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GUSTAVE DROZ - « Babolain » (1872)


Avec « Babolain », Gustave Droz arrive au summum de sa métamorphose littéraire. Le chroniqueur aimable de « Monsieur, Madame et Bébé », immense succès sous le Second Empire, est non seulement devenu un romancier de premier plan, mais un auteur dramatique d’une saisissante noirceur et d’une authentique misanthropie. Publié en 1872, « Babolain » porte dans ses pages toute l’horreur et le désespoir ayant suivi la débâcle de 1870 et le massacre de la Commune en 1871. Pourtant, le roman n’aborde aucun de ces thèmes, mais il dresse le bilan d’une tragique prise de conscience, celle d’une vie enfuie que l’on regarde avec des yeux dessillés, que plus rien ne peut détourner de la dure réalité. Et quel meilleur moyen de plonger le lecteur dans un réalisme âpre que de faire conter son récit, par un personnage totalement déconnecté du réel ? Babolain est nom du narrateur de son histoire. Un nom un peu ridicule, même à l’époque, pour un personnage né sous une bien mauvaise étoile. Natif d’Orléans, le jeune Babolain nait difficilement des couches d’une femme qui meurt en le mettant au monde. Son père la suit dans la tombe six ans plus tard. Enfant, il est élevé par son oncle de Beaugency, un paysan brutal et avare. Très vite, la profonde laideur de Babolain, sa tournure ridicule, sa voix grotesque, et quelque chose dans la silhouette qui le fait ressembler à un vieillard précoce, l’amènent à être défavorablement remarqué. À l’école, au pensionnat puis au collège, il est le souffre-douleur des plus forts, constamment battu, humilié, moqué. Il ne s’y fait qu’un ami, Timoléon, ou plus exactement un camarade douteux, condescendant, paternaliste, amusé en réalité par la personnalité naïve et mélancolique de Babolain, et qui le surnomme en permanence "petit vieux". Mais Babolain tient à lui, ce sera d’ailleurs le seul ami qu’il aura jamais dans sa vie. N’attendant plus aucune affection en ce monde, pas même celle des filles qui se détournent écœurées de lui, le jeune Babolain se jette à corps perdu dans les mathématiques, dont l’intelligence abstraite, arbitraire et définitive lui apparait comme un phare dans une tempête d’émotions contrariées. Ses efforts sont vite récompensés, il devient un élève modèle, mais n’en est que plus détesté encore par les autres élèves. Finalement, à la sortie de l’université, il obtient son diplôme de professeur, et après quelques postes dans différentes villes de province, il est nommé professeur de mathématiques dans l’un des plus prestigieux lycées de Paris. Touche finale à cette involontaire revanche sur la vie, l’oncle de Beaugency meurt en laissant à Babolain une somme insoupçonnée, près d’un million de francs. Ce dernier miracle est sans doute celui de trop, car Babolain, s’il a souffert du mépris des autres, ne nourrit nulle rancune, et ne demande rien d’autre à la vie que de pouvoir continuer à enseigner tranquillement les mathématiques. Mais sa bonne fortune est connue, et le solitaire Babolain se voit constamment sollicité par des collègues, des voisins, des vagues connaissances, évidemment tous dans la gène et nécessitant un petit prêt. Incapable de refuser quoi que ce soit à quelqu’un, le brave Babolain commence à distribuer son argent d’autant plus allègrement que cette immense fortune, dont il ne sait que faire, l’embarrasse, et c’est son ami Timoléon qui se retrouve contraint à éloigner brutalement de son ami tous ces parasites, non sans ponctionner lui-même la générosité de Babolain. Un collègue de son lycée, jugeant qu’un homme aussi riche ne peut être totalement laid aux yeux des femmes, parvient à inviter de force Babolain dans le salon de deux aristocrates désargentées, Mme Paline de Marignac-Corbon et sa fille Esther. Cette dernière est une peintre mystique qui tente d’attirer l’attention des critiques d’art par des soirées hebdomadaires, où elle présente ses tableaux. Mais les critiques ne sont dupes ni de la jeune femme, dont le talent est plus que médiocre, ni de son mysticisme démagogique, et ils la jugent pour ce qu’elle est : une arriviste en quête de fortune et d’admiration. C’est dire si le pauvre Babolain est vite remarqué par la mère et la fille, charmées par la découverte de ce benêt plein aux as. Elles intriguent une comédie fort à propos pour inspirer des sentiments amoureux au pauvre Babolain, pourtant trop terrifié pour s’imaginer un seul instant pouvoir plaire à une femme. Hélas, les Paline exercent sur lui une telle emprise qu’il finit par tomber amoureux d’Esther, cette beauté inaccessible, et qui, malheureusement pour lui, le restera, et sera même cause de son malheur et de sa ruine. De la nuit de noces naît une fille, Valentine. Pour sa mère, c’est un poids mort et inutile qu’elle confie à la première nourrice qui passe, avant d'exiger de son mari qu'il fasse chambre à part, car elle a des tableaux à peindre pour la gloire du Seigneur, ce qui est autrement important. Le traitant comme un domestique, Esther oblige Babolain à acheter une grande maison dans l’Essonne, dans laquelle elle commence à organiser d’immenses soirées artistiques, invitant le Tout Paris à l’admirer. Ces soirées sont coûteuses, le train de vie d’Esther et de sa mère, qui plongent à loisir leurs doigts crochus dans le trésor de Babolain, l’est plus encore, et bientôt, la fortune de Babolain se réduit à peine à quelques dizaines de milliers de francs. Se voyant obligé d’intimer l'ordre à sa femme et à sa belle-mère l’ordre de cesser les grands frais, celles-ci l’accusent ouvertement d’avoir dilapidé lui-même le capital, et rendent Babolain responsable de l’échec artistique d’Esther, ce dont il s’excuse le plus sincèrement du monde. Néanmoins, comme Esther peut compter sur de nombreux amants – dont Timoléon, l’ami de toujours -, tant la passion naïve de Babolain le rend aveugle à toutes les éventualités négatives, elle réussit à débaucher un vieux comte, et s’enfuie, accompagnée de sa mère, avec cette nouvelle vache à lait, jusqu’en Italie, laissant son mari seul avec sa fille. Pour Babolain, c’est évidemment un choc terrible. Cependant, il ne s’en doute pas, mais ce sont les plus belles années de sa vie qui se profilent : renonçant à enseigner, vivant de manière très spartiate, Babolain élève désormais seul sa petite fille, et reporte sur elle toute son affection martyrisée, se contentant de faire des traductions pour un petit éditeur afin de faire durer son budget. Cette existence studieuse d’ermite, aux côtés d’une adorable enfant, lui est tellement bénéfique, qu’il se coupe progressivement de tout autre contact humain, à part le bon docteur Bernard, qui soigne la petite fille des quelques maladies infantiles auxquelles elle ne peut échapper, même dans cette vie recluse. Hélas, à l’adolescence, Valentine tombe dans une neurasthénie entrecoupée de crises violentes, prenant son père en horreur. Elle a envie de voir des gens, envie d’avoir une vie sociale. Bien que fort mal aimée d’Esther, elle est le fruit de sa chair et de son âme : le même besoin de prestige et de mondanités la saisit, avec une détermination irrésistible. Sommé par le docteur Bernard de lui céder, Babolain, à contre cœur, sort de sa maison et va jouer les bons samaritains en ville aux côtés de sa fille. Celle-ci exulte : jeune, jolie, elle est fêtée par tous les habitants du village, qui la considèrent comme l’une d’entre eux. Amer, Babolain se retrouve à nouveau contraint à regarder de loin la femme qu’il aime, la regarder être heureuse sans lui, au milieu des autres. Très vite Valentine s’amourache du fils du Docteur Bernard, Joseph, un jeune homme beau, brillant, ambitieux, suivant la carrière paternelle, partageant avec Valentine le goût vulgaire de la fatuité bourgeoise. Valentine menace de se tuer si on lui refuse le mariage. N’ayant pas de dot, Babolain se retrouve obligé, la mort dans l’âme, de vendre cette maison où il a tellement été heureux, acceptant, pour que sa fille monte dans l’échelle sociale, de se retrouver lui-même dans la misère. Le mariage se fait, Joseph Bernard étant nommé à Paris, il investit un vieil hôtel particulier qui lui sert également de cabinet médical. La chambre de bonne au sommet est abandonnée à regret à Babolain. La sécheresse de cœur de Valentine et de Joseph les pousse chaque jour davantage à mépriser celui qu’ils considèrent comme un vieillard maniaque, ne comprenant ni les blessures de son cœur, ni sa passion désormais stérile pour les mathématiques, et parlent de lui comme d'un parasite sournois, alors que Babolain ne s’est ruiné que pour leur bonheur. Bientôt, même les domestiques de l’hôtel oublient ponctuellement de lui apporter son dîner, tant ils sont gênés par cet homme qui semble toujours s'excuser d'être là. Babolain se laisserait tout à fait dépérir sans son petit-fils, Georges, un tout jeune enfant qui se sent naturellement ému par ce vieil enfant solitaire, qu'on laisse tout seul dans son grenier. Pour la première fois, Babolain se sent aimé pour lui-même, par quelqu’un qui ne le juge pas. Bientôt, il se sent revivre grâce aux visites quotidiennes du petit Georges, et ils prennent l’habitude d’aller se promener ensemble dans les rues de Paris. Mais un jour, un cabriolet découvert passe devant lui, avec sur les sièges sa fille Valentine riant de bon cœur avec Esther, sa mère indigne. Nul n’avait informé Babolain que son ex-femme, sous un faux nom, avait fait carrière en Italie, où la peinture religieuse est plus appréciée, et que devenue à présent millionnaire, elle a naturellement attiré la rapacité de sa fille, en laquelle Esther a facilement reconnu sa semblable. D’émotion, Babolain en perd connaissance. Il est ramené chez Joseph Bernard, qui se persuade que l’évanouissement de Babolain est un signe d’alcoolisme, et donc que le vieil homme est dangereux pour Georges. Malgré ses supplications, Joseph et Valentine le font enfermer à l’hospice où lentement mais sûrement, Babolain se sent mourir de chagrin, et écrit une dernière fois son histoire, en essayant de comprendre ce qui a bien pu se passer… La cruauté du destin de cet être naïf, victime d’absolument toutes les personnes qu’il a croisé, même au sein de sa propre famille, est renforcée par le fait qu’il raconte sa propre histoire du point de vue naïf, sociable et humaniste qui est le sien, tout en consignant les faits avec une certaine maniaquerie du détail tout à fait typique d’un enseignant ou d’un fonctionnaire. Cette adroite stratégie permet à Gustave Droz de raconter le destin de Babolain par lui-même, tout en laissant entrevoir en permanence au lecteur ce qui se trame réellement dans le dos du narrateur. Si évidemment le procédé n’exclue pas un aveuglement quelque peu irréaliste de la part de Babolain sur la malhonnêteté de ses proches, ce qui peut paraître d’une caricature excessive, le tour de force de l’exercice littéraire est remarquable, puisque Gustave Droz parvient à nous raconter deux fois son récit, de la plume de Babolain et de sa plume à lui, en filigrane, à travers les réactions et les paroles des personnages secondaires, que Babolain ne comprend pas mais que le lecteur, lui, comprend parfaitement. Ce drame à deux niveaux est donc doublement remarquable, d’autant plus que le personnage de Babolain est parfaitement construit, et certains traits véritablement autistiques de son caractère laissent penser que Gustave Droz s’est inspiré d’une personne réelle, dont il a soigneusement noté les réactions et les raisonnements. Babolain traverse sa vie malheureuse dans un rêve qui est souvent cotonneux car, n’ayant pour lui-même aucune estime, Babolain ne s’étonne guère de la plupart de ses déconvenues et trouve justifiés tous les reproches qu’on lui fait et les fautes dont on le rend responsable. Il ne conçoit pas le mensonge, il n’imagine pas qu’on l’épouse pour son argent, ni qu’on se détache de lui parce qu’il n’en a plus. Humble et pur, Babolain tient comme certains que les gens plus intelligents que lui ou plus à l’aise en société lui sont supérieurs en toutes choses, et que leur parole n’a pas à être remise en cause. Cette attitude angélique renforce fort adroitement la hideur morale de ses proches, qui s’acharnent sur une proie tellement facile, que leur ignominie à peine voilée inspire une profonde colère chez le lecteur. On voudrait faire quelque chose pour Babolain, mais seul aveugle au pays des borgnes, il est destiné à leur servir de paillasson, de défouloir, de portefeuille sur deux pattes. Même si Gustave Droz nous fait ressentir sans fausse honte tout ce que le caractère introverti et monomaniaque de Babolain peut avoir de déplaisant, avec ce côté toujours un peu sordide des hommes restés obstinément enfantins, les sinistres portraits des dames Patine, du médiocre Timoléon, des écœurants Joseph et Valentine, nous plongent dans une vision misanthrope et ténébreuse d’une France alors en pleine reconstruction, et qui sans doute, songeait trop à l’argent, trop à la gloire, et déployait cette arrogance méprisable envers les plus faibles que l’on ne rencontre réellement que chez un peuple de vaincus. Seul le petit Georges, annonçant une nouvelle génération plus saine, et cet étrange enfant-vieillard qu’est Babolain, créature de science et d’amour insensible à la vilénie des hommes, échappent à cet impitoyable portrait de famille, qui dépeint le côté obscur de la Belle-Époque, dont les hypocrisies, les vices, les mesquineries, les prétentions nous apparaissent encore terriblement actuels. Roman misanthrope d’un auteur humaniste mais désillusionné, « Babolain » est un chef d’œuvre douloureux, intense, tragique, et un merveilleux portrait psychologique, incroyablement en avance sur son époque.

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