
Hugues Rebell est assurément l’une des plumes les plus subversives de la Belle-Époque. Son œuvre est encore ponctuellement réimprimée, à l’attention d’un public amateur de livres scandaleux et maudits. Dans ce domaine restreint, Hugues Rebell avait pour lui la qualité d’être un écrivain difficile à catégoriser. Littérairement parlant, il est plutôt rattaché à l’école symboliste, mais on trouve chez lui une grande influence de la littérature populaire et du roman historique, ainsi que celle du Marquis de Sade dont il est, d’une certaine manière, l’héritier le plus direct. Pour autant, contrairement au Divin Marquis, il n’a signé que peu de romans ouvertement érotiques. Ses livres sont véritablement des œuvres inclassables, partant généralement d’une intrigue politique historique à la Alexandre Dumas, pour évoluer vers une sorte de portraits de mœurs inavouables, où le sexe et le sang se mêlent de façon effrénée, comme si chacun de ses romans était un délire né d’une crise nerveuse, comme si le fait même d’écrire amenait l’auteur à un enfièvrement croissant au fur et à mesure qu’il avançait dans la rédaction. Sa carrière fut très brève, et se tient majoritairement, même si quelques ouvrages mineurs avaient été publiés précédemment, entre 1896 et 1905, date de sa mort prématurée d’une péritonite soudaine. Il n’avait que 37 ans, et souffrait déjà d'arthrite… Avant 1896, ce jeune bourgeois nantais, dont le vrai nom est Georges Grassal de Choffat, avait été un grand voyageur, qui semble avoir beaucoup pratiqué le tourisme sexuel. Vraisemblablement détraqué depuis son adolescence, le futur Hugues Rebell passait ses nuits auprès de prostituées ou de mineures appâtées par le gain. Il eut d’ailleurs les pires problèmes avec les parents de l’une d’elles, rencontrée à Naples, et qui le traquèrent jusqu’à Paris, car en Italie, on ne plaisante pas avec la virginité des filles. Hugues Rebell, qui n'était pas particulièrement séduisant, semble avoir beaucoup joué auprès des jeunes filles le rôle d’un aristocrate libertin pourvoyeur de richesse. Par extension, il s’est aussi présenté comme aristocrate dans les milieux littéraires, se réclamant là aussi monarchiste, nationaliste et légitimiste, bien que rien de tout cela ne transparaisse dans son œuvre. En réalité, cette prétendue aristocratie ne reposait que sur son nom à particule, qui n’est pas pourtant celui d’une grande famille. Il est probable que l’un de ses ancêtres se nommait simplement Grassal et habitait un lieu-dit nommé Chauffat. Sa progéniture fit sans doute changer son nom en Grassal de Chauffat pour tenter une montée dans la hiérarchie sociale. Né à Nantes dans une famille bourgeoise assez nombreuse et très traditionnaliste, il est certain que le petite Georges fut vite la honte de la famille, d’autant plus que ses premières ambitions littéraires étaient tournées vers la poésie. Un premier essai, « Union des Trois Aristocraties » (1894) le fait remarquer par la frange ultraréactionnaire du milieu des lettres parisien, mais à la suite de la publication de son chef d’œuvre, « La Nichina », en 1896, beaucoup de lettrés se détourneront de lui, outrés d’une littérature aussi abjecte. Car en effet, ce monarchiste passéiste, qui refusait même, dans son logement parisien, d’utiliser ces diableries modernes que sont le gaz et l’électricité, et s’acharnait à empuantir tout le quartier en faisant brûler du bois de hêtre en permanence dans sa cheminée, est loin d’être pour autant le gardien des vertus aristocratiques que l’on s’imagine. Bien au contraire, Hugues Rebell, corrompu autoproclamé se réclamant patricien élitiste, était une sorte d’anarchiste et de nihiliste qui ne respectait rien, ni la morale, ni la vertu, ni la religion, ni même la politique. En vérité, Hugues Rebell se situait dans la continuité d’un individualisme autocentré et lubrique, suivant l’esprit du Marquis de Sade et de Casanova, tout en préfigurant, avec un demi-siècle d’avance, les écrivains dits "hussards" et les anarchistes de droite. À cette différence près qu’Hugues Rebell écrit d’une manière impulsive qui n’appartient qu’à lui, parfois d’un exquis raffinement, parfois au contraire avec une brutalité et un sadisme de feuilletoniste qui ne craint pas les grosses ficelles. Néanmoins, le caractère instable de son style ajoute encore à sa personnalité littéraire. Rédigeant ses romans d’un trait et probablement sans se relire, Hugues Rebell a créé une littérature qui suit fidèlement, à la minute près, les lubies maladives de son esprit, et qui parait d’autant plus effrayante que l’on sent un écrivain qui ne s’impose aucun filtre, aucun tabou, aucun interdit d’aucune sorte. Un roman d’Hugues Rebell est un magma de lave en fusion, où un lecteur à l'esprit délicat ou fragile peut aisément se brûler. De nos jours, Hugues Rebell reste essentiellement connu pour un roman pornographique sorti anonymement en 1903 « sous le manteau » comme on disait alors, « Journal d’une Enfant Vicieuse », et qui est attribué à Hugues Rebell sans qu’il y ait de certitude absolue. Il est également révéré pour sa trilogie thématique italienne, un ensemble de trois romans qui se déroulent, totalement ou en partie, en Italie : « La Nichina » (1896), « La Câlineuse » (1899) et « La Camorra » (1900). Ces trois romans n’ont rien en commun, sinon de se dérouler à Venise (pour le premier) et à Naples (pour les deux autres) et d’avoir été écrits non pas comme des romans sur l’Italie, mais comme des romans italiens, c'est-à-dire à la manière italienne. Même si « La Nichina » est de loin supérieur aux deux autres romans, il faut bien reconnaître que pour chacun d’eux, on n'a absolument pas l'impression de lire un écrivain de langue française. Ni par le style, ni par la rhétorique, Hugues Rebell ne semble avoir même un esprit cartésien français. Son académisme est international, il puise ses racines dans le monde antique, dans les tragédies grecques ou romaines. Avec le temps, on réalise que ses récits préfiguraient clairement l’âpreté goguenarde du cinéma italien du XXème siècle. Indéniablement, Hugues Rebell, qui avait véritablement vécu à Venise et à Naples, s’était imprégné de l’âme italienne, au point d’en tirer, comme disait Rabelais, la substantifique moelle. « La Camorra » est le dernier volume de cette trilogie, et sans doute le moins réussi, ce qui ne veut pas dire pour autant que ce roman est dénué d’intérêt. Il mérite le détour notamment par sa violence et sa crûdité inédite, et par le sentiment d’oppression et de paranoïa qui s’en dégage. C’est un récit d’une grande noirceur, mais dont la lecture est intense et suffocante. Le roman se déroule donc à Naples, quelques années après la chute du Royaume des Deux-Siciles. Nous sommes peu familiers en France avec l’histoire de l’Italie, de par son extrême complexité, et ce n’est hélas pas la lecture de ce roman qui apportera de l’eau à notre moulin, car selon sa bonne habitude, Hugues Rebell choisit des périodes très pointues de l’Histoire sans sacrifier à la moindre pédagogie. Le lecteur est censé savoir aussi ce que l’auteur sait lui-même, et, de toute façon, Naples n’est ici que le décor terrestre d’une représentation personnelle de l’Enfer. Ce qu’il faut néanmoins savoir, pour apprécier pleinement ce roman, c’est que l’Italie, à la base, a suivi un peu le même destin que le Royaume-Uni : la grande péninsule en forme de botte était jusqu’au milieu du XIXème siècle un conglomérat de territoires plus ou moins en harmonie, obéissant à des régimes politiques différents (Royaume, Duché, République, États Pontificaux). Le plus vaste d’entre eux était le Royaume des Deux-Siciles, qui couvrait à lui seul toute la moitié sud de la péninsule, plus l'île de la Sicile (qui était alors la Sicile du Sud, la partie italienne étant la Sicile du Nord, d’où les "Deux Siciles"). Ce royaume avait traditionnellement un roi issu de la famille française des Bourbons, tandis que les autres royaumes et duchés de l’Italie du Nord obéissaient à la Maison de Savoie. Lors des grandes révolutions de 1848, qui déchirèrent à peu près tous les pays d'Europe – et où l'on vit chuter ici le roi Louis-Philippe et la monarchie toute entière -, la Maison de Savoie et le Royaume de Piémont-Sardaigne, qui était inquiets de leur avenir, décidèrent d’accompagner ce mouvement pour faire chuter le Royaume des Deux-Siciles, en ayant l’air extérieurement de le faire pour des raisons républicaines. En réalité, il s’agissait juste de renforcer leur propre monarchie en torpillant une monarchie rivale. Après une longue lutte, le roi François II dut se contraindre à l’exil, et le Royaume des Deux-Siciles devint en 1861 le Royaume d’Italie, couplé avec l’ex-Royaume de Piémont-Sardaigne au nord. Pris en tenaille, les Duchés et les États Pontificaux, situés au centre de l’Italie, rejoindront le royaume d'Italie quelques décennies plus tard, à la notable exception du Vatican, unique état pontifical encore indépendant de par sa qualité de siège neutre du Saint-Siège de l’église catholique. « La Camorra » se déroule donc dans les années qui suivent cette unification, que l'on désigne aujopurd'hui sous le nom italien "Risorgimento", c'est-à-dire : Renaissance. Ceci pour dire que quand on parle de "Renaissance Italienne", notamment en art, il ne s'agit pas du tout d'une époque contemporaine de la Renaissance Française. Le roman se déroule autour de la mise en place fictive d’une tentative de coup d’état pour remettre François II sur le trône - situé originellement à Naples. Ce coup d’état est fomenté par Don Prina, un évêque du Vatican, resté fidèle à la dynastie des Bourbons. Pour accomplir cette mission d’importance, Don Prina compte sur la "Camorra", un syndicat du crime dont est originaire l’actuelle mafia sicilienne. La Camorra était à la base un syndicat rassemblant des repris de justice, afin de leur permettre de se réinsérer plus facilement dans la vie professionnelle, une fois leur peine accomplie. Mais de fil en aiguille, ce syndicat est devenu une organisation criminelle tentaculaire, qui a aussi bien perduré sous le nouveau royaume que sous l’ancien. Mais la répression étant plus dure sous l’autorité du nouveau roi de Savoie, les membres de la Camorra sont ici plutôt favorables à revenir sous autorité sicilienne, et veulent bien prêter la main à une révolution. Pour cela, la Camorra a besoin de son chef, Marco Ascalona, beau garçon très apprécié, surtout par la gent femelle napolitaine. Et c’est là que réside le problème, car Ascalona est marié avec une femme à demi-folle, obsédée par les bijoux, qui se prostitue quotidiennement pour obtenir de ses clients, soit l’argent pour acheter de nouvelles pierres, soit les bijoux qu’eux-mêmes portent sur eux. Pour fuir le désastre de son foyer, Marco Ascalona multiplie les aventures, notamment avec une danseuse aux mœurs légères, nommée Barborin, relation fort dangereuse car elle copule aussi avec nombre de représentants du Royaume d’Italie. Mais c’est surtout à partir du moment où il rencontre une touriste anglaise, à la blondeur rare sous ces latitudes, la très belle et très sage (en apparence) Helen Morgan, que nombre de ses amis s'inquiètent, au fur et à mesure que la date fixée pour le coup d'état se rapproche. En effet, cette Helen Morgan vit chez son oncle, Francis Scamler, colonel britannique, et connait aussi son ami, le lieutenant piémontais Fortiguerri, en réalité un espion envoyé par le roi d'Italie, pour faire arrêter Marco Ascalona. Tout le roman consiste donc en un interminable chassé-croisé entre les conspirateurs Ascalona et Don Pruna, et ceux qui veulent leur perte, tout le long d'une errance labyrinthique et souvent nocturne, où chaque mouvement est induit par les innombrables filles perdues de Naples, que ce soit les catins de luxe Barborin ou Helen Morgan, ou les paillasses des bas-quartiers, restées siciliennes de cœur, mais aussi femmes jalouses, possessives, qui se heurtent, se blessent, se tuent entre elles, pour un homme qui, pourtant, s’acharne à les fuir. Tout cela se terminera dans un abominable bain de sang véritablement halluciné, mâtiné de viols, de tortures, de mutilations, de lynchages et de suicides. Bien qu’omniprésent tout au long du récit, le sexe et la lubricité ne sont ici que des pouvoirs dominants, d’autant plus impérieux s’ils sont exercés de manière perverse ou déviante. Face aux hommes qui tentent de mettre en place une révolution au nom d’un idéal, les femmes sont presque toutes ici des prédatrices bestiales qui, hostiles aux idéaux politiques des hommes, tentent d’exercer sur eux une emprise permanente et hystérique, marquée par une impudeur ordurière, une nymphomanie borderline ou une attitude provocante et indigne, notamment en usant ponctuelement de flatulences plus ou moins chargées qui sont, selon l'auteur, une particularité prononcée des femmes napolitaines. Mais bon, on l'a bien compris, le Naples d’Hugues Rebell est purement imaginaire, n’a au final rien à envier à un tableau de Jérôme Bosch. C’est une vision infernale et tourmentée, misanthrope, misogyne et impie, où le contexte historique n’est rien d'autre qu’un décor dantesque pour des bacchanales sanglantes et arbitraires. Le roman n’aurait que peu d’intérêt s’il visait la provocation gratuite. Mais c’est un récit enfanté par un cerveau malade, dont on sent, à chaque page, la joie féroce et sauvage d’Hugues Rebell à coucher sur le papier les visions horribles, obscènes et mortifères qui naissent en son esprit tourmenté. On reconnaît difficilement l’auteur hédoniste et joyeusement immoral de « La Nichina » dans ces bas-fonds labyrinthiques, où tous les rapports humains ne sont constitués que de défiance, de violence et de haine. C’est effectivement le roman d’un homme dont la raison est à l’agonie, et qui ne voit en Naples que l’antichambre d'un Enfer qui ne va pas tarder à l’engloutir. Tout cela fait qu’en dépit du bon sens, « La Camorra » est un livre fascinant, que l’on ne lâche pas avant la fin, mais que l’on referme en se disant qu’on ne le relira jamais. Néanmoins, comme chacun des romans d’Hugues Rebell, « La Camorra » est une œuvre à part, unique, inimitable, et dont jamais les siècles n’éroderont la perversité intrinsèque et venimeuse. De combien d’autres livres pourrait-on dire cela ?
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