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HENRI ESCOFFIER - « Le Collier Maudit » (1879)


Le roman-feuilleton fut le genre littéraire le plus populaire au XIXème siècle. Dès le succès colossal des « Mystères de Paris » d'Eugène Sue, les journaux hebdomadaires publiant des feuilletons se multiplièrent comme des petits pains. Le public en était majoritairement populaire, voire très modeste, principalement ceux qui n'avaient ni les moyens d'aller au théâtre, ni ceux de s'acheter des volumes complets. Pour quelques sous, on pouvait se payer chaque semaine un ou deux chapitres de plusieurs récits hauts en couleurs. Le genre se déclina sous toutes ses formes : social, sentimental, historique, teinté de fantastique ou de science-fiction. Certains écrivains besogneux en rédigeaient plusieurs en même temps, se mélangeant les pinceaux entre les personnages de tel ou tel récit.

Mais à côté des grands noms du genre, entrés dans la postérité par la grande porte ou au contraire par la porte de derrière du second degré, il y a une foule d'écrivains au succès plus modeste ou plus limité qui sont tombés depuis définitivement dans l'oubli, parfois en dépit d'une bibliographie importante.

C'est le cas de l'auteur de ce « Collier Maudit », à savoir : Henri Escoffier, journaliste au célèbre "Petit Journal" sous le pseudonyme de Thomas Grim, et auteur de plusieurs romans-feuilletons et de quelques ouvrages biographiques ou monographiques sous son vrai nom.

Provençal d'origine, Henri Escoffier semble avoir privilégié sa région natale dans la plupart de ses romans. Bien que ceux-ci ne semblent pas avoir connu de grands tirages, ils furent régulièrement publiés dans les années 1870 et 1880 par l'éditeur Edouard Dentu. Néanmoins, la plupart de ces romans ne faisant l'objet que d'une seule édition, la bibliographie d'Henri Escoffier est devenue l'une des plus difficiles à trouver, d'autant plus que le nombre exact de ses romans est mal connu. Il semble cependant avoir signé au moins une dizaine d'ouvrages de fiction.

« Le Collier Maudit » commence non loin de la forêt d'Orléans, en décembre 1870, en pleine guerre franco-prussienne. L'officier Albert Crisenac reçoit deux femmes errantes, que les soldats ont découvert dans la forêt et qu'ils supposent être des espionnes pour le compte des Prussiens. Mais Crisenac reconnaît là deux femmes de haute noblesse française, lesquelles d'ailleurs se présentent comme la Comtesse de Villeneuve-Silvepont, et sa fille Andrée. Crisenac en est fort ému, car s'il ne connaît pas cette famille, il la sait originaire de la Provence exactement comme les Crisenac. Chassées de leur résidence locale par les obus prussiens, les deux femmes se sont enfuies dans la forêt sans nulle part où aller. Crisenac, fort obligeamment et après avoir vérifié leur identité, les fait reconduire par un officier à la plus proche gare desservant Paris. Les deux femmes se confondent en remerciements et enjoignent Albert à venir leur rendre visite lorsque la guerre sera terminée. Albert accepte d'autant plus volontiers, qu'il est positivement sous le charme d'Andrée, la fille de la comtesse.

Quasiment un an plus tard, la France a changé de visage : les troupes françaises ont été défaites, le Second Empire s'est effondré, la IIIème République a marqué le départ de la Belle-Époque. Rendu à la vie civile, Albert Crisenac décide de faire sa visite de courtoisie à la famille Villeneuve-Silvepont, au cours d'un bal organisé en leur château et auquel il est invité. Les deux femmes de la famille revoient avec grand plaisir leur sauveteur, mais Albert est surpris de rencontrer chez les hommes de la famille Villeneuve-Silvepont une hostilité marquée, voire une haine ouvertement affichée. Il s'en faut même de peu que, sans aucune raison, le frère de la ravissante Andrée ne le provoque en duel. L'ardeur déjà enamourée de la jeune fille pour son sauveteur empêche que les choses en arrivent à ce point. Mais après avoir quitté perplexe ce bal où il fut si mal accueilli, Albert retrouve en son propre fief son père qui lui révèle alors que les Villeneuve-Silvepont ne sont pas tout à fait des inconnus, et qu'ils partagent même avec les Crisenac une malédiction qui dure depuis trois siècles.

En effet, les deux familles ont une histoire commune au XVIème siècle, au château historique de Tholonet, aux environs d'Aix-en-Provence, à l'époque où la famille de Crisenac était encore un baronnat, celui de Crisenac-d'Agynès. Deux fils de cette famille, Médéric et Théobald, s'amourachèrent de la même femme, Isabelle de Villeneuve-Silvepont, et lui firent une cour acharnée. Isabelle finit par choisir d'épouser Médéric, ce que Théoblad, esprit frustre et brutal, refusa d'accepter. Il tendit un guet-apens à son frère, et après un court duel où Médéric se défendit mal, par peur de blesser Théobald, il fut tué par ce dernier d'un lâche coup d'épée. En agonisant, Médéric prononça une malédiction contre son frère félon. Celui-ci y fut peu sensible, et fouillant le cadavre de son frère, il y trouva un très joli collier d'or, où le nom d'Isabelle de Villeuve-Silvepont était gravé, un cadeau que Médéric avait commandé à un orfèvre pour sa fiancée et dont Théobald s'empara sans le moindre remord.

De retour chez lui, il prétendit que son frère a été tué par une bande de brigands. Les domestiques le crurent sans peine, mais non sa mère, qui lui trouva trop de satisfaction dans le regard. Alors, scandalisée, elle s'énerva, le traita d'assassin, mais fit immédiatement une attaque, et mourut quelques jours plus tard sans avoir repris connaissance. Le baron de Crisenac-d'Agynès étant décédé quelques années plus tôt, la mort brutale de Médéric et de sa mère installa Théobald comme nouveau baron, et dès lors il n'y avait plus rien à lui refuser. Isabelle de Villeneuve-Silvepont se laissa épouser par Théobald, qui lui offrit le collier de Médéric, en lui faisant croire que c'était lui qui l'avait commandé. Et Théobald profita toute sa vie de ce crime parfait qui lui permit d'atteindre au bonheur qu'il voulait vivre...

Mais à la fin de son existence, pris de remords, il signa une confession dans laquelle il raconta son crime, qu'il joignit à son testament. Il l'ignorait, mais cette confession actait véritablement la malédiction lancée par son frère aîné lors de son agonie.

Lorsque Théobald mourut et que les familles de Crisenac d'Agynès et de Villeneuve apprirent le crime ignoble qui fut à l'origine de leur union, une violente dispute séparèrent les deux familles, dont chacun des jeunes héritiers, à son vingtième anniversaire prit l'habitude de se battre dans un duel à mort avec son homologue de la famille adverse. Ce duel coutumier entretint la haine réciproque dans les deux familles durant trois siècles, et fragilisèrent leur descendance. Le dernier baron de Crisenac, le père d'Albert, et l'actuel comte Robert de Villeneuve-Silvepont ont été les premiers à mettre fin à ce duel traditionnel, d'abord pour des raisons historiques (l'époque à laquelle ils devaient se battre correspondait à la chûte de la monarchie en 1848, et tous deux estimèrent que leurs familles avaient besoin d'eux dans l'avenir incertain qui attendait l'aristocratie française), mais aussi pour des raisons plus philosophiques, chacun estimant que cette tradition vieille de trois siècles était aussi cruelle qu'inutile. Il n'en sont pas venus à une réconciliation officielle, mais ont accepté une sorte de modus vivendi distancié.

Pour bien s'imprégner de cette légende, Albert et son père retournent au château historique de Tholonet, lequel n'est plus qu'une ruine hantée par des chauves-souris, mais il y reste encore l'antique statue de Théobald. Le château en ruines est gardé par une famille de métayers des montagnes, les Grimault, avec lesquels Albert sympathise immédiatement. le fils aîné notamment est, pour un paysan, un jeune homme d'une singulière vivacité, très créatif, bricoleur et musicien à ses heures. Il souffre néanmoins d'un certain spleen, à cause d'un chagrin d'amour causé par une dénommée Pierrette, une jeune paysanne du coin disposant d'un beau brin de voix, et qui finalement est partie vivre à Paris il y a déjà quelques années pour y faire une carrière de chanteuse sous le nom de La Perretti.

Ce nom surprend le père d'Albert. En effet, à Paris, il eut, à la même époque, une toquade d'homme mûr pour cette chanteuse nommée La Perretti, en pure perte car la belle ne lui céda pas. Mais dans un moment d'enthousiasme alcoolisé, il lui offrit le collier de Théobald. Hélas, ce collier porte en lui le germe de la malédiction et tous ceux qui sont entrés même temporairement en sa possession ont subi des revers, des échecs et des mésaventures diverses. La Perretti n'a pas fait exception, sa carrière a périclité et elle a soudainement disparu de la scène parisienne. Or, le baron de Crisenac en est persuadé : il faut détruire ce collier pour mettre fin à la malédiction que subissent les deux familles depuis trois siècles...

Albert décide donc de rentrer à Paris, et de se mettre à la recherche de La Perretti, afin de lui racheter ce collier coûte que coûte à n'importe quel prix. Daniel, toujours amoureux de sa Pierrette, est invité à se joindre à lui, s'il veut quitter sa famille pendant quelques temps.

Les trois hommes reviennent donc à Paris, au château des Crisenac, et y reçoivent la visite inopinée du comte Robert de Villeneuve-Silvepont, chargé d'une double demande, celle de sa fille qui souhaiterait épouser Albert et celle de son fils, plus traditionaliste que son père, qui souhaiterait l'affronter en duel. Le comte ne s'illusionne guère sur l'extrême difficulté à pouvoir harmoniser ces deux demandes, et vient un peu les présenter la mort dans l'âme, sans attendre de réponse favorable. Heureusement, le baron de Crisenac lui expose son plan, et lui demande de faire patienter sa progéniture pour ces différents projets. Il y a peut-être une chance de retrouver le collier de Médéric, et de détruire avec lui la malédiction qui opppose les deux familles, lesquelles seront désormais unies par un nouveau et heureux mariage, celui d'Albert et d'Andrée. Quant au frère, il faudra bien qu'il se fasse une raison...

Le comte de Villeneuve-Silvepont donne son plein accord à ce projet, et accepte le délai et le mariage si le collier est retrouvé. Albert et Daniel vont donc partir à la recherche de Pierrette. Pénétrant à leur risque dans le milieu de la pègre parisienne, toujours bien informée, ils apprennent que La Perretti a quitté Paris et qu'elle est partie faire carrière aux États-Unis sous le nom fort imagé de Suavita del Cielo, et sous la coupe d'un agent peu scrupuleux et acoquiné avec la mafia locale, Boischéri.

C'est le début de dangereuses aventures sur le nouveau continent qui mèneront à la délivrance d'une Pierrette désormais lasse de la vie d'artiste et tout à fait désireuse de retourner en Provence et d'épouser Daniel. Mais hélas, elle ne possède plus le collier depuis fort longtemps. Lors d'une tournée en Italie, elle se l'est fait dérober lors d'une attaque de fiacre par une bande de brigands qui écume les alentours de Naples. Albert et Daniel retraversent à nouveau l'Atlantique, mais cette fois en compagnie de Pierrette qui les accompagne, après l'arrestation et la condamnation de Boischéri.

Nulle trace du collier n'est trouvée parmi tous les brocanteurs et bijoutiers de la ville : le collier dort encore dans le coffre aux trésors des bandits. Il faudra donc les attaquer avec l'aide de la police locale...

Heureusement, tout finira bien, le collier récupéré sera fondu devant les deux familles, et Albert pourra épouser Andrée. Quant à Daniel et Pierrette, ils se marient eux aussi, mais Daniel ayant fait de nombreux progrès musicaux, ils décident de monter un duo lyrique qui rencontre un franc succès sur les scènes de la capitale, et leur permet de gagner beaucoup d'argent, et donc de monter dans la hiérarchie sociale, ce qui les rendra fort heureusement plus fréquentables pour les Crisenac et les Villeneuve-Silvepont.

Pour être honnête, en dépit de son absolue désuétude, « Le Collier Maudit » est un roman tout à fait sympathique, où le romancier fait preuve d'une très grande tendresse pour ses personnages, au point de ne guère s'attarder sur les moments pénibles ou douloureux qu'ils vivent. Sur ce point-là, il se distingue grandement de la plupart des autres auteurs du genre, qui aiment à faire passer leurs personnages par les pires tourments imaginables. Vraisemblablement monarchiste, Henri Escoffier donne de ces deux familles d'aristocrates une image bienveillante et très humaine, les montrant aussi comme grandement attachées aux valeurs morales et très chaleureuses avec les gens du terroir. Une vision idyllique renforcée par le contexte même du roman, qui narre la réconciliation de deux familles attendries par le vrai mariage d'amour de leurs enfants. Tout le roman évolue ainsi dans cette bulle émotionnelle de paix et d'harmonie, à tel point que l'auteur lui-même semble avoir du mal à s'en extraire lorsque des scènes d'action, d'enlèvement ou de crimes s'imposent dans le récit, et auxquelles Escoffier se soumet avec une visible répugnance, occultant parfois des détails que l'on apprend fortuitement que plus tard. Tout cela fait un roman-feuilleton romantique et tendre, très lumineux, assez peu trépidant, sur lequel bien des aficionados du genre ont dû tordre le nez. Pourtant, Henri Escoffier est un excellent conteur, mais il donne ici l'image d'un homme tranquille et doux, sans doute peu fait pour le genre dans lequel il officiait. C'est de manière tout à fait instinctive qu'il expédie en trois pages une scène d'action cruciale sur laquelle toute l'intrigue repose, et consacre ensuite une vingtaine de pages à un sympathique dîner entre aristocrates et métayers, partageant la même table, le même pain, sans chichis et sans manières, s'avouant presque en rougissant leurs amours respectifs pour la terre sauvage qui les a vus naître et pour leurs statuts sociaux respectifs - scène par ailleurs, qui ne fait pas avancer l'histoire d'un iota.

On peut donc diversement juger ce roman-feuilleton profondément doux et indolent, qui garde quelque chose d'une sieste méridionale au chant des cigales. Indéniablement, le rythme y est pesant, les distances mêmes parcourues par les personnages impliquant de longs voyages en bateaux en font autant de croisières d'agrément. Néanmoins, il s'agit moins d'amateurisme que du parti pris d'un auteur qui aimait les intrigues du roman-feuilleton, mais estimait qu'on n'y prenait pas assez le temps de vivre ni celui de partager la bonne compagnie de gens sympathiques.

Pour peu que l'on se prête au jeu, on passe plutôt un bon moment à se promener dans l'imagination, certes un peu limitée mais ô combien confortable, d'Henri Escoffier. Ses personnages y sont quasiment tous adorables et émouvants, chacun dans leur genre. Fait rare, les femmes y sont particulièrement flattées, honorées, célébrées pour leur droiture - alors qu'ordinairement dans ce genre littéraire, la duplicité et la perversité des femmes sont de puissant ressorts narratifs, source de nombreux rebondissements de l'action, dont ne se sont jamais privés la plupart des feuilletonistes. Dans le monde d'Henri Escoffier, mis à part les crapules et les voyous, il n'y a que des braves gens, à la bonté et l'estime linéaires. Même la seule traîtresse du roman pleure, regrette et demande pardon, et on aurait presque envie de la prendre dans nos bras pour la consoler d'avoir décroché un si mauvais rôle dans cette histoire.

Mais après tout, puisque nous sommes dans la fiction et l'irréalisme du roman populaire, où est le mal ? Henri Escoffier, aujourd'hui, est regardé comme un auteur "léger", mais sa légèreté, du moins dans ce roman, est avant tout une grande tendresse pour l'humanité, à laquelle il n'est pas si désagréable de se réchauffer, parce que l'auteur est sincère, qu'il veut bien faire frissonner un peu ses lecteurs, mais qu'il ne manquera pas à chaque fois de faire suivre ces frissons par quelque chose de caressant et de doux. Si bien des éléments de ce roman semblent assez dépassés par rapport à la société actuelle, cette douceur narrative et cet amour de l'être humain - même si c'est souvent de l'être humain de haute naissance - reste parfaitement intemporel et agréablement cotonneux.

De ce concept et de ce roman, on peut se dire que ce n'est pas si mauvais, quoique les critiques en disent, même si ça n'est pas forcément cela qu'on cherche dans un roman-feuilleton. Il faut cueillir ce livre comme une rose, et le respirer à pleins poumons, même si le souvenir s'en fânera peut-être un peu vite, tout comme la fraîcheur des roses...

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