
Dans ce deuxième tome de son tryptique, « Les Damnées de Paris »,- en réalité rédigé après le troisième tome -, Jules Mary s’est principalement recentré sur la structure de l’enquête policière.
« L’Outragée » ne devait servir que de trait d’union entre « L’Endormeuse » et « La Jolie Boiteuse », qui n’avaient en réalité rien en commun, sinon une certaine parenté dans le titre, et l’action n’était donc pas essentielle pour ce roman "bouche-trou". La mission de ce tome central devait être de faire se rencontrer les personnages de « L’Endormeuse » avec ceux de « La Jolie Boiteuse », par le biais d’une aventure qui devait se dérouler à Paris (puisque « La Jolie Boiteuse », on le verra plus tard, ne se déroule pas à Paris, ce qui révèle d’ailleurs le côté artisanal de l’unité de ces trois romans, qui, en dépit du mal que se donne le narrateur, apparaissent un peu accolés à la va-vite.)
Sur le plan technique, d’ailleurs, Jules Mary ne réussit que moyennement son coup : il parvient à mettre en scène les éléments qui vont trouver leur achèvement dans « La Jolie Boiteuse », mais outre les inspecteurs Corentin et Ledrut, déjà responsables de l’enquête sur le meurtre de Josepha de Nertann par Marie Talbert à la fin du premier tome, Jules Mary ne fait passer dans ce deuxième tome que Diane Talbert, l’enfant du viol de Jeannine Vilmorin par le Baron de Nertann, et qui épousa Martial Navarre, l’amour de jeunesse de sa mère, dans les dernières pages de « L’Endormeuse ».
On apprend donc au début de « L’Outragée » que le bonheur de Diane fut de courte durée. Sa mère mourut au bout de six mois, et son époux, Martial Navarre, décéda brutalement au bout d’un an de mariage. Voilà donc comment Diane Talbert, devenue veuve, se retrouva seule au monde à dix neuf ans, et voilà comment un feuilletoniste se débarrasse en quelques lignes des personnages dont il n’a plus besoin.
Au bout de ses trois ans de veuvage, Diane se remarie avec un duc vieillissant, Godefroy de Nohède, et devient ainsi Duchesse de Nohède. On ne saura néanmoins rien sur la raison pour laquelle le duc de Nohède a voulu épouser une femme, certes plus jeune que lui, mais peu fortunée et sans noblesse. On ne saura pas davantage pourquoi Diane, qui avait vécu avec Martial un amour-passion enflammé, se résigne à un mariage purement d’intérêt à seulement dix-neuf ans, alors qu’elle n’a jamais exprimé, dans le premier tome, le moindre sentiment de matérialisme ou de coquetterie, étant simple fille d’ouvrière, logée en partie durant son enfance chez un autre couple d'ouvriers.
Faut-il y voir l'influence atavique de la goutte de sang bleu que lui a transmise le baron de Nertann, ou bien, comme l’avance lui-même Jules Mary, la fatalité qui s’appesantit sur certains êtres – fatalité qui a toujours bon dos, dans les romans-feuilletons pour expliquer les paresses des écrivains ?
Toujours est-il que Diane de Nohède s’installe, en duchesse légitime, à l’hôtel ancestral des Nohède, dans le très cossu XVIème arrondissement de Paris. À défaut de passion dévorante, le ménage des Nohède vit paisiblement. Godefroy, bonne pâte assez naïve, vit perdu dans une sorte de monde intérieur, et laisse à son épouse une très grande liberté. En tant que duc d’une très ancienne famille, il n’attendait de sa femme que de donner naissance à une progéniture permettant d’assurer la continuité de la lignée, tout en restant une jolie femme très attirante, qu’il serait toujours valorisant d’exposer auprès de relations mondaines.
Homme simple, assuré d’être le meilleur parti imaginable, Godefroy de Nohède n’a hélas jamais songé que cette charmante épouse pouvait séduire des hommes présents à ces mondanités, et induire des tentations chez un cœur féminin encore jeune, et néanmoins délaissé. En effet, une fois sa fille Henriette née, le duc n’a plus jugé utile de passer ses nuits dans la chambre de son épouse.
Ainsi, Diane a noué une relation adultère avec un fringant officier de marine, Georges de Sauveterre, coordonnée depuis un petit local situé en face de l’hôtel de Nohède, et mis à disposition de Georges par le couple Coupelon, des chiffonniers ayant atteint une certaine fortune, considérablement arrondie grâce à la location de petites chambres en soupente. C’est là que Georges vient faire le guet, quand sa garnison est à Paris, afin de passer la nuit avec Diane, en grimpant ensuite par une corde au balcon de sa chambre, une fois qu’elle lui a adressé un signe lumineux avec une bougie.
Cette relation adultère dure depuis près d’une décennie, grâce à la complicité d’un ami de Georges de Sauveterre, Léopold Artois, vieillard au-dessus de tout soupçon, aficionado des soirées mondaines qu’affectionne le Duc de Nohède, et qui sert de messager bienveillant entre Georges et Diane. Bien qu’il connaisse Godefroy, Georges de Sauveterre s’abstient de se montrer un invité trop présent, afin d’écarter tout soupçon dans l’esprit du duc. C’est donc Léopold Artois qui se charge de transmettre les billets doux de la duchesse à Georges, ou les annonces du retour à quai de Georges à sa très impatiente maîtresse.
Seulement voilà, comme cela arrive souvent aux personnes d’un certain âge, Léopold Artois finit par mourir. Il faut donc lui trouver un remplaçant. Mais qui ? Georges propose spontanément son frère, Jean de Sauveterre, sans savoir que ce frère, plutôt laid malgré une certaine ressemblance physique avec Georges, aime depuis des années, sans le moindre espoir, la troublante Duchesse de Nohède. Quand Georges lui apprend qu’il est son amant de longue date, Jean de Sauveterre ressent une violente jalousie, et décide de profiter de sa nouvelle position de messager pour se substituer à son frère, et connaître lui aussi l’étreinte dans les bras de Diane. Cette substitution est en effet réalisable, car Diane reçoit toujours Georges dans sa chambre enténébrée, afin de ne pas attirer l’attention de son mari ou d’un domestique, et il est donc possible, dans l'obscurité, de se faire passer pour celui qu'on n'est pas.
Profitant de l’absence de Georges, Jean fait croire à Diane que son frère vient de débarquer à Paris, et lui donne rendez-vous pour la soirée. Habillé comme son frère, il grimpe à la corde du balcon, et partage enfin la nuit d’ivresse tant désirée avec Diane. Celle-ci, néanmoins, se rend bien compte qu’il y a quelque chose d’un peu différent chez l’homme avec lequel elle fait l’amour, mais elle ne peut évidemment pas imaginer la vérité, et ne songe pas à donner de la lumière.
Cependant, le lendemain, Diane apprend que Georges de Sauveterre navigue vers les colonies depuis plus d’une semaine. Elle comprend alors qu’elle s’est donnée à un imposteur inconnu qui a percé à jour son secret.
Tant parce qu’elle se sent outragée par ce viol déguisé, que parce que la perspective qu’une tierce personne puisse informer son mari d’un adultère aurait de dramatiques conséquences, Diane décide de tendre un nouveau piège au félon qui a abusé d'elle, et demande à Jean de Sauveterre de dire à son frère de repasser la nuit suivante.
Jean de Sauveterre fort heureux de l’aubaine, refait donc le même parcours que deux nuits plus tôt, mais une fois que Diane, par le biais de quelques questions pièges, l’a clairement identifié comme un usurpateur, elle sort un poignard et le lui enfonce dans la gorge.
Geste quelque peu arbitraire, et surtout irréfléchi : car il y a désormais un cadavre dans sa chambre, dont elle ne sait tout bonnement pas quoi faire, et la voici devenue une meurtrière. D'autant plus que quand ce n'est que lorsqu'elle allume une bougie qu'elle reconnaît Jean de Sauveterre, qu'elle ne soupçonnait pas. Elle se laisse alors aller à une véritable crise d'angoisse, tout en allant verrouiller sa porte.
La chance néanmoins se présente à elle en entrant par la fenêtre. Ce même soir, trois voleurs et cambrioleurs de la banlieue nord, Marquis, Courpierre et Joli-Cœur, ont décidé de subtiliser le magot des Coupelon. Mais l’affaire tourne mal, la police est rapidement sur leurs traces, ils parviennent à s’enfuir par les toits, et sautent ainsi jusqu’à celui de l’hôtel de Nohède. Parti en reconnaissance sur les balcons, Marquis découvre Diane, pleurant à chaudes larmes à côté d’un cadavre. Il comprend assez vite ce qui s’est passé, et propose à la duchesse un marché : qu’elle les cache, lui et ses complices, jusqu’au petit jour, - car la police ne va pas tarder à sonner à l’hôtel -, et en échange, en plus d’une petite reconnaissance financière, ils la débarrasseront du cadavre de Jean de Sauveterre, en allant l'abandonner dans un terrain vague.
Diane n’a pas d’autre choix que d’accepter ce terrible marché. N’ayant pas d’argent liquide, elle offre à Marquis tous ses bijoux en diamants. Ainsi, l’affaire est bonne pour tout le monde...
Les trois bandits s’éclipsent à l’aube, en emportant le cadavre de Jean de Sauveterre. Ils le trainent entre eux dans les rues, tout en jouant la comédie de l’ivrognerie devant les passants qu’ils croisent. Puis enfin, ils le déposent dans un terrain vague de Neuilly-sur-Seine. Perfectionniste dans le crime, Marquis repère alors un jeune homme qui passe quelques rues plus loin. Il l’assomme, fouille ses poches, prend quelques objets personnels sans valeur, et les abandonne à côté du cadavre de Jean de Sauveterre.
Au petit matin, les inspecteurs Corentin et Ledrut, lesquels au passage n’ont pas pris un grade en vingt ans, découvrent le cadavre de Jean de Sauveterre, et commencent une difficile et douloureuse enquête qui va occuper tout le roman.
Aucun suspense, puisque le lecteur sait parfaitement ce qui s’est passé, mais l’enquête des deux policiers est une merveille d’enchevêtrement labyrinthique, constellé de fausses pistes. Déjà, la police commence par arrêter le jeune homme assommé dans la nuit, dont on a retrouvé des objets personnels auprès du cadavre. Ironie du sort, il s’agit de Fabien Ravenne, le fils adoptif de Jean de Sauveterre, qui revenait alors, lui aussi, de l’hôtel de Nohède, car il y voyait en cachette la jeune Henriette, fille de Diane, dont il est profondément épris, bien que Godefroy de Nohède souhaite un meilleur parti pour sa fille.
De peur de compromettre Henriette, Fabien Ravenne, s’il explique avoir été attaqué et dévalisé, refuse de dire ce qu’il faisait dehors en pleine nuit. Cela persuade les enquêteurs qu’il est bien l’assassin, d’autant plus qu’il a un mobile : la mort de son père adoptif fait de lui l’héritier de plusieurs millions de francs.
Seuls Corentin et Ledrut sont perplexes : ils ont découvert que le corps a été déplacé, et que Jean de Sauveterre a été tué ailleurs que dans ce terrain vague. Mais où ?... Et pourquoi ?...
C’est finalement Henriette de Nohède, venue témoigner auprès du juge d’instruction que Fabien Ravenne était bien avec elle et ne peut être l’assassin, qui va involontairement orienter les deux policiers vers l’hôtel de Nohède, où il semble se passer de drôles de choses la nuit. Une visite routinière leur permet de découvrir une montre aux initiales JDS dans le jardin, et de troublantes tâches de sang sur le tapis de la chambre de la duchesse. Celle-ci, par ailleurs, adopte un comportement étrangement anxieux, face à eux.
Il est vrai que Diane a de quoi être nerveuse. Son geste fatal est en train de briser la vie de plusieurs personnes, dont celle de sa fille Henriette, qui voit avec terreur l'homme qu'elle aime menacé de la guillotine, et celle de son amant, Georges de Sauveterre, écrasé de chagrin par la mort de son frère, et qui n’imagine évidemment pas un seul instant qu’il ait pu être tué par Diane. Quant à Godefroy, il s’étonne simplement que sa femme n’arbore plus ses bijoux en public, et refuse d'apparaître aux soirées mondaines... Il va tâcher d'en savoir plus.
On le devine, Diane est elle aussi une "Damnée de Paris", et elle va vivre des moments atroces, car elle ne peut absolument pas révéler la vérité, tant pour sauver sa propre vie que pour préserver le nom des Nohède, et chacun de ses mensonges devient une trahison infligée à tous ceux qu'elle aiment...
À cette enquête minutieuse, qui inclut nombre de personnages marginaux, décrits avec une précision naturaliste – dont l’étonnant Pharaon, receleur souffrant de dédoublement de personnalité, qui se travestit en femme pour se faire passer pour sa propre épouse -, s’ajoute le piège implacable, d’une logique parfaite, qui se referme, page après page, sur Diane de Nohède comme sur Fabien Ravenne, avant que, une fois les bandits identifiés, la traque effrénée et mouvementée de Marquis, Courpierre et Joli-Cœur, au travers des banlieues (déjà) sordides de Saint-Ouen et de Clichy, donne naissance à un magistral récit d'aventures.
D'ailleurs, ces trois bandits sont les véritables (anti)héros de ce roman.
Marquis, bandit cruel et d’une remarquable intelligence, faux aristocrate à la façon du Croquignol des « Pieds Nickelés », auquel Jules Mary confère plus ou moins ses propres traits et son propre dandysme, est la pierre angulaire de « L’Outragée » et de « La Jolie Boiteuse ». Bien que son roman se veuille grandement moral, Jules Mary ne cache pas la trouble sympathie que ce monstre fringant, né de son imagination, lui inspire. Marquis préfigure Arsène Lupin et Fantômas, et sa personnalité cruelle, son humour grinçant, ses bonnes manières déplacées, ses références constantes au roman-feuilleton (Paul Féval, Ponson du Terrail, et même le confrère contemporain de l'auteur, Xavier de Montépin, sont abondamment cités par Marquis dans ses tirades) en font un personnage irrésistible et attachant, sorte de Monsieur Loyal du cirque feuilletonesque.
Courpierre, colosse brutal spécialisé en basses besognes, à l’intelligence limitée, mais qui de temps à autres, assène quelques vérités lapidaires quand Marquis se perd en envolées lyriques, est un personnage plus classique, mais l’alchimie avec son comparse fonctionne à merveille.
Enfin, Alfred Chartoit, dit Joli-Cœur, jeune ouvrier tombé par accident dans le crime, psychologiquement fragile – ce sera par lui que Corentin et Ledrut remonteront jusqu’à ses deux complices -, est un personnage ambigu, instable, aisément dominé, tiraillé entre plusieurs devoirs : un profil psychologique tourmenté et imprévisible, assez rare dans ce type de littérature, et donc tout à fait attendrissant.
Malgré quelques outrances et de minimes incohérences, « L’Outragée » est un chef d’œuvre injustement oublié du roman-feuilleton policier, d’autant plus que Jules Mary ne continue pas ici dans la veine horrifique, sanguinaire et Grand-Guignol de « L’Endormeuse ». Bien au contraire, « L’Outragée » privilégie le caractère cérébral d’une intrigue emberlificotée, d’une enquête pleine de chausse-trappes et de voies sans issue, où le lecteur se perd avec d’autant plus de délices qu’il connait la réalité des faits depuis le début, et découvre avec un certain émerveillement toutes les interprétations fausses que l’on peut faire en cherchant à reconstituer la mécanique de ce crime.
C’est aussi une mine d’information très documentée sur les méthodes policières, à cette époque reculée où n’existaient ni les empreintes digitales, ni les analyses ADN, ni les enregistrements audio ou vidéo. Ainsi, quand Joli-Cœur, fraîchement – et intentionnellement – relâché par la police, rend visite à sa compagne qui est hospitalisée, les inspecteurs Corentin et Ledrut, avec la complicité du directeur de l’hôpital, font installer, dans le lit voisin de la jeune femme, une auxiliaire de police mimant, durant des heures, l’inconscience, mais en réalité, écoutant et mémorisant ce que Joli-Cœur va révéler à son amie.
En 1884, il n’y avait pas encore de femmes dans la police, mais selon Jules Mary, il y aurait eu cependant des auxiliaires secrètes, précisément recrutées pour l’écoute discrète de conversations dans des lieux publics, vu que les criminels se méfiaient rarement des femmes.
Tout cela fait de « L’Outragée » un roman-feuilleton policier magistral, dense, riche, envoûtant, dont la recette fonctionne toujours aussi bien près d’un siècle et demi après sa publication.
Réédité en volume à part au début du XXème siècle par les éditions Fayard, « L’Outragée » est également disponible en version numérique depuis le 26 septembre 2024. Mais hélas, il n’y a que l’édition originale intégrale des « Damnées de Paris », publiée chez Jules Rouff en deux volumes, qui propose également la soixantaine de gravures merveilleuses et cocasses, signées par le talentueux Alexandre Ferdinandus.
AUTRES TOMES :
~ 1) « L’Endormeuse » : https://www.mortefontaine.org/post/jules-mary-l-endormeuse-1884-les-damn%C3%A9es-de-paris-tome-1
~ 3) « La Jolie Boiteuse » : https://www.mortefontaine.org/post/jules-mary-la-jolie-boiteuse-1884-les-damn%C3%A9es-de-paris-tome-3
35 gravures d'Alexandre Ferdinandus, colorisées via l'applications Palette.



































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