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OSCAR MÉTÉNIER - « Madame La Boule » (1890)


On se souvient principalement d'Oscar Méténier - et encore pas tout le monde - comme le fondateur en 1896 du Théâtre du Grand Guignol, qui pendant 15 ans présenta de nombreuses pièces sanglantes ou sordides, principalement écrites par André de Lorde, Maurice Level ou Oscar Méténier lui-même. Pourtant, la personnalité de Méténier ne saurait se résumer à ce genre éphémère : ancien policier, issu d'une lignée de fonctionnaires de police, Oscar Méténier fut au début de sa carrière un fervent naturaliste, partisan d'un réalisme cruel, comme chez Émile Zola ou les frères Goncourt, auxquels il voue une admiration particulière. (« Madame La Boule » est dédicacé à Edmond de Goncourt, et reprend une thématique qui n'est pas sans évoquer « La Fille Élisa »). Néanmoins, il est à peu près certain que son admiration pour les naturalistes fut très modérément réciproque, même s'il fréquenta Edmond de Goncourt et adapta plusieurs de ses romans en pièces de théâtre. Edmond de Goncourt ne parle d’Oscar Méténier dans son célèbre « Journal » que comme d'un simple homme de théâtre et d'un agréable pourvoyeur d'anecdotes. Pourtant, la principale discipline d'Oscar Méténier, c'est en fait le récit naturaliste : il nous a laissé pas loin d'une quarantaine de romans, la plupart fort volumineux pour l'époque, presque tous consacrés aux bas-fonds des villes, et principalement aux prostituées, dont il détaille par le menu les existences misérables et les déviations sexuelles de leurs clients. Cependant, là où les frères Goncourt se sont penchés sur les bas-fonds de toute la hauteur cynique et condescendante de leur rang aristocratique, Oscar Méténier se met véritablement "dans la tête" de ses personnages, dont les aventures scandaleuses et les intrigues amorales sont décrites "de l'intérieur", en adoptant le regard de personnages vivant en marge, ayant leur propre morale, leurs propres valeurs, leurs propres conceptions de ce qu'il est "normal" de faire. En ce sens, « Madame La Boule » est l'une de ses œuvres les plus emblématiques, et qui fut aussi la seule à valoir à son auteur une condamnation judiciaire pour outrage aux bonnes mœurs. On peut juger l'époque sévère, mais il faut bien reconnaître que plus d'un siècle après sa parution en 1890, « Madame La Boule » est un roman d'une cruauté, d'une violence et d'une lubricité telles que même en ce XXIème siècle, sa réédition serait excessivement difficile. Oscar Méténier nous entraîne en effet dans un roman si crû et si brutal que même les esprits les plus blasés et les plus dessalés ne peuvent en sortir que profondément choqués. Je crois qu'on a rarement été aussi loin en littérature avec une telle complaisance sordide, mise au service de la vérité absolue, avec en plus un incroyable talent narratif sacrifiant tout à cette expression de la vérité des faits divers les plus épouvantables, faisant le portrait odieux - mais sans doute bien plus réel que les images d'Épinal que l'on a préféré en garder - du Paris nocturne, entre Pigalle, le quartier de La Chapelle et celui de Montmartre. « Madame La Boule » est une plongée immersive et réaliste dans un sous-prolétariat hideux, désespéré, amoral, sanguinaire et obsédé par l'argent. Nous sommes loin ici des peintures d’Henri de Toulouse-Lautrec, et pourtant il s'agit bien du même univers, mais dans toute la crudité de sa misère, une misère qu'Oscar Méténier, fidèle au dogme naturaliste, dissèque avec la précision d'un chirurgien et nous jette au visage comme un organe à peine amputé et encore palpitant, déjà agonisant. Pourtant, toute la force littéraire de ce roman, c'est de ne pas être encore du Grand Guignol : les traits ne sont pas forcés, ils ne sont douloureux que par leur exactitude rigoureuse, car à aucun moment, Oscar Méténier ne nous présente un roman dans les règles de l'art. Son expérience d'homme de théâtre est ici fort précieuse. Nous lisons moins une histoire que nous ne la voyons défiler devant nos yeux. Il y a là une sensation d'évènements en temps réel, que l'on ne retrouvera guère que dans les enquêtes policières. Cela confère d'ailleurs à ce roman une surprenante modernité narrative, que renforcent encore les très longs dialogues qui parsèment le récit, et qui permettent aux personnages de se présenter eux-mêmes comme ils le feraient dans une pièce de théâtre ou un film.

« Madame La Boule », c'est en fait le bref et tragique destin de Jeanne Rousselet, petite fille vivant dans un milieu ouvrier misérable à Paris dans les années 1880, quartier de la Chapelle. Ayant perdu sa mère encore enfant, Jeanne ne va pas à l'école et devient blanchisseuse à seulement dix ans pour subvenir aux besoins du foyer, son père sombrant dans l'alcoolisme. Lorsqu'elle atteint son douzième anniversaire, elle est sauvagement violée par son père - et rien ne nous est épargné du déroulement de ce viol. C'est par la suite tous les jours qu'elle subit les assauts brutaux et maladifs de son père. Au bout de deux ans, n'en pouvant plus, elle se réfugie chez une voisine, Mme Gardette, ancienne communarde, devenue anarchiste et antimilitariste depuis que son mari et l'un de ses fils sont tombés à Sedan en 1870. La vieille Gardette est une mégère gouailleuse qui ne se laisse pas impressionner par les menaces du père Rousselet, quand il tente de ramener sa fille par la force. Qui plus est, son cadet reste avec elle, Jules Gardette, un colosse à face de brute, redouté pour ses crises de violence qui l'ont déjà amené plusieurs fois en prison. Sa silhouette massive et un peu ronde l’ont fait surnommer dans le quartier "La Boule", un sobriquet qu'il revendique fièrement comme s'il était un chef de bande. La Boule est prêt à massacrer le père Rousselet ou qui que ce soit d'autre qui prétendra rendre Jeanne à ce père vicieux et sans scrupule. Face à une si menaçante adversité, le père Rousselet abandonne sa proie, se claquemure dans sa maison, et après quelques vaines plaintes à la police, se résigne à vivre seul. Jeanne de son côté apporte son maigre salaire de blanchisseuse aux Gardette qui l'hébergent, mais il suffit à peine à couvrir les frais qu'elle leur cause. Déjà intrigante et calculatrice, et quelque peu en manque des étreintes de son père, dont elle a déjà un peu oublié le dégoût, Jeanne n'a aucun mal à séduire La Boule et à en faire son amant, pour asseoir sa situation. C'est pour elle néanmoins une découverte des sens qui fait vaciller les flots de son jeune cœur. L'amante par intérêt devient une adolescente éprise. On parle alors de mariage, et tout cela pourrait bien se terminer si La Boule au sortir d'un bar, réagissant avec sa brutalité habituelle à une remarque salace lancée par un ouvrier italien, n’infligeait au malotru une correction tellement violente que l'homme tombe mort sur le trottoir, le visage et les dents fracassés à coup de poings par La Boule. Rentré chez sa mère, en compagnie de Jeanne, ignorant que son adversaire est mort, La Boule voit débouler au domicile familial les agents de police qui viennent l'arrêter. La Boule résiste et commence à frapper les policiers, sa mère se met aussi de la partie en hurlant comme une possédée "Vive l'Anarchie !", et les agents ne viennent à bout de ces deux enragés qu'en les assommant à coup de matraques. Jeanne, terrifiée et cachée dans un coin, n'est pas remarquée. La mère Gardette, en dépit de son grand âge, est lourdement condamnée à plusieurs années de prison, dont, lucide, elle sait qu'elle n'en sortira pas vivante. Partiellement innocenté par les témoignages de clients du bar devant lequel il a assassiné l'ouvrier qui avait insulté sa fiancée, La Boule s'en tire avec seulement six mois de prison... Jeanne pense pouvoir tenir durant ces quelques mois en gardant et en entretenant le foyer des Gardette, mais le propriétaire l'incite à quitter le logement, qu’il compte louer à une famille plus présentable. Jeanne est donc priée de déguerpir elle aussi, puisque de nouveaux locataires seront bientôt installés là. Désormais à la rue, Jeanne n'a pas d'autre choix que de revenir chez son père. Au début, le père Rousselet est sincèrement ému et promet de ne plus toucher à sa fille. Mais lorsqu'il est ivre, les mêmes démons le reprennent, et il ne tarde pas à recommencer à violer Jeanne. Chaque jour, à midi, Jeanne se restaure dans un petit boui-boui où déjeune aussi à la même heure Louis Dupré, un jeune artisan ébéniste du quartier. Dupré a remarqué Jeanne, et ému par son jeune âge et sa beauté triste, il lie connaissance avec elle. C'est un homme profondément doux, qui ressent sans la comprendre la détresse et la solitude de Jeanne. En bon artisan, il s'est pleinement donné à son métier, il ne sait pas grand chose de l'amour, mais souffre terriblement de sa solitude. Jeanne le trouble profondément, il la trouve sérieuse et déterminée pour son âge. Il aimerait en faire son épouse. Bien qu'il soit plus âgé, il est totalement soumis, dévoué, à cette jeune femme qu'il idéalise. Jeanne, elle, n'a que mépris pour cet homme veule et peu viril, dont elle ne sait pas apprécier la gentillesse et le dévouement, mais ce pauvre imbécile l'intéresse. Il met à disposition de Jeanne ce qu’elle recherche désespérément : un toit. Quittant définitivement son père, qui la dénonce à la police puis qu'elle dénonce elle-même comme violeur, Jeanne s'installe avec Louis Dupré, et ne tarde pas à se comporter avec ce trop doux compagnon en marâtre dominatrice, sans compter que tous deux restant peu expérimentés sexuellement, Jeanne s'ennuie ferme dans ses bras, et nourrit une rancune qui se manifeste en mauvaise humeur permanente. Mais Louis supporte tout, avec une totale soumission, et ainsi, il parvient à la convaincre de l'épouser au bout de cinq mois de vie commune.

Mais deux jours avant le mariage de Jeanne, La Boule, fraîchement libéré, ressurgit. Il n’a aucun mal à découvrir la nouvelle villégiature de son ancienne compagne. Il se montre en bas de leur immeuble jusqu'à ce qu'elle l'aperçoive. La première intention de Jeanne est de faire comprendre à La Boule qu'elle va se marier, qu'il faut bien qu'elle vive, et qu'il doit renoncer à elle. Mais ces six mois de prison ont donné à La Boule une maturité et un charme nouveau, par lesquels Jeanne, frustrée sexuellement, se laisse volontiers envoûter. De plus, Jules n'a plus rien, ni argent, ni maison, et tout ça a été sacrifié à l'honneur de Jeanne, qui s'en trouve assurément flattée. Elle décide de plaquer Louis Dupré, et de s'enfuir avec son ancien camarade. Quelques heures avant son mariage, elle dérobe toutes les patientes économies de Louis pour s'enfuir avec La Boule, avec une petite fortune en poche. Elle est confiante en son larcin, elle sait Louis Dupré trop faible, trop amoureux et trop lâche pour porter plainte contre elle. La fortune de Dupré permet à La Boule et à Jeanne de faire bombance pendant quelques mois. Jeanne insiste, malgré les retenues de son compagnon, pour se faire tatouer sur l'épaule "À La Boule Pour La Vie". Elle l'ignore encore, mais cette lubie, la première d'une longue série, causera sa perte... Devenant bookmaker, avec des hauts et des bas, La Boule achève de dépenser le peu qu'il reste. Que faire alors ? La réponse est vite trouvée : Jeanne va simplement travailler comme toute jeune fille misérable se doit de faire : elle va se prostituer. D'abord atterrée et désespérée par cette demande formulée non seulement par son compagnon mais aussi par son ami tatoueur et sa compagne elle-même prostituée, lesquels insistent bien sur l'absolue normalité de ce travail, Jeanne finalement se prend au jeu avec une étonnante candeur, et, ravie de gagner autant d'argent en faisant si peu de choses, elle en arrive à faire preuve d'un tel zèle qu'elle n'a bientôt plus de soirées à consacrer à La Boule, lequel se morfond mais prend lui aussi goût à l'argent que Jeanne rapporte chaque jour. Jeanne a aussi la chance de rencontrer une personnalité influente de la prostitution de luxe, un personnage puissant et débonnaire qui se fait appeler "Mon Oncle". Ce vieillard lubrique mais grandement organisé se fait une spécialité de ramasser en pleine rue de jeunes prostituées en herbe, et d'en faire des cocottes de luxe qu'il introduit dans les cabarets de Paris. "Mon Oncle" installe Jeanne dans un immeuble dont il est propriétaire, où sont logées toutes les prostituées qu'il a découvertes. Il ne leur demande aucun loyer et paye tout rubis sur l'ongle, jusqu'à ce que les "cocottes" soient suffisamment riches et célèbres pour pouvoir subvenir seules à leurs besoins. "Mon Oncle" confie Jeanne à sa nouvelle voisine Aline, une cocotte expérimentée, en couple avec Théodore, son souteneur, un vieillard érudit, habile en intrigues et bookmaker en dilettante, tout juste comme La Boule. Très vite, Théodore va prendre une grande importance dans la vie de Jeanne et de son compagnon. Un soir, Jeanne sympathise avec une autre prostituée, Raphaële, une fille étrange qui se révèle lesbienne. Elle s'amourache de Jeanne, et fait découvrir à la jeune fille des plaisirs nouveaux dont elle ignorait tout, et dont elle devient vite dépendante. Cet émerveillement des sens ôte tout désir de Jeanne pour La Boule, qui se désespère de cet éloignement de la femme qu'il aime. Il passe le plus clair de son temps aux courses hippiques, afin de se changer les idées, sans soupçonner que pendant ce temps, Raphaële rejoint Jeanne dans son appartement, où les deux femmes passent la journée à s'aimer. Néanmoins, Aline a aperçu Raphaële entrer chez Jeanne à plusieurs reprises, et s'ouvre de son inquiétude à Théodore. Ce dernier décide d'agir. Raphaële est connue, elle jouit d'une sinistre réputation. Elle n'est pas uniquement une lesbienne, c'est un être pervers qui cherche à exercer une emprise totale sur les femmes qui tombent sous sa coupe. Elle a déjà poussé au suicide deux ex-amantes, et Jeanne elle-même, qui n'ose encore se l'avouer, commence à ressentir la jalousie possessive et maladive de cette femme qui la tient par les sens, et veut imposer sa dépendance affective. Théodore révèle tout à La Boule et les deux hommes tendent un guet-apens à Jeanne et Raphaële. Alors qu'elles sont en plein ébat, La Boule surgit dans l'appartement armé d'un boisseau de branches de bouleau. Assommant Jeanne d'un coup de poing, il attrape Raphaële, la plaque contre lui, et déverse sur son corps une centaine de coups de verges jusqu'à ce qu'elle perde conscience et que sa peau ne soit plus qu'un immense hématome. Puis l'attrapant sous son bras, il la jette sur le trottoir, encore à demi-nue. Alors qu'il veut faire subir le même sort à Jeanne, Théodore et Aline s'interposent, jugeant que la punition est suffisante, et qu'il ne faut pas oublier que Jeanne doit pouvoir continuer à vendre son corps pour alimenter le foyer. Quand Jeanne reprend ses esprits, elle ne peut s'empêcher, de par sa nature inconstante, de ressentir une bouffée d'amour pour La Boule, qui a prouvé une fois de plus à quel point il tenait à elle. Hélas, si tout s'arrange entre La Boule et Jeanne, cette dernière n'en reste pas moins nostalgique des caresses expertes de Raphaële, La Boule étant hélas inéducable en matière d'érotisme. Elle finit par s'en ouvrir à Théodore, cet homme sage qui sait tout. Et parce que Théodore sait tout, il sait aussi comment faire l'amour à Jeanne aussi bien que Raphaële. Jeanne se laisse volontiers convaincre, et Théodore, en devenant son amant secret et attentionné, restaure totalement l'harmonie entre la jeune fille et son compagnon officiel. Jeanne, étant devenue une dame riche et bien installée, même si sa profession demeure inavouable, se rabiboche avec une lointaine famille qui a recueilli son père, désormais gâteux, et un de leurs voisins professeur de chant, l'ayant croisée enfant, se souvient qu'elle avait une jolie voix. Il la convainc de participer à un petit récital de charité, où elle se montre une chanteuse exceptionnelle. Transfiguré par cette découverte, le professeur de chant la présente à la directrice du très populaire cabaret, "L'Eldorado", et fait faire à Jeanne un bout d'essai. Le disque n'existant pas encore en ce temps-là, le succès d'une artiste est exclusivement scénique. Des concerts sous forme de festivals ont lieu ponctuellement, accroissent la popularité d'une chanteuse qui peut gagner ainsi beaucoup d'argent...

Chacun à "L'Eldorado" est conquis par la voix et le charme de Jeanne. Elle est rapidement lancée sous le pseudonyme "coquin" de Jenny (les femmes américaines ayant alors la réputation d'être plus délurées que les françaises). Le succès est immédiat ! La Boule et Théodore talonnent de près leur pouliche, et entendent bien avoir leur part du gâteau, mais dans ce milieu artistique, leur apparence dérange. Ce sont deux petits malfrats issus de la pègre, leurs manières et leurs tenues en témoignent et personne ne s'illusionne sur leur compte. Déjà, la directrice de "L'Eldorado" s'efforce de trouver pour Jeanne des tenues de scène qui cachent son tatouage. Le tatouage était alors exclusivement le signe de reconnaissance de la pègre. Une femme tatouée inspirait la méfiance, il fallait cacher cela au public. Tout le monde pousse également Jeanne à se débarrasser de ses deux boulets, y compris Aristide Bruant, avec lequel elle partage désormais la scène, y compris "Mon Oncle", enchanté du succès de sa jeune protégée et qui est en mesure de présenter à celle-ci un colonel de très haute famille, amoureux fou de "Jenny", et qui est prêt à faire d'elle la femme la plus riche et la plus enviée de Paris. Jeanne a trop vécu dans la misère et le dénuement pour laisser une si belle occasion. Le colonel est un benêt, qu’il est facile de mener par le bout du nez. Il offre à sa dulcinée un appartement immense sur les Champs-Élysées, et laisse Jeanne le décorer à son goût, quel qu’en soit le prix. Le colonel n’a qu’une exigence : la fidélité. Maintes fois trompé, il avertit Jeanne que sa confiance ne sert qu’une fois. Jeanne n’a donc pas d’autre choix que de maintenir le plus possible éloignés La Boule et Théodore, mais ceux-ci ne tardent pas à deviner que Jeanne veut durablement les évincer. Le hasard fait d’abord bien les choses : retourné à ses activités de bookmaker, La Boule sombre dans une nouvelle crise de violence, qui l’expédie à nouveau en prison pour un an. Reste Théodore, mais il est quelque part plus dangereux, car plus intelligent. Elle s’efforce de le voir de temps à autres, si possible hors de chez elle pour ne pas avoir à recoucher avec ce vieillard. Elle espère que traîner en sa compagnie dans des endroits où elle fut jadis connue finira par revenir aux oreilles d’Aline, qui remettra le grappin sur son protecteur. Mais atteinte gravement d’une maladie sexuelle qui altère ses facultés mentales, Aline, lorsqu’elle apprend que Théodore a été vu avec Jeanne, est prise d’une colère tellement brutale qu’elle tente de tuer Théodore avec un tison de cheminée brûlant. L’homme en réchappe, mais atrocement défiguré. Jeanne s’en réjouit, et s’empresse de couper définitivement les ponts avec Théodore, s’offrant même les services d’agents de sécurité pour l’empêcher de se présenter chez elle. Jeanne se croit enfin délivrée de son encombrant passé...

La jeune femme est alors au sommet de sa carrière. Sortie du ruisseau, elle est devenue une grande artiste de cabaret. Il ne manque qu’une chose à son bonheur : l’amour, le vrai, un sentiment qui ne serait pas induit par la quête d’argent où l’instinct de survie. Il finit par se présenter sous le visage fort beau d’un jeune admirateur, pensionnaire de l’école d’officiers de Saint-Cyr, et avec lequel Jeanne entame une romance discrète, afin de ne pas inquiéter son colonel. Cette expérience amoureuse idéale l’amène à réaliser la vanité de la richesse et de la célébrité. Elle songe de plus en plus à arrêter sa carrière artistique, à renvoyer le colonel et à épouser son beau militaire. Hélas, remis de sa tragique blessure, et décidé même à en tirer parti, Théodore, dont le phrasé et le bagout sont les plus grandes armes rhétoriques qui soient, contacte la presse à scandales, et y raconte l’histoire vraie et immorale de la fameuse "Jenny". Très vite, tout le passé de Jeanne, fait les choux gras de la presse, et elle est accusée en plus d’avoir abandonné son vrai fiancé à la prison, et son tuteur handicapé à la misère. La série d’articles révélant au grand jour son passé trouble met fin à la carrière artistique de Jeanne. Ses collègues font semblant de ne pas la reconnaître, et la patronne de "L'Eldorado" déclare que Jeanne ne peut plus continuer à chanter sur scène. Comme de bien entendu, le colonel qui l’entretient la congédie, même s’il a l’élégance de lui laisser l’appartement des Champs-Élysées. Jeanne prend sa chute avec philosophie : il lui reste toujours son fiancé militaire. Mais le jeune homme fait aussi comprendre, avec gêne, que leur histoire est désormais terminée. À ses côtés, Jeanne avait découvert le raffinement des sentiments bourgeois. Elle expérimente à présent l’hypocrisie et l’égoïsme qui en sont les revers. Chassée de partout et sans plus aucune ressource, sauf celle de se prostituer à nouveau, Jeanne finit par se résigner à vendre son immense appartement, pour une coquette fortune qui la fera vivre quelques années. Elle repense alors à Louis Dupré, cet artisan qu’elle devait épouser et qu’elle avait abandonné en subtilisant ses économies… Un remords soudain la saisit, et elle décide de retourner à l’atelier où travaillait l’ébéniste. Bien des années se sont écoulées depuis, mais elle a la surprise de retrouver Louis Dupré désormais directeur d’un petit magasin de meubles qui a succédé à l’atelier. Sous le coup du chagrin et de la précarité financière, Louis Dupré s’était jeté à corps perdu dans le travail, et l’opiniâtreté et le dévouement de cet ouvrier modèle finirent par être récompensés. L’atelier s’étant doublé d’un commerce, le directeur, avant de prendre sa retraite, installa Dupré au poste qu’il quittait. Le jeune homme, au final assez heureux et nullement rancunier, est émerveillé de revoir Jeanne, dont il ignore ce qu’elle a pu devenir après son départ. Celle-ci de son côté est charmée de retrouver un Louis Dupré plus mûr, plus affirmé, virilisé par ses responsabilités. C’est avec une grande joie qu’elle restitue au jeune homme l’argent qu’elle avait volé, et avec une grande émotion qu’il le reçoit. D’autant plus, comme il le révèle, qu’il en aura sans doute bien plus besoin d’ici peu qu’à l’époque où Jeanne l’a quitté, car s’il est directeur de son magasin de meubles, il n’est propriétaire ni du fond ni des murs. Or, le vrai propriétaire a décidé de tout vendre, à un prix excessif que Louis ne peut pas payer. Sentant qu’elle a enfin l’occasion de faire dans sa vie quelque chose de bien, Jeanne annonce qu’elle va tout acheter, les fonds et le mur. Elle n’y pose qu’une condition : pouvoir en être la vendeuse, se tenir au comptoir, recevoir les clients, prendre les commandes, avoir un vrai métier. Louis Dupré accepte, mais il pose aussi sa condition : que Jeanne accepte - enfin - de l’épouser. Et Jeanne y consent. Pendant un peu plus d’une année, Jeanne va être heureuse, vraiment heureuse pour la première fois de sa vie, de mener une vie simple et honnête qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de vivre auparavant. Mais voilà que, fraîchement libéré, La Boule se manifeste à nouveau. Il envoie un message à Jeanne, en donnant un rendez-vous nocturne auquel elle ne se rend pas. Puis sans le moindre scrupule, il pénètre le jour suivant dans sa boutique et ordonne à Jeanne de faire sa valise et de le suivre. Mais Jeanne ne peut pas, et elle ne veut pas. Elle est mariée, elle tient à sa nouvelle vie, et elle propose à La Boule tout le restant de ses économies pour qu’il disparaisse et se fasse oublier. Mais La Boule n’a que faire de l’argent, il ne veut que Jeanne, puisqu’il a tout perdu, et s’il ne peut pas l’avoir, alors personne d’autre ne l’aura…

« Madame La Boule » s’achève sur le monstrueux assassinat de Jeanne par son ancien amant, et la violence de cette dernière scène laisse le lecteur véritablement assommé. Car oui, malgré tous ses défauts, sa fourberie, sa rouerie, son inconstance, il est bien difficile de ne pas tomber amoureux de Jeanne Rousselet au fil de ces pages scandaleuses, tant elle est la figure étonnamment candide d’un éternel féminin balloté par la misère et la corruption. Son destin à la fois tragique et superbe, qu’elle traverse comme dans un rêve, reste encore, plus d’un siècle plus tard, d’un incroyable réalisme et d’une grande modernité littéraire. « Madame La Boule » est aussi un portrait grinçant du Pigalle et du Montmartre d’une certaine époque, dont on aime ordinairement à garder un souvenir romantique et taillé pour le tourisme. Ces deux quartiers nous apparaissent ici dans toute l’âpreté froide d’un milieu noctambule obnubilé par l’argent, le profit, les escroqueries et même – déjà - les accointances avec la pègre. On est surpris de lire qu’en 1890, un cabaret axait déjà sa programmation sur des ciblages de publics, en recourant à des opérations d’affichage censés "lancer" un artiste, avec une expérience minutieuse de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. On est ébahi de découvrir une prostitution, alors largement tolérée, qui n’avait rien d’arbitraire et de chaotique, qui était même une industrie du sexe encore plus méthodique que celle d’aujourd’hui. « Madame La Boule » est une immersion en apnée dans les bas-fonds les plus laids de la Belle-Époque, et ce qui est bouleversant, c’est à quel point, au sein de cette époque dont les goûts artistiques et les mentalités paraissent figés dans le temps, cet envers du décor, cette peinture du vice et de la misère, est totalement intemporel. Il nous parle, il nous est familier, bien des éléments que l’on y croise existent encore aujourd’hui : la prostitution, les cabarets, les bagarres qui dégénèrent, le culte du tatouage, les rêves de stars, les protecteurs qui les financent, les viols, l’inceste, les violences conjugales, l’alcoolisme… Tout ce qui fait la modernité, l’actualité de ce roman, confère un caractère éprouvant à ce récit, d’autant plus à une époque comme celle d’aujourd’hui qui prétend lutter moralement contre tout cela. Jeanne Rousselet elle-même ne peut échapper à son milieu, de par ce tatouage qui la lie à son bourreau et qui la flétrit bien plus que ses activités de prostituée. La misère impose son sceau à ces créatures. Elles peuvent s’échapper un temps, mais pas pour toujours. Il est vrai que mis à part le personnage de Louis Dupré, ouvrier modèle, amant doux et soumis, empreint de sentiments romantiques et de mansuétude, tous les nombreux personnages que Jeanne croise sont des êtres corrompus, vicieux, manipulateurs, experts en duplicités et en trahisons. Il n’y a pas de morale dans « Madame La Boule » car il n’y a pas de morale là où il n’y a pas d’argent. La morale n’a rien à y faire, et tout le monde oublie jusqu’à son existence. C’est le constat amer de l’écrivain, il ne nous donne foi en Jeanne que pour mieux nous la montrer échouant dans tout ce qu’elle entreprend pour fuir sa condition, et malgré cette bonne humeur et cet optimisme débordants qui ne la quittent jamais. Jeanne est vouée au malheur, comme toutes ses semblables. Oscar Méténier ne nous demande ni de la conspuer, ni de la pleurer – et pourtant, malgré tout, on la pleure. C’est là tout le génie de l’écrivain fidèle au dogme naturaliste. Il ne juge pas, il montre dans toute la précision du détail, la destinée fatale de personnes qui ne peuvent pas et ne pourront jamais se sortir de l'ornière, et nous fait suivre le chemin imaginaire qu'il s'est tracé, pour que nous en arrivions aux mêmes conclusions que lui, sans qu'il ait eu besoin d'en faire part. Et quand la dernière page du livre se referme, la vérité se fait ainsi dans nos cœurs, d’une manière juste et sincère qu’aucun pamphlet, aucun discours, aucun précepte ne saurait égaler. Pour celui qui plonge dans ce roman, Jeanne Rousselet est inoubliable, ce livre incroyable qu'est « Madame La Boule » l’est tout autant, mais le lecteur doit être averti qu’une telle expérience littéraire confine émotionnellement au traumatisme, ou plutôt à une succession interminable de traumatismes. C’est un roman sublime, mais c’est un roman qui jette son lecteur à terre, le nez dans la boue, et où toutes les convictions personnelles sont malmenées, piétinées, réduites à néant, d'autant plus que, malgré soi, on emporte au fond de son âme quelques unes des souffrances odieuses qu'on a lues, et on les fait siennes. C'est le prix à payer pour la lecture d'un tel chef d'oeuvre.

Comme dit plus haut, « Madame La Boule » est un roman au style très fluide, très visuel, bénéficiant du talent scénographe de son auteur. Quelques termes désuets ou quelques expressions argotiques oubliées peuvent surprendre le lecteur contemporain, mais en général, on comprend assez bien de quoi il s'agit. Pour être un aficionado des frères Goncourt, Oscar Méténier n'a pas adopté pour autant leur "écriture artiste". Sans doute n'en avait-il pas le talent; quelques sérieuses fautes de français ou de maladroites répétitions d'adjectifs témoignent d'un écrivain peu enclin à se relire ou à chercher une forme parfaite. Oscar Méténier se préoccupait surtout d'être efficace en verbalisant de la manière la plus facile une histoire qu'il voyait de ses yeux, nourrie sans doute de beaucoup de ces anecdotes qu'affectionnait tant Edmond de Goncourt. Sur le plan strictement esthétique, Méténier demeure avant tout un naturaliste qui s'efface derrière son récit, et ne veut délivrer aucun message. Chacun des chapitres de ce roman est absolument odieux, révoltant, déconcertant même, tant les bourreaux sont d'anciennes victimes ou vice versa. Oscar Méténier, montre, décrit, expose, dissèque. Le reste appartient aux lecteurs, et de toutes manières, les faits décrits ne sont pas de ceux qu'on lit d'un oeil indifférent. En fait, la sensibilité du lecteur est seule décisionnaire de sa capacité à digérer un tel récit. « Madame La Boule », contrairement à ce qui fut prétendu en son temps, n'est pas un livre qui offense les bonnes moeurs, c'est un livre qui dévoile tout ce qui n'en relève pas, sans qu'il soit question de rédemption, de contrition, de justice immanente ou même de "happy end". Fait extrêmement rare pour un roman de 1890, la religion est totalement absente du récit, aucun personnage n'est croyant, aucun personnage n'est moral, sinon suivant une perception très personnelle et souvent autocentrée de la morale. Pas de Dieu, pas de Bien, pas de Mal, chacun pour soi. Bien souvent, la vie de tous ces êtres ne tient qu'à un coup de chance ou à un coup de malchance, une rencontre opportune ou une rencontre malheureuse. De permanentes sensations d'impunité, de fatalisme, mais aussi de solitude et d'exclusion, entourent tous les figurants de ce récit, sans qu'ils y voient rien d'anormal. Seule Jeanne, au gré de ses expériences, veut s'élever dans l'existence, parvenir à un bonheur existentiel au fur et à mesure que ses yeux se dessillent, mais cette intention-là lui est sans doute plus un handicap qu'une vertu dans le monde clos où elle est née et auquel elle appartient. Pour toutes ces raisons, comme pour la cruauté froide et ultra-violente de son intrigue, « Madame La Boule » est un roman propre à choquer les âmes sensibles ou vertueuses, les humanistes, et par extension tous les croyants et tous les défenseurs d'une idée humaine ou surhumaine du Bien. « Madame La Boule » n'est pas une oeuvre démoniaque ou maléfique, c'est une oeuvre lucide et désespérée, qui montre de manière atrocement convaincante des êtres à la dérive, ni heureux ni malheureux, souvent rendus inconstants par une existence précaire et chaque jour improvisée. C'est le récit d'un destin sans issue, sans lumière au bout du tunnel. Sur le plan psychologique, cela peut être très perturbant pour une personne fragile, et tout de même sacrément déprimant pour une personne qui ne l'est pas. Tout y est dérisoire et superflu : la vie, la mort, l'enfance, l'amour, le sexe, l'argent, la famille, les amis. Il n'y a rien à quoi se raccrocher, à part peut-être le rêve, mais encore faut-il pouvoir se permettre de rêver. « Madame La Boule », c'est 440 pages dans un univers dénué de tout idéal, où vivre consiste simplement à faire n'importe quoi pour ne pas se laisser mourir. Il faut une grande solidité morale et psychologique pour emprunter le chemin que parcourt ce roman, et en ressortir intact.


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