
La guerre franco-prussienne de 1870, même si elle a progressivement été supplantée dans nos mémoires par les deux guerres mondiales du XXème siècle, est cependant un conflit absolument crucial pour comprendre l’Histoire de France de ces deux derniers siècles. D’abord parce qu’en entraînant la chute du Second Empire, elle va indirectement installer la République, après 70 ans d’alternances souverainistes, et ensuite, parce qu’elle est le méridien origine qui va mener à la défaite historique de l’Allemagne en 1919, puis au désir de revanche de l’un de ses anciens soldats, un certain Adolf Hitler. Tout part donc de cette guerre, déclarée par la France suite à un incident diplomatique pourtant dérisoire (la dépêche d’Ems), lui-même orchestré par le chancelier Bismarck, qui rêvait du vieux mythe pangermaniste, auquel s’accrochera également Hitler soixante ans plus tard… La guerre franco-prussienne est une guerre-éclair, qui dure sur le terrain moins de six mois, en partie parce que Napoléon III commet l’erreur de se déplacer à Sedan, afin d’observer la bataille, et se fait sottement capturer par l’armée prussienne. Il négocie alors un armistice, que l’Assemblée Nationale, à Paris, contourne en votant la fin de l’Empire et en instaurant un gouvernement provisoire de défense qui tentera vainement de poursuivre la guerre contre l’Allemagne. Divisée par ce changement de régime, la France est trop stupéfaite pour faire front derrière le nouveau gouvernement. Un maréchal d’Empire, notamment, François Bazaine, à la tête du plus gros bataillon français, chargé de défendre la ville de Metz, choisira de capituler le 28 octobre, rendant inéluctable la défaite française. Bazaine sera le principal bouc émissaire auquel s’attaquera la jeune IIIème République qui, pour relancer le pays, a besoin de rendre coupables de ce désastre militaire les maréchaux d’Empire, traités de déserteurs quand ils refusaient de servir la République, et de saboteurs quand ils acceptaient de le faire au nom de la Nation. Bazaine sera même accusé de complicité avec l’ennemi, et enfermé à vie au Fort Royal de l’Île Sainte-Marguerite, dont il s’évadera cependant au bout d’un an, avec d’autres personnalités de l’Empire, avant de finir sa vie en Espagne, non sans réchapper de justesse à plusieurs tentatives d’assassinat par des fanatiques français. Avec le temps, on accorde aujourd’hui plus de circonstances atténuantes à Bazaine, qui, peut-être, en vieux briscard bonapartiste, n’avait pas beaucoup de sympathie pour la République, mais qui a toujours expliqué sa capitulation par le refus de conduire inutilement au suicide des braves soldats déjà épuisés par quatre mois de guerre éreintants. Il n’empêche, la fuite de Bazaine, ajoutée à celle de Napoléon III, ayant habilement négocié sa capitulation par un sauf-conduit vers l’Angleterre, frustre les jeunes Républicains de la punition exemplaire qu’ils voulaient faire des responsables de la guerre. Comme ce sont eux qui sont tenus de rembourser les dommages de guerre de l'Empire, et qu’en plus, l’Allemagne s’empare de l’Alsace et de la Lorraine pour en faire des départements allemands, où l’usage public et scolaire de la langue française est interdit, il s’installe en France une mentalité particulièrement amère, fielleuse et puissamment xénophobe. La littérature qui se fait à ce moment-là reflète à la fois cet orgueil rancunier de vaincus, cette haine des autres et ce rejet maladif du passé impérial. C’est d’ailleurs sur ce terreau fertile qu’Émile Zola débute dès 1871 son long cycle des « Rougon-Macquart » qui fait le procès du Second Empire, mais le fait avec intelligence et mesure. Tous les auteurs, hélas, ne se montreront pas aussi mesurés. C’est le cas notamment de Gustave Aimard, écrivain proprement démesuré de romans d’aventures et de romans-feuilletons, puisé dans son incroyable jeunesse de voyageur, d’explorateur, de contrebandier, de trappeur et de chercheur d’or. Ce colosse barbu à la stature impressionnante, fils adultérin et abandonné d’un général de la Restauration, était un graphomane à la productivité impressionnante : ses récits, parfois simplement des adaptations plagiées de récits américains, finançaient ses nombreux voyages, lesquels eux-mêmes lui donnaient l’inspiration pour de nouveaux écrits. Il nous a laissé plus d’une centaine de romans, de qualités diverses, mais abordant à peu près tous les styles de littérature populaire. Très inspiré toutefois par les débuts de la littérature pour adolescents des États-Unis, il fut le premier à apporter en France une certaine violence et une complaisance dans l’horreur, déjà très en usage sur le nouveau continent. Le diptyque « Les Aventures de Michel Hartmann » (1873-1875) est assurément son œuvre la plus ambitieuse, et aussi la plus risquée, puisque le premier volume « Les Marquards » (primitivement intitulé « Le Loup-Garou », titre changé pratiquement au moment de la mise sous presse, car il apparait encore en haut des pages), fut un temps censuré par l’État français. Gustave Aimard avait néanmoins intelligemment brossé son concept en le centrant autour de la famille Hartmann, une industrie familiale de Marnheim, petite bourgade de la banlieue de Strasbourg (inspirée d’une authentique dynastie d’industriels du textile, mais implantée à Colmar), qui va traverser ces terribles mois de guerre et en sortir transfigurée. Mais loin de pouvoir rejoindre l’armée bonapartiste, déjà en train de guerroyer, les employés de cette industrie, appuyés bientôt par des paysans des villages voisins, vont former un commando de maquisards, lui-même rejoint par un contrebandier local, Jacques Oster, dit " Le Loup-Garou" de par sa barbe en friche et ses tenues sombres de camouflage. Le Loup-Garou compte comme auxiliaire son sauvageon de fils, débrouillard et intelligent, ainsi que son chien noir, Tom, tous deux semblablement entraînés à pister les Prussiens. Bientôt, Michel et Lucien, les fils Hartmann, jeunes officiers coupés de leur armée, prennent la direction du corps des francs-tireurs et vont faire subir aux troupes prussiennes de cruels revers via de terribles embuscades et des actions que l’on qualifierait aujourd’hui de "terroristes". Au récit patriote et sanguinaire de cette guérilla parallèle, narrée dans un premier temps dans un style très proche de celui d’Alexandre Dumas - et il faut reconnaître à l’auteur l’astuce de présenter comme un roman historique des faits qui n’étaient alors vieux que de trois ans -, Gustave Aimard joint une intrigue d’espionnage tournant autour de la présence malfaisante, dans toute l’Alsace, d’une trentaine d’espions prussiens, la plupart recrutés parmi les moutons noirs de l’aristocratie germanique, des libertins perclus de dettes prêts à n’importe quelle vilénie pour retrouver fortune et honorabilité dans leur pays après la fin de la guerre. Il sera principalement question dans ce roman de quatre d’entre eux : le banquier juif Timoléon Jeyer, la baronne de Steinfeld, le comte de Brigsaw et surtout, celui qui va devenir le principal adversaire des Hartmann : le baron Frédérick de Stanbow, un décadent à peine libéré de prison, et poursuivi par Anna Nievers, une jeune femme à laquelle il a fait un enfant par négligence, mais pour laquelle il n’éprouve aucun sentiment. Tentant de la faire arrêter par l’armée prussienne au moment où il traverse la frontière française, Stanbow parvient à la fuir, mais secourue par un alsacien compatissant, Anna passe à son tour en France, et prend alors l’identité de la comtesse de Valréal. Son parcours va alors croiser celui des "marquards" (terme désuet pour désigner des maquisards), dont elle va progressivement épouser la cause. De même que la baronne de Steinfeld, qui, pour différentes raisons annexes, passe aussi du côté des français, lesquels, après l’avoir démasquée, lui reconnaissent des circonstances atténuantes et lui laissent la vie sauve. Il n’est pas inutile de préciser, car c’est assez exceptionnel dans la littérature populaire de ce temps-là, que les femmes ont dans ce roman des rôles exemplaires, alliant courage et sagesse, comme si l’âme féminine étant viscéralement hostile à la guerre, elle était, au milieu de ce conflit sanglant, une lumière de raison servant de phare aux combattants. Frédérick de Stanbow, lui, s’est installé en France sous plusieurs noms d’emprunt, et a été embauché, un an avant la guerre, comme directeur de la fabrique sous le nom de Ladislas de Poblesko par le patriarche strasbourgeois Philippe Hartmann. Frédéric n’a pas tardé à tomber follement amoureux de Charlotte Walker, cousine de Michel et Lucien. Mais celle-ci ne lui accorde pas un seul regard, étant secrètement amoureuse de Michel Hartmann. La déclaration de guerre explose comme un coup de tonnerre en ce mois de juillet 1870, et la première chose que font Michel Hartmann et son meilleur ami breton Yvon Kendrel sont de se fiancer, le premier avec Charlotte Walker, le second avec la soeur de Michel, Lania Hartmann, en promettant de se marier à la fin de la guerre. Le prétendu Poblesko étouffe de rage en voyant Charlotte lui échapper, et sent sa position vaciller, d’autant plus qu’il ne peut se joindre aux autres employés de l’entreprise Hartmann qui investissent le maquis. Il décide donc de disparaître et de rejoindre l’état major de l’armée prussienne, mais il ne part pas les mains vides : il s’empare de titres boursiers d’une valeur de plusieurs millions, condamnant la famille Hartmann à la ruine. Mais au final, qu’importe l’argent ? La guerre est là, et ne se laisse pas acheter. Pour les Hartmann, désormais isolés, l’urgence est de se mettre à l’abri dans une ville qui n’est pas encore occupée par les Prussiens. Mais hélas, toutes tombent les unes après les autres. Frédérick de Stanbow en profite alors pour enlever Charlotte, Lania et leurs mères, avec l’aide d’une secte religieuse parmi laquelle il a ses entrées. Le Loup-Garou parvient cependant à les délivrer et à les cacher dans un endroit secret, qui ne sera révélé que dans le tome suivant. C’est à partir de là que le roman change progressivement de forme, se détachant du classique récit historique pour devenir une sorte de western alsacien nocturne et ténébreux, teinté d’une ambiance fantastique et surnaturelle qui ne fera que s’approfondir dans le deuxième tome, « Le Chien Noir ». Ce que le récit perd alors en cohérence narrative, il le gagne alors en atmosphère. Amené lui-même par son récit vers cette évolution étrange, Gustave Aimard nous plonge alors dans une Alsace nocturne, faite principalement de landes désertes et de vallées obscures, de montagnes arides et de ravins profonds, où l’on se traque, on s’assaille et on se tue sans aucune pitié. La haine xénophobe y est exacerbée à un point difficilement supportable, d’autant plus qu’elle ne se défoule pas seulement sur les Prussiens, mais aussi sur tous les étrangers suspects de collaboration, mêrme passive, avec l’ennemi, ainsi que sur les marginalités religieuses protestantes, particulièrement les congrégations "piétistes" et "anabaptistes", tendant semblablement vers la paix, le dialogue et la prière intérieure. Gustave Aimard voit en elles un ramassis de lâches, de pacifistes bêlants ou d’hypocrites. Mais c’est hélas surtout sur les Juifs que Gustave Aimard se défoule ardemment, et il le fera davantage encore dans « Le Chien Noir ». Il exploite le cliché biblique classique du juif obsédé par l’argent, voleur, pillard, cherchant par tous les moyens à grossir sa fortune en profitant du massacre de ce pays par un autre. Les termes choisis sont orduriers au possible, et rendent extrêmement compliquée l’éventualité d’une réédition d’un tel récit à notre époque. Pourtant, malgré tout, cette avalanche de haine, de rage et de patriotisme délirant, participe allègrement au climat de folie paranoïaque qui s’abat sur ce roman, au fur et à mesure que la défaite française se profile. La France perd, mais l’Alsace gagne, de la seule manière dont elle puisse gagner : en rejoignant les Prussiens dans l’abjection qu’elle dénonçait pourtant de leur part. Alors, tous ces sympathiques personnages, dont la droiture et la haute morale sont érigés en modèles depuis le commencement du récit, se mettent à massacrer horriblement les Prussiens et les renégats français, avec une cruauté sans borne, enchainant les pendaisons après des simulacres de procès, torturant et achevant ceux qui demandent grâce. On se croit bientôt dans une véritable Antichambre de l’Enfer, au cœur d’une nuit permanente, éclairée seulement par les flammes des maisons incendiées. Et ce n’est pourtant que le début, car « Le Chien Noir » ne sera presque qu’un interminable prolongement de cet abandon revanchard à la barbarie, sombrant toujours plus dans un délire meurtrier infernal. Et pourtant, malgré tout cela, « Les Marquards » reste un roman fascinant, en dépit de cette complaisance dans le morbide et dans la haine, peut-être parce que rarement un roman n’aura reflété aussi fidèlement la hideur de la guerre telle que la perçoivent ceux qui la font, sans aucune réflexion à postériori, dans toute la brutalité du moment, l’auteur ne renâclant pas à étendre sur 30 ou 40 pages l’exécution d’une escouade prussienne entière, avec des détails d’un incroyable sadisme. Dernier élément assez surprenant : le roman s’arrête en plein milieu d’une terrifiante scène d’action, dans une auberge où des Prussiens torturent l’aubergiste en lui brûlant les pieds avec les charbons ardents d’un poêle, pour lui faire avouer où il a caché sa femme et sa fille, qu’ils sont bien décidés à violer à mort. Cette coupure brutale est d’autant plus surprenante, que ce diptyque ne semble pas avoir bénéficié d’une prépublication en feuilleton, et donc, que les lecteurs de ce roman ont dû attendre deux ans pour lire la suite. On comprend mieux, en le refermant, pourquoi ce livre fut un temps censuré et même pilonné (ce qui rend d’ailleurs ce premier tome bien plus rare à dénicher que le second) tant il véhiculait une violence rancunière inédite qui était de nature à pousser une partie des français à souhaiter reprendre la guerre, alors que le pays, mortifié, brisé, exsangue, n’était plus à même de le faire, et eut d’ailleurs besoin de près d’un demi-siècle pour tirer enfin vengeance de l’Allemagne.
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