande qualité, même si le style littéraire de Gaspard de Cherville est inégal et parfois déconcertant, hésitant, suivant les récits, entre une préciosité aristocratique bon enfant et un parler populaire qui n’est pas exempt de rusticité balourde, ou même de maladresses dont on ne saurait dire si elles sont voulues ou non (répétition abusive de mots dans la même phrase, formulations biscornues, phrases étrangement construites, métaphores un peu obscures). Si la chasse n’est pas toujours au rendez-vous, il est assez souvent question d’animaux; et d’animaux qui n’en font qu’à leur tête, ce qui est toujours un ressort comique efficace. Ainsi, dans « Le Roman du Caniche », premier conte qui ouvre ce recueil, une veuve fraîchement remariée à un baron, veuf lui aussi, se heurte au caniche auquel celui-ci s’est raccroché durant des années, et la nouvelle épouse doit lutter avec lui pour obtenir l’exclusivité du lit conjugal. « Histoire d’un Abbé et d’un Hérisson » se veut un récit autobiographique de la rencontre piquante, toujours dans un lit, d’un abbé précepteur et d’un hérisson en fuite que l’auteur, dans son ignorance, s’évertuait en vain à vouloir nourrir de carottes et de biscuits. « Coquet » narre l’incroyable tendresse qui unissait une jeune fille à un chevreuil baptisé Coquet, qui s’était laissé domestiquer, tout en faisant un peu sa loi dans la grande maison où vivait la famille. L’histoire est apparemment vraie, et dédiée à Jeanne Bellecroix, l’héroïne de ce conte. Les femmes ont d'ailleurs, elles aussi, la part belle dans ce recueil, car on sent que l’auteur leur vouait aussi une admiration, peut-être parce que comme les bêtes, elles n’en font assez souvent qu’à leurs têtes, et qu’il est difficile de ne pas les trouver adorables malgré cela – ou à cause de cela ? Une chose est sûre : voilà un marquis qui apprécie particulièrement qu’on refuse de lui obéir. Cela se ressent particulièrement dans « La Première Paire de Bottes », une bluette préadolescente extrêmement touchante, où un jeune garçonnet troublé par sa petite cousine se fait offrir de belles bottes de cuir pour l’impressionner – mais, la jeune fille en plaidsante, et traite même en enfant ce cousin qui veut trop se grandir, au point que celui-ci, sentant qu’il l’a déçue par sa prétention, et voyant que sa cousine, aussi désargentée que lui, louche sur les jolis bouquets de primevères vendus par une bohémienne, en vient à échanger ses bottes neuves contre trois bouquets, et les offre à sa cousine, qui en est délicatement émue. Il est peut-être trop tôt pour se prendre pour un homme, mais jamais assez tôt pour faire des folies par amour. Ce conte est indéniablement le plus attendrissant, le plus outrageusement romantique du recueil. Mais si la sincérité candide des jeunes filles émeut profondément le marquis, celui-ci pose un regard plein de compréhension et de compassions sur les femmes plus âgées, souvent soutiens de famille pour des hommes absents ou brutaux. Au cours de récits plus dramatiques, Gaspard de Cherville rend hommage aux femmes que le destin accable. Dans « Un Cas de Rage », il suit avec attendrissement le déni et le basculement progressif dans la démence de la mère d’une petite paysanne, mordue par un chien enragé, et qui lentement agonise dans son petit lit d’enfant. Sans la moindre instruction, à une époque évidemment où le vaccin antirabique n’existait pas, la mère ne parvient pas à comprendre que, malgré la cicatrisation de la morsure, son enfant reste malade, et finit par se persuader que c’est le médecin et les voisins compatissants qui lui jettent un sort. De même dans « Maman Louisette », l'auteur dresse le portrait doux-amer d’une ancienne qui sacrifie sa vie pour sauver sa fille du gendre odieux qui la bat et qui la prive de nourriture. Néanmoins, malgré ces quelques chroniques réalistes, qui tournent souvent autour de la mort, et de la solitude qu’elle engendre dans des hameaux et des villages, où une disparition prend une dimension tragique, la plupart des contes de ce recueil sont plutôt plaisants, et contre toute attente, ce sont souvent les récits de chasses qui sont les plus drôles. « Une Chasse Au Phoque » est l’un des récits les plus amusants de ce recueil, narration circonstanciée d’une chasse au phoque organisée dans la baie de Somme, au Crotoy (car oui, aussi surprenant que cela paraisse à nos âmes citadines ou méridionales, il y a bel et bien des phoques dans la baie de Somme, même si leur chasse est désormais interdite). L’auteur y décrit une virée sur une barque, tournant rapidement en fiasco jusqu’à être attaquée par un véritable essaim de mouettes. De même, « Quand On Est Lapin » est une fantaisie métaphorique, qui narre, comme s’il s’agissait de celle d’un homme, la brève destinée d’un lapin de Garenne parti à la découverte du monde. Gaspard de Cherville y déploie sa plus belle plume dans un authentique chef d’œuvre du conte animalier, qui gagnerait à être exhumé des limbes de l’oubli. Ce cas n’est pas le seul où Gaspard de Cherville s’évade de la réalité via sa passion pour la vénerie. On comprend vite que, plus que l’action même de chasser, l’auteur voit dans la chasse le prolongement de ses récréations enfantines, elles aussi en pleine nature et empreintes de découvertes d’animaux. Aussi, à deux reprises, Gaspard de Cherville s’aventure dans le conte fantastique, d’abord timidement avec « La Judelle Blanche » - conte très classique, façon Maupassant, sur la recherche forcément suicidaire d’un oiseau mythique (la judelle est le un terme angevin pour désigner le foulque, un oiseau aquatique au plumage toujours noir), dont l’apparition serait pour le chasseur un présage de mort prochaine -, puis avec « La Vallée de Bodo », récit plus original d’une chasse en terre prussienne, dans un lieu imaginaire, près d’une gorge où serait cachée, depuis plusieurs siècles, la couronne de la princesse Elfride. Le chasseur étant le futur Guillaume IV, ayant appris cette légende de son guide, il lui promet une fortune pour aller la récupérer. Mais la couronne est protégée par des sortilèges antiques, et le guide se tue en essayant de la ramener à l’héritier du pouvoir. Ce conte surprend par un certain mépris envers les aristocrates hautains qui se moquent du petit peuple, mais il ne faut pas perdre de vue que les personnages de cette histoire sont prussiens, et non français… Enfin, ce recueil inclut aussi deux évocations du grand ami et initiateur de Gaspard de Cherville : « Les Derniers Coups de Fusil d’Alexandre Dumas » et « Alexandre Dumas Intime », qui ne sont pas des contes, mais des souvenirs et des anecdotes, un peu pathétiques hélas, des dernières années d’Alexandre Dumas. Sans beaucoup de rapports avec le reste du recueil, l’insertion de ces deux textes empreints de nostalgie, mais aussi peut-être d’une pointe de condescendance un peu gênante, demeure énigmatique, d’autant plus que Dumas étant mort quinze ans avant la publication de ce recueil, nul sentiment de deuil encore vivace chez l'auteur ne justifiait leur ajout. En dehors de cela, « Contes d’un Coureur des Bois » est un merveilleux voyage dans la France rurale de la Belle-Époque, sans pour autant qu’il y ait là une démarche documentaire. L’auteur y résume avec sincérité sa grande passion pour la Beauce, pour la chasse, et pour ceux et celles qui l’entourent, avec la préoccupation d’amuser, de distraire, d’émouvoir, ce que la grande variété de ces contes et une perpétuelle bonne humeur lui permet allègrement de faire. S’y ajoute aujourd’hui, le délice de retrouver une époque simple et heureuse, et de courir, aux cotés de l’auteur, dans ces bois magnifiques que l’on suppose aujourd’hui, hélas, rayés de la carte ou traversés par une autoroute.
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