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JULES CLARETIE - « Monsieur Le Ministre » (1881)


Bien qu’il soit aujourd’hui passablement oublié, sauf des plus érudits, Jules Claretie fut, durant la seconde moitié du XIXème siècle, l’un de nos plus prodigieux écrivains, et l’adjectif "prodigieux" n’est ici en rien excessif. Car ce petit homme au physique timide et au regard doux détient un palmarès dont ni Balzac ni Victor Hugo ne peuvent s’enorgueillir : 47 ans de carrière, une centaine d’ouvrages, tous d’un remarquable niveau, en s’étant essayé avec bonheur à absolument tous les genres littéraires, même les moins évidents. Débutant en 1860 dans un registre sentimental, Jules Claretie évolua rapidement vers le drame de mœurs, puis le roman judiciaire dans la veine d’Émile Gaboriau, avant de faire un étrange détour, plusieurs fois réitéré, vers le fantastique post-roman gothique, lequel le mena rapidement au roman-feuilleton, puis, dès la fin des années 70, vers une littérature réaliste ambitieuse, portraiturant les mœurs de la Belle-Époque, à laquelle il consacra sa plus belle plume, et dont « Monsieur Le Ministre » (1881) est le premier roman majeur. Tout cela fait déjà une œuvre conséquente qui équivaut à la bibliographie de deux ou trois écrivains. Mais bien entendu, Jules Claretie ne s’arrêta pas là, et c’est ce qui contribue à sa dimension exceptionnelle. Historien de formation universitaire, on lui doit une dizaine d’études historiques aussi remarquablement documentées que lumineuses, dont une consignation en 5 volumes du Siège de Paris et de la Commune, publiée dès 1872, et qui ne fut pas pour rien dans la connaissance extrêmement précise que l’on conserve de cette période tourmentée de l’Histoire de France. Comme si cette débauche de talents lui laissait encore du temps de libre, Jules Claretie s’intéressa longuement aussi aux talents des autres : il publia plusieurs biographies d’écrivains (Petrus Borel, Lamartine, Ludovic Halévy, La Fontaine, Victor Hugo), signa quantité de critiques littéraires et de critiques d’art, écrivit aussi par délassement et admiration pour Béranger (dont il signa aussi une biographie), des paroles de chanson, puis de fil en aiguille, un ouvrage historiographique sur la chanson française (le premier du genre), ce qui le mena au théâtre (où l’on chantait beaucoup), comme auteur, mais aussi comme adaptateur en pièces de romans à succès, puis enfin comme librettiste de deux opéras, dont « La Navarraise » de Jules Massenet. Est-ce tout ? vous demanderez-vous. Presque, vous répondrai-je, car si toute l’immensité du talent de Jules Claretie est à présent résumée de manière quasi exhaustive, on ne cachera pas qu’en plus, il n’eut même pas à lutter pour que son œuvre abondante fut reconnue et estimée : aucun honneur ne lui fut épargné. Élu à l’Académie Française en 1888, à seulement 48 ans, président de la Société des Gens de Lettres, vice-président de la toujours vaillante SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques), et enfin Administrateur Général de la Comédie Française (jusqu’à sa mort en 1913), Jules Claretie sut toute sa vie prouver qu’il pouvait joindre l’utile à l’agréable, et régner quasiment en maître – en maître discret et nullement tyrannique – sur le monde des lettres de la Belle-Époque. Alors comment expliquer qu’un tel monument de la littérature française soit aussi incroyablement tombé dans l’oubli, après avoir publié avec succès en moyenne 3 à 4 livres par an pendant un demi-siècle ? Il ne me semble pas y avoir à cela une raison en particulier, mais plusieurs petites raisons qui se combinent mal. D’abord Jules Claretie est mort quasiment en même temps que son époque : la Première Guerre Mondiale, par sa violence et sa brutalité, l'a renvoyé aux antiquités d’une Belle-Époque jugée naïve et confortable. Ensuite, même s’il fut célébré de son vivant, Jules Claretie n’a pas laissé un roman ou un essai emblématique que l’on désignerait unanimement comme son chef d’œuvre, et auquel son nom serait associé pour toujours. Même ses plus féroces adversaires (et à vrai dire il y en eut peu) lui reconnaissaient quinze à vingt romans essentiels. Allez faire, dans tout cela, un choix initiatique, d’autant plus que, comme Zola, Jules Claretie avait besoin de place pour s’exprimer, et presque tous ses romans atteignent les 500 pages, et demandent donc un certain investissement. Enfin, Jules Claretie avait un modèle, auquel il consacra d’ailleurs, en 1902, son ultime biographie : Victor Hugo, dont il emprunta la rigueur littéraire et le goût pour la diversité dans les créations littéraires. Mais contrairement à Victor Hugo, Jules Claretie n’était pas un idéologue engagé. Fervent républicain mais sans excès, Jules Claretie incarnait une bourgeoisie érudite et sociable, ironique mais tolérante, qui connaissait trop bien l’Histoire et ce qu’elle avait de cyclique pour s’égarer dans une ferveur politique promettant des lendemains qui chantent et des sociétés nouvelles. Le peuple, hélas, ne s’enthousiasme guère pour les génies qui n’ont pas le sens du visionnaire, même si l’Histoire leur donne souvent raison. Quelle meilleure preuve d’ailleurs que ce « Monsieur Le Ministre », le premier roman de Claretie publié chez le très éclectique Édouard Dentu, éditeur opportuniste qui aimait le scandale et les auteurs qui fâchent, de quelque bord qu’ils se tiennent, et dont le catalogue, qui s’étend de 1849 à 1895, est une mine de curiosités et d’audaces littéraires. Présenté comme l'adaptation libre et romanesque de scènes véritables auxquelles Jules Claretie aurait assisté, « Monsieur Le Ministre » conte le bref mandat de Sulpice Vaudrey, un parlementaire provincial, à peine sortie de sa campagne grenobloise et fraîchement débarqué à Paris, en compagnie de son épouse, afin d’y intégrer le nouveau gouvernement en qualité de Ministre de l’Intérieur. Sous la IIIème République, le suffrage universel n’existe pas encore : la population élit ses maires et ses députés, mais la nomination du gouvernement et la désignation du Président de la République se font exclusivement en interne, à l’Assemblée Nationale et au Sénat, ce qui, selon Jules Claretie, autorise bien des corruptions et nécessite des complicités et des services d'une légalité douteuse. Quelque chose de la décadence figée du Second Empire et de l’Ancien Régime demeure encore dans cette République où chaque député, auréolé du prestige de la capitale auprès de son électorat provincial, est assuré de garder son siège durant des décennies, pour peu qu’il soit intrigant, habile, même dans le choix de ceux qui doivent lui être supérieurs. Car si Sulpice Vaudrey a été appelé de sa lointaine province pour siéger au gouvernement, ce n’est pas, comme il se plaît à le croire, pour ses qualités de député récemment élu. C'est d’abord pour son immense popularité dans son département, mais surtout parce qu’on l’a jugé en haut lieu tel qu’il est : un bon gros naïf des campagnes, qu’il sera facile de griser de mondanités et d’étourdir avec les fastes de la vie nocturne parisienne, ceci afin d’obtenir de lui tous les avantages de son poste sans en partager le moindre risque de scandale ou de corruption. Sulpice Vaudrey est en effet un politicien naïf et très enthousiaste, sincèrement désireux d’œuvrer pour son pays, d’y appliquer des réformes nécessaires et charmé d’être si vite reconnu, croit-il, pour ses mérites et son désir de modernité. Mais très vite, il va déchanter : lui qui avait déjà en tête une liste de personnes de confiance dont il désire s’entourer, se retrouve plus ou moins sommé par son collègue, et néanmoins ami, Guy de Lissac, non seulement d’accepter des assistants qui sont aux ordres de la majorité, mais de prendre un chef de cabinet, Warcolier, intriguant ambitieux et hautain, qui lui est immédiatement antipathique, mais qu’il ne peut refuser, de peur que toutes ses propositions de lois ou de réformes soient repoussés par ses prétendus "amis" de corporation. Il s’inquiète d'ailleurs pour pas grand-chose : elles le seront, quoi qu’il advienne. Car en réalité, entre le Palais Bourbon, le Sénat et l’Assemblée Nationale, un fonctionnement immuable verrouille d’avance toute initiative inhabituelle susceptible de gripper un système qui fonctionne parfaitement selon ceux qui l'entretiennent, c’est-à-dire un système qui maintient à leur place avantageuse des députés qui, en réalité, ne font rien pour la conserver. Peu à peu, Sulpice Vaudrey réalise que dans ce ministère à haute responsabilité, il n’en a quasiment aucune, sinon celle d’exécuter – ou plutôt de faire exécuter par le diligent Warcolier – ce que les amis de ce dernier ont décidé. Son travail effectif consiste essentiellement à répondre favorablement ou défavorablement aux innombrables sollicitations intéressées qu’un ministre reçoit quotidiennement : demandes de licences, de favoritisme, d'emplois pour un frère, une épouse, un fils qui traînasse au lycée… Sulpice Vaudrey est rapidement gagné par une mélancolie qui s’est installée, sans qu’il s’en doute, dans son foyer, où Adrienne, sa femme, ne se fait pas à la vie parisienne, aux femmes des autres ministres qui la traînent dans des soirées mondaines ou des campagnes de charité. Elle ne se fait pas non plus aux absences prolongées de son mari, pris lui aussi dans le tourbillon des mondanités jusqu’à des heures indues. Mais il faut admettre que la tristesse de sa femme accentuant la sienne propre, Sulpice Vaudrey se complaît rapidement hors de son foyer, jusque dans les coulisses de l’Opéra où, selon des règles bien établies, les parlementaires et les ministres se rejoignent dans les coulisses pour chasser des ballerines fort jeunes, prêtes à rendre des services intimes à des messieurs arrivés susceptibles de leur ouvrir une position et de leur fournir une garçonnière. En effet, pour un personnage public, les adultères avec des femmes mariées sont périlleux, et générateurs de scandales. Le député qui a besoin de se "relaxer" est invité à éduquer une jeunesse dans le besoin. Le système est tellement bien rodé qu’un prêteur sur gages, Salomon Molina, se charge de guider les parlementaires vers les quelques ballerines délurées en quête de protecteurs, ou sous l’emprise d’une mère décidée à faire leur bonheur malgré elles. Il propose également des prêts à taux fixe, histoire de financer une relation qui pourrait créer un vide un peu trop visible sur un compte bancaire. Néanmoins, Sulpice Vaudrey n’a pas de goût pour la chair fraîche, ni même envie de tromper Adrienne, qui l’ennuie par sa neurasthénie, certes, mais dont il reste vaguement épris. Cependant, au cours d’une soirée mondaine, il fait la connaissance de Marianne Kayser, une intrigante de la pire espèce, femme jolie, sensuelle et à l’air innocent, dont il tombe fou amoureux. Malgré les avertissements de Guy de Lissac, qui se révèle être un des anciens amants de la gourgandine, le Ministre de l’Intérieur dépose son cœur aux pieds de Marianne Kayser et son compte en banque à ceux de Salomon Molina. Ce double coup de folie signera sa perte... En effet, Marianne Kayser est, depuis des années, la bonne amie de tous ceux qui veulent bien l’entretenir, mais elle vise en particulier le Duc de Rosas, un artiste-peintre espagnol fort épris d’elle, habitant usuellement Paris, mais qui fuit Marianne au point d’avoir quitté la France sans donner de nouvelles, quelques semaines auparavant. Mais voilà qu’en pleine romance avec Sulpice Vaudrey, auquel Marianne n’aurait pas accordé un regard s’il n’avait pas été Ministre de l’Intérieur, le Duc de Rosas rentre brusquement à Paris, plus amoureux que jamais, bien décidé à épouser Marianne, qu’il pense naïvement pure et quasiment vierge. Pour la catin cynique et glaciale, qui voyait approcher avec angoisse la quarantaine et la chute de sa valeur marchande, cette perspective est un enchantement : elle, ancienne prostituée des quartiers mal famés de Pigalle, devenir duchesse en Espagne ! Quelle apothéose ! Bien entendu, elle accepte, mais sachant la droiture morale toute aristocrate de son nouveau mari, il lui faut se débarrasser d’urgence de Sulpice Vaudrey, et de ce qui peut encore témoigner, même à distance, du peu reluisant passé de la nouvelle duchesse. Et tant pis s’il faut briser des cœurs et des carrières, et ça lui est d’autant plus facile que l’un de ses amants les plus dévoués n’est autre que le préfet de police... Dans cette débâcle, rapidement entachée de scandale public, et en seulement quelques heures, Sulpice Vaudrey perdra tout : d’abord Marianne Kayser dont il s'est sottement mais sincèrement épris; puis son poste de Ministre de l'Intérieur; puis son épouse, qui le quitte et rentre seule à Grenoble, ne lui pardonnant pas cette humiliation privée et publique; et même son avenir politique, puisque la section iséroise de son parti entendre parler de lui… La fable est ici terriblement féroce et d’un effrayant réalisme, malgré la plume pudique, teintée de symbolisme, d’un Jules Claretie qui sait bien de quoi il parle, et sait aussi qu’il prend en marche, brillamment, le train d’une nouvelle littérature qui ne s’embarrasse plus d’enjoliver la plus abjecte des réalités. Le personnage de Marianne Kayser est d’une grande précision dans les détails, tant physiquement, que dans l’expression de sa duplicité de caractère. Si Sulpice Vaudrey n’est qu’un archétype de l’arriviste bêta, Marianne Kayser s’inspire très probablement d’une personne réelle. On notera son prénom français, semblable à celui de l’icône de la République, accolé à un nom de famille germanique qui signifie "empereur". Pour son temps, et signé de la plume d’un auteur qui avait déjà vingt ans de carrière, « Monsieur Le Ministre » était une œuvre d’une étonnante modernité, et qui en dépit de quelques désuétudes (dont une image quelque peu idéalisée du journalisme intègre, incarné par l’impuissant et amer Denis Ramel), et d’un rythme narratif un peu monolithique, reste d’une insolence remarquable, et d’une grande pertinence documentaire. On ne s’imagine que trop bien que les choses ont un peu changé, mais pas tant que ça, et qu’avec quelques actualisations, un tel roman ferait encore sens aujourd’hui. Il choquerait même par ce réalisme finalement assez froid, assez naturaliste dans l’esprit faute de l’être dans le style. Il n’y a pas ici de message ou de délation, pas plus que de populisme ou de militantisme : le lecteur y est livré à lui-même, découvrant avec Sulpice Vaudrey le malaise d'une parlementarisme figé et décadent, tantôt mondain et séduisant, tantôt perfide et égoïste, dont il n'est ni facile de se faire un jugement, ni d'imaginer de quelle autre façon cela pourrait fonctionner. Sans l'odieux cliché antisémite du banquier véreux Salomon Molina, personnage abject mais dont l'abjection semble, selon Claretie qu'on n'attendait pas si médiocre sur ce sujet, être doublement imputable à son identité juive et à son origine marseillaise, « Monsieur Le Ministre » gagnerait pleinement à être redécouvert, tant ce rare témoignage d’une corruption des élus induite par un système politique qui ne tolère aucune alternative, aucune évolution, est d’une très grande force, d’une merveilleuse intelligence, et ramène finalement toute cette intemporelle problématique à l'incorrigible nature humaine, qui fait se heurter en permanence des naïfs et des pervertis autour de la grande illusion du pouvoir, jusqu'à ce que les premiers deviennent les dignes successeurs des seconds.          

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