
Grand poète et romancier du sud-ouest, personnage atypique vivant dans une maison partiellement meublée comme dans l’Antiquité Grecque, Jean Rameau fut un romancier prolifique, qui connut un immense succès pendant presque un demi-siècle.
Pour autant, il ne faut pas voir en Jean Rameau un écrivain strictement régionaliste. Si la quasi-intégralité de ses romans se déroule dans les Landes, en Gironde ou dans les Pyrénées, dont il se complait à décrire la nature foisonnante et sauvage, tout comme les mœurs souvent brutales et bourrues des habitants de ce terroir à la mentalité très âpre, Jean Rameau est avant tout un immense écrivain au style personnel, dont les drames ruraux sont de véritables transcriptions modernes des tragédies grecques.
Bien qu’ensoleillés par le climat méridional, les romans de Jean Rameau révèlent souvent toute l’intensité maladive de passions désaxées, d’amours contrariées qui s’achèvent dans le sang et le suicide. Quiconque connaît la Gascogne sait que ce que Jean Rameau rapporte n’est pas une vision de l’esprit. Car ce sud-là est bien différent de celui de la Provence, à laquelle le voisinage avec la riante Italie a inspiré une certaine douceur de vivre, et dont le tourisme de ses côtes méditerranéennes a également procuré un grand confort matériel.
À l’ouest, en dehors de Biarritz, la Gascogne historique est restée une région paysanne qui ne s’est jamais totalement remise de l’exode rural du XIXème siècle. Longtemps, les habitants restèrent prostrés dans leurs villages désertés, remâchant leur patois local, et vouant à tous les Enfers les grandes villes et le reste de la France, entretenant une rusticité mauvaise, à l’ironie noire et misanthrope.
Bien que cet esprit tende à se dissiper à notre époque, de nombreux auteurs méridionaux ont longtemps incarné ou reflété la dureté de cœur de la population méridionale et l’âpreté de ses manières : Pierre Benoit, Théophile Gautier, Eugène Le Roy, Francis Jammes, François Mauriac, pour ne citer que les plus connus. Aujourd’hui encore, quelques personnalités publiques reflètent, via un humour caustique plus ou moins volontaire, cet antique esprit cynique et tourmenté, propre au sud-ouest : le dessinateur Jean-Jacques Sempé, récemment disparu, le politicien Jean Lassalle ou l’humoriste Pierre Palmade.
Du temps de Jean Rameau, néanmoins, l’exode rural était alors en marche mais de manière encore progressive. C’est un sujet qu’il n’aborde quasiment pas dans ses romans, y décrivant au contraire des personnages claquemurés dans une existence immuable, traditionnelle, qu’une passion soudaine ou une intrigue insoupçonnée plonge dans une forme de détresse psychologique.
Tel n’est pourtant pas le cas de « Mademoiselle Azur », qui est, sur plusieurs plans, un roman un peu hors-série de Jean Rameau. D’abord, parce que l’intrigue se passe principalement à Paris, excepté dans le dernier quart qui se situe à Biarritz et à Saint-Jean-de-Luz. Ensuite, parce que quasiment tous les personnages de ce roman sont parisiens. Enfin, la particularité de « Mademoiselle Azur » est d’avoir été le seul roman de Jean Rameau qui a connu une tardive postérité, le seul à avoir connu aussi plusieurs rééditions.
L’histoire, on l’a vu, se passe à Paris, à la fin du XIXème siècle. Denis Desmorelles y est un sculpteur assez renommé. Tristement marié à Juliette, une épouse salonnière qui a transformé leur appartement en salle de réunion mondaine et avec laquel il n'a plus de relation intime, Denis vit depuis des années une existence de bohême, parsemé d’orgies, d’ivresses de toutes sortes, d’aventures érotiques et éphémères. Mais la quarantaine se rapprochant dangereusement, l’artiste sent que les débauches de l’adolescence ne répondent plus à un questionnement intérieur qui le tourmente, d’autant plus qu’il vit mal, au final, la débâcle de son couple. Par un petit matin, au sortir d’une orgie, pris soudainement de nausées et de dégoût de lui-même, il parcourt les rues de Paris, et ses pas l’amènent à l’Église Saint-Augustin, à l’heure de la première messe.
Il y assiste passivement, non sans en être ému, dans sa détresse de noceur écœuré, mais après l’office, il remarque une jeune femme blonde, toute vêtue de noir, agenouillée sur un prie-Dieu, face à une alcôve dédiée à la Sainte-Vierge. Cette beauté virginale, délicate, emplie d’une dévotion pure, fait chavirer le cœur de Denis Desmorelles, qui l’observe à la dérobée, et la suit lorsqu’elle quitte l’Église. La jeune femme hèle un fiacre, et Denis en arrête un autre auquel il ordonne de suivre le premier. Denis compte trouver un prétexte pour aborder cette inconnue qui le bouleverse, mais celle-ci descend en fait au cimetière du Montparnasse. De loin, Denis peut la voir se recueillir sur une tombe. Assurément, le moment est mal choisi pour conter fleurette. Denis se fait donc ramener chez lui par son fiacre sans avoir osé aborder la jeune femme.
Mais durant les jours qui suivent, obsédé par ce visage angélique qui répond si bien à son besoin intérieur de rédemption, Denis exécute de mémoire un buste en terre glaise qui ressemble à cette jeune femme, qu’alors il ne pense pas revoir.
Lors d’une réception organisée par Juliette, l’un de ses invités, un petit vieillard précoce et souffreteux du nom de M. Pommery, remarque le buste et partage sa stupeur d'y trouver une ressemblance troublante avec la nièce d’un couple de ses amis, la jeune Christine de Sennevoy. Il propose spontanément à Denis de lui présenter ses amis, ce que, une fois n’est pas coutume, le sculpteur accepte de bon cœur, se disant que s’il s’agit bien de l’inconnue de Saint-Augustin, il n’y aura pas de meilleure occasion de lui être présenté.
En l’occurrence, son calcul est bon : Christine de Sennevoy est bien la jeune fille aperçue une semaine plus tôt, mais son oncle et sa tante, M. et Mme Bérillon, ne voient guère d’un bon œil l’intérêt que suscite leur nièce d’à peine 22 ans auprès d’un grand sculpteur plus âgé, certes célèbre, mais dont la réputation de viveur est connue. Ils ont aussi une raison supplémentaire de se montrer méfiants : si Christine est à leur charge, et non à celle de ses parents, c’est en partie parce que sa mère – la sœur de Mme Bérillon – souffrait d’une maladie mentale qui, entre autres, avait fait d’elle une nymphomane avide de se donner au premier venu. Son mari, fort dévot, en était mort de chagrin lorsque Christine n’était encore qu’une petite fille, tandis que cette mère indigne est décédée récemment d’une maladie vénérienne. C’est sur sa tombe, au cimetière Montparnasse, que Denis avait vu la jeune Christine se recueillir, après être sortie de la messe.
Denis commence alors un siège fort difficile, car même son statut d’homme marié n’est pas un gage d’assurance, bien au contraire, puisque les invités des salons de Juliette n’ignorent rien de la mésentente amoureuse qui règne chez les Desmorelles. Mais surtout, Christine est encore vierge, et bien qu’elle leur donne toutes satisfactions du monde, les Bérillon sont inquiets de ce que seront les réactions de leur nièce face à la présence d’un homme susceptible de déclencher chez elle ses premiers émois.
Aussi Denis propose, le plus officiellement du monde, de réaliser une nouvelle statue représentant Christine de Sennevoy, en pied cette fois-ci, si elle-même et ses parents le veulent bien. Christine en est évidemment flattée et fort désireuse de poser. Les Bérillon s’en passeraient bien, mais ils n’osent pas s’y opposer.
La cause est donc entendue : le sculpteur viendra tous les deux jours, de 9h à 12h, dans l’atelier de peinture du défunt père de Christine, où il a fait livrer un bloc de glaise, pour réaliser la statue promise, devant une Christine disciplinée, acceptant de bon cœur de poser trois heures par jour pour Denis, qui n’en demandait pas tant. Cette intimité serait parfaite si Mme Bérillon n’imposait sa surveillance passive et goguenarde aux côtés du sculpteur et de sa muse. Heureusement pour ces deux derniers, Mme Bérillon tombe malade et doit s’aliter pendant quelques semaines, laissant à Denis et à Christine, tout le loisir de faire tranquillement connaissance pendant les heures de pose.
Christine est une jeune femme charmante, dont la réserve prude tombe facilement et qui se met à raconter à cet homme, qu’elle voit d’abord comme un ami, puis comme un frère, tout un tas d’anecdotes et de pensées extravagantes que Denis, déjà conquis par la jeune femme, trouve adorables en dépit de leurs bizarreries.
Christine devient pour Denis son petit coin de ciel bleu, aussi lui donne-t-il le tendre surnom de « Mademoiselle Azur ». Quant à Christine, à la fois innocente, et en réalité tourmentée par la même instabilité mentale que sa mère, elle s’amourache de manière frénétique de son attentionné soupirant. Bientôt, Denis et Christine se voient en cachette, menant un flirt candide et romantique dans une dissimulation permanente, dont le caractère transgressif leur procure un surcroit d’excitation.
Hélas, tout ce torrent d’émotions nouvelles et de sensualités jette un désordre dans le cerveau dérangé de la jeune femme, en se heurtant à la fois à son éducation religieuse rigide et à sa terreur de finir comme sa mère. Aussi nourrit-elle, d’abord envers la perspective de la sexualité mais rapidement aussi envers tout contact charnel, une aversion terrifiée qui la pousse à des crises d’hystérie et de paranoïa, aux moindres gestes tendres que lui prodigue le sculpteur.
Il faut pourtant reconnaître à Denis qu’en homme sincèrement épris, ses intentions sont sérieuses : il est prêt à divorcer de Juliette, à assumer tout le scandale qui en ressortirait, à renoncer même à sa renommée ou à son activité : tout plutôt que de vivre sans Christine. Seulement voilà, Christine est folle, folle à lier, et exerce sur lui une emprise sadique extraordinaire, d’une incroyable perversité, puisque tout le mal qu’elle fait à Denis prend dans son esprit la certitude de la volonté divine et de la pureté d’âme. Et il n’y a pas que Denis qu’elle fait ainsi souffrir, car, lors d'une de ses crises durant lesquelles Christine ne veut plus fréquenter le sculpteur parce qu’il l’a embrassée dans le cou, elle courtise ouvertement le poitrinaire et guère sensuel M. Pommery, l’assurant de son amour, avant de le jeter comme un objet inutile, lors d’un retour de flamme pour Denis.
Le roman décrit donc la dégradation psychologique de Christine durant l’année entière que dure cette passion originellement pervertie par elle, tandis que finalement, après avoir longtemps bataillé et obtenu l’accord des Bérillon, après aussi avoir divorcé d’avec Juliette, que cette déchéance sociale rend fort mauvaise, Denis parvient à obtenir la main de Christine de Sennevoy. Mais hélas pour lui, follement enthousiaste au début, Christine, terrorisée à l’idée de connaître l’étreinte charnelle le soir des noces, avale le matin même du mariage une dose mortelle de strychnine, et meurt en souriant d’extase dans les bras de Denis, clamant son bonheur d’être restée pure jusqu’au bout…
L’intrigue de « Mademoiselle Azur » peut aujourd’hui nous sembler un peu excessive dans le mélodrame, mais il faut se resituer dans le contexte moral de cette fin de XIXème siècle, où il régnait encore, spécialement dans la bourgeoisie, une chape de plomb et un tabou total envers la sexualité, ce qui fait que bien des jeunes filles ignoraient ce qui les attendait exactement lors de la nuit de noces. Il n’était pas rare que certaines en restent traumatisées, ou refusent par la suite tout autre rapport sexuel avec leur mari, bien que ce soit un motif de divorce.
Jean Rameau s’est sans doute aussi inspiré d’un ou de plusieurs cas réels, car, en dehors de la fixation sur la sexualité, le désordre émotionnel et psychologique de Christine, soigneusement détaillé, correspond de manière troublante à ce que l’on désigne aujourd’hui comme des troubles bipolaires. Tout lecteur qui a pu fréquenter une femme bipolaire y retrouvera – hélas pour lui - des scènes douloureusement familières.
Ce réalisme, dans la description minutieuse d’un type bien précis et tristement répandu de folie féminine, est pour beaucoup dans l’excellence de ce roman, qui narre avec beaucoup de conviction une histoire d’amour qui débouche inévitablement sur une romance cauchemardesque et un drame final poignant.
C’est aussi pour le très païen Jean Rameau une nouvelle occasion de brocarder finement, sans en avoir l’air, le christianisme et la dévotion religieuse : Denis rencontre en effet Christine dans une église, à un moment où il se sent empli d’un soudain besoin de rédemption, et ce même premier jour, Denis suit Christine, qui le mène au cimetière, un cimetière dans lequel il n’ose d’ailleurs pas rentrer, laissant la jeune femme recueillie devant cette tombe, où elle sera d’ailleurs inhumée aux côtés de sa mère après son suicide. Cette première partie du roman résume le message que fait passer Jean Rameau : le chemin de l’Église ne mène qu’au cimetière, via le fiacre diligent de la folie.
Jean Rameau est d’autant plus remarquable dans sa démonstration que, pas plus dans ce roman que dans ses autres livres, il ne se risque au moindre propos anticlérical ou même à une déclaration athée. Bien au contraire, « Mademoiselle Azur » commence comme un récit typiquement chrétien de rédemption du pécheur par un amour passionné et conforme aux valeurs bibliques : c’est la folie inhérente à la religion, jugée intolérante envers les exigences du corps, qui va plonger cet amour dans la démence; et cette folie ne naît pas dans le cerveau du pécheur dévoyé mais dans celui de la vierge innocente et dévote. Tout est ici fort astucieusement mis en scène pour que ce roman soit en réalité un redoutable pamphlet antichrétien.
Mais qu’y objecter, puisque tout cela est parfaitement réaliste et magistralement écrit ? Qu’y objecter, tant la folie de Christine de Sennevoy s’inscrit parfaitement dans certaines des analyses de Sigmund Freud, comme dans la continuité des travaux de Jean-Martin Charcot, dont on se plait hélas aujourd’hui à dénigrer ouvertement les révélations, bien qu’elles demeurent indépassables ?
De par l’extrême modernité avec laquelle Jean Rameau traite un sujet pourtant désuet, « Mademoiselle Azur » reste un immense roman, et surprend encore aujourd’hui par son intemporalité, rappelant qu’il n’y a finalement rien de plus douloureux pour un homme que de tomber amoureux d’une femme folle à lier.
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