
Célèbre pour son best-seller « Voyage au Pays des Milliards », qui lança sa carrière littéraire en 1875, Victor Tissot reste l’exemple assez unique d'un touriste-écrivain qui imagina tout un concept autour de récits de voyages rapportés principalement de pays d’Europe Centrale et d’Europe de l’Est, destinations alors fort mal connues en France dans les dernières décennies du XIXème siècle. Bien que publiant ses livres en France, Victor Tissot était un citoyen suisse, et cette nationalité neutre et prestigieuse lui ouvrit bien des portes et des confidences au sein de pays souverainistes, où un écrivain français, issu de la jeune IIIème République, n’aurait pas autant inspiré confiance. Pourtant, le moins que l’on puisse dire de Victor Tissot, c’est qu’il était assez peu digne de confiance. Ni très érudit, ni véritablement globe-trotter, puisque ses voyages se firent exclusivement en train et en calèche, Victor Tissot était simplement un touriste nanti d’une fort jolie plume. Très populaires en leur temps, ses livres connurent après sa mort un rejet manifeste, car jugés peu sérieux et souvent empreints de condescendance occidentale. Pas davantage géographe que linguiste, et encore moins historien, Victor Tissot a surtout décrit les pays qu’il visitait avec la passion d’un touriste parfaitement ahuri, se contentant le plus souvent de visiter dans chaque pays les principaux monuments, collectant des légendes ou des anecdotes locales sans jamais se soucier d’en vérifier la véracité, et ayant le goût, là aussi tout à fait touristique, pour des explorations d’un goût discutable, puisque chacun de ses livres se terminant dans une grande capitale, Victor Tissot avait comme rituel d’en visiter les bordels (ou les quartiers de prostitution) et les prisons, s’offrant souvent une interview avec le directeur de la prison ou le bourreau chargé des exécutions. Cette trivialité était parfaitement assumée, tant Victor Tissot savait que les goûts de ses lecteurs pour le sulfureux ou l’horreur valaient largement les siens. C’est d’ailleurs, n’en déplaise aux puristes, ce qui séduit encore dans ses copieux récits de voyage. Victor Tissot sait faire rêver avec la beauté luxuriante de la nature et la beauté luxurieuse des femmes locales, sur lesquelles son regard s’attarde ponctuellement en de longs chapitres d’une ébouriffante poésie, durant lesquels l’auteur donne le meilleur de sa rhétorique. Tout cela est un peu pompier, car Victor Tissot est un guide touristique qui tient son public en haleine avec des méthodes narratives sensationnalistes et très feuilletonnesques, mais à défaut de livrer un tableau exact des pays qu’il visite, il cultivait une sorte d’impressionnisme littéraire, à la fois bucolique et gaulois, assez documenté, même si ce travail de fourmi était rarement vérifié et souvent un peu racoleur. La plupart de ses livres ont néanmoins acquis avec le temps une certaine valeur, car ils décrivent, à une époque où les voyageurs lointains étaient rares, l’Europe Centrale des années 1875 à 1895, laquelle a depuis beaucoup changé. Après cette date, comme lassé de trop nombreux voyages et peu tenté par des destinations lointaines, Victor Tissot se contenta d’écrire exclusivement sur son canton natal de Fribourg, au sujet duquel, durant vingt autres années, il rassembla suffisamment de documents sur la région suisse de la Gruyère pour les léguer à la ville de Bulle, dans l’optique de la création posthume d’un musée, le Musée Gruérien, qui existe encore de nos jours. « La Russie et les Russes », titre laissant volontiers entendre qu’il existe plusieurs sortes de russes en Russie, est à compter parmi ses meilleurs livres, bien que, comme nous le verrons plus bas, quelques chapitres seraient hélas impossibles à republier aujourd’hui. Finalement édité en 1884, quatre ans après son précédent ouvrage, ce livre est sans doute l’un de ceux qui lui a demandé le plus de travail à son auteur. Victor Tissot comptait d’ailleurs, comme il l’annonce dans une note, en écrire une suite consécutive à un deuxième voyage, qui, finalement, ne se fera pas. Disons-le d'entrée de jeu, « La Russie et les Russes » est surtout un récit sur… l’Ukraine, laquelle occupe 326 pages sur 555. En 1884, l’Ukraine est une région qui appartient à la Russie, bien que déjà, les rapports entre les deux peuples soient tendus. On a coutume en France d’appeler l’Ukraine "La Petite-Russie", et ses habitants des "Petits-Russiens" (afin de les distinguer de personnes russes qui seraient de petite taille). À de rares exceptions près, souvent historiques, Victor Tissot n’emploie jamais le mot "Ukraine" pour désigner ce qui n’est alors qu’une partie de la Russie. Et une partie qui, en 1884, n’avait pourtant pas beaucoup d’intérêt : l’Ukraine est encore essentiellement une terre rurale, dont même les principales villes ne sont que de gros bourgs dont l’agriculture est la principale industrie. Qui plus est dans ces steppes arides, où l’on ne croise que des paysans et des cosaques, il y a peu de chemins praticables. Victor Tissot traverse l’Ukraine essentiellement par le train, lequel roule au milieu de steppes enneigées et désolées. Sa première étape est Berdytchiv, une petite ville située à une centaine de kilomètres au nord de Kiev, et ce long séjour à Berdytchiv, ville majoritairement peuplée par une communauté juive protégée par la Pologne, est l’obstacle majeur que le lecteur va trouver sur son chemin. Car, avec une frénésie inhabituelle chez lui, Victor Tissot accumule les descriptions les plus infâmes, les comparaisons les plus ordurières, les jugements les plus cruels sur cette communauté de gens, dont le seul judaïsme suffit, aux yeux de l'auteur, à transformer Berdytchiv en cloaque, en égout à ciel ouvert. C’est à la limite du supportable ! Même quand on est habitué, en littérature française, à tomber sur des égarements de cette sorte, souvent hélas décomplexés et avec une belle inconscience de ce que serait le jugement de la postérité, il y a là des phrases qui soulèveraient le coeur à n'importe qui. C’est d’autant plus insupportable de la part de Victor Tissot que c’est assez ouvertement forcé – sans doute pour plaire à ses informateurs ukrainiens – car quelques centaines de pages plus loin, une fois arrivé à Moscou, Victor Tissot visite un bar juif, y boit un verre en compagnie d’un ami, et trouve l’endroit tout à fait délicieux et le tenancier charmant. On devine, à ce paradoxe, que sachant que ses différents contacts en Ukraine ou en Russie liraient surtout dans son livre le passage qui les concerne, Victor Tissot a sciemment épousé les vues de l’un, puis les vues de l’autre, par pur clientélisme. Néanmoins, la centaine de pages où s’enfilent interminablement et gratuitement des propos antisémites révoltants – et qui ne sont pas moins révoltants parce qu'ils sont surjoués – est absolument à vomir, et il faut au lecteur un certain courage pour passer ces quelques chapitres, d’autant plus qu’hélas, ils reflètent tristement la réalité d’un très ancien antisémitisme fortement implanté dans l’ouest de l’Ukraine, en partie par fanatisme chrétien – comme ce fut longtemps le cas en France -, mais en partie aussi suite à des spoliations de sites religieux, certaines églises ayant été transformées en synagogues par l’aristocratie polonaise – affirmations relayées par Victor Tissot mais difficilement vérifiables aujourd’hui. En tout cas, l'auteur y décrit avec une atroce complaisance la haine traditionnelle des Ukrainiens de ce temps-là pour leurs communautés juives, une haine qui mena d’ailleurs, soixante ans plus tard, à l’extermination totale de toutes ces communautés juives par les "Einstazgruppen" de l’Allemagne Nazie, grandement épaulés par des factions ultranationalistes ukrainiennes. Il est d’ailleurs déchirant de lire, sous la plume acerbe et cruelle de Victor Tissot, de telles immondices sur de pauvres gens sans histoires, dont la descendance allait être aussi impitoyablement exterminée. Heureusement, une fois que Victor Tissot poursuit sa route vers Kiev, puis Kharkiv, il n’est plus question des communautés juives, et l’on peut doucement, et sans doute à regret, se réconcilier avec l’écrivain. N’ayant d’ailleurs pas grand-chose à dire sur une immense région qui n’est qu’un terroir uniforme, Victor Tissot parle surtout des Ukrainiens, envers lesquels il ressent une tendresse particulière, pas toujours pour de bonnes raisons d’ailleurs. Entre autres, il les trouve d’une plus jolie blondeur, et d’une plus grande pureté de race, que les Russes, qu’il juge trop métissés de Tartares et autres ethnies barbares. Victor Tissot aime aussi sincèrement la chaleur du peuple ukrainien, en lequel il retrouve une saine ruralité semblable à celle de l’Europe. Il fait d’ailleurs une courte remarque allusive, au sujet d’une belle ukrainienne chez laquelle il passe la nuit, et dont il ressort le lendemain matin « pleinement satisfait ». Malgré l’âpreté des cosaques, dont la lecture des romans de Nicolas Gogol, mais aussi la rencontre opportune d’un ukrainien érudit – aux anecdotes là aussi invérifiables, prêtant aux cosaques du XVIème siècle des activités de piraterie en Turquie – ont produit sur l'auteur une forte impression, Victor Tissot présente les Ukrainiens comme un peuple doux, un peuple féminin dont il ne cesse de souligner la sensualité, allant même jusqu’à inclure cette sensualité dans de bucoliques descriptions de la faune et de la flore de l’Ukraine, véritable terre d’amour selon lui. Par contraste, sa découverte de la "Grande-Russie" l’impressionne plus gravement. Passant brièvement à Saint-Petersbourg, alors capitale de l’Empire Russe, Victor Tissot lui préfère Moscou, montrant au passage un indéniable instinct visionnaire. Moscou, selon lui, porte l’âme entière de la Russie, celle d’un pays plus que millénaire et où survit une identité forte, massive, tellement antique qu’elle ne s’est jamais totalement détachée d’une barbarie primitive, d’une brutalité atavique et d’une ironie morbide, que seule la religion sauve du nihilisme. Ancienne forteresse guerrière, le Kremlin y est essentiellement décrit comme un sanctuaire religieux, et incarne à merveille, selon Tissot, cette étrange fusion entre spiritualité radicale et culte sauvage de la guerre. Malgré cela, la contestation est déjà bien présente en Russie, que ce soit à travers une multiplicité de sectes délirantes ou par le biais de groupuscules politiques prolétariens et prérévolutionnaires qui commencent à essaimer dès 1873. Ces "nihilistes" (car c’est ainsi que la noblesse russe les dénomme) fascinent Victor Tissot, qui ne sait trop s’il les approuve ou les désapprouve, mais toujours est-il qu’il sent en eux, avec une incroyable prescience, le rôle déterminant qu’ils vont jouer dans l’avenir de la Russie, dans son triomphe du siècle prochain. Ironie du sort, Victor Tissot mourra en juillet 1917, trois mois seulement avant la Révolution d’Octobre. À l’inverse des villes d’Ukraine, Saint-Petersbourg et Moscou sont, selon Victor Tissot, des villes où règne une certaine décadence cosmopolite et perverse. L’auteur y voit là aussi la conséquence d’un vieux litige, qui remonterait à Pierre Le Grand, tsar du début du XVIIIème siècle, qui, au contact des Prussiens et des Français, s’européanisa, et obligea les citoyens russes à adopter la mode européenne. Mais restant russe dans l’âme, il n’hésite pas à faire exécuter tous les Russes qui ne voulaient pas couper leurs barbes de moujiks, ni s’habiller à l’européenne. Victor Tissot laisse entendre que la défiance des Russes envers l’Occident daterait de cette époque-là. Mais pour autant, il comprend et adoube le souci des Russes de ne pas se faire "occidentaliser", d’autant plus que lui-même, en bon francophile germanophobe, ne saurait prendre la défense d’un tsar qui s’était allié aux Prussiens. « La Russie et les Russes » est un ouvrage tout à fait fascinant, particulièrement pertinent à relire à notre époque, car c’est l'un des rares récits de Victor Tissot qui ne témoignent pas d’une société disparue. L’Ukraine et la Russie nous apparaissent, en 1884, quasiment semblables à ce qu’ils sont aujourd’hui, non seulement dans leur essence intime, mais même dans la relation conflictuelle séculaire qui les unit – et les désunit. C’est d’autant plus intense – et hélas terrifiant – que notre perception d’Occidentaux de ce qu’est la Russie nous semble souvent liée à des survivances désuètes de l’autoritarisme soviétique. Or, ce que le livre de Victor Tissot nous apprend, c’est que la Russie pré-soviétique possédait exactement ces mêmes caractères, y compris une défiance et une distance par rapport à l’Occident. Ainsi, au tout début, à Paris, Victor Tissot, préparant sa malle, reçoit la visite d’un ami russe qui lui explique qu’il ne faut pas emmener en Russie de vêtements ou de tissus rouges, les douaniers pouvant les prendre pour des signes de ralliements nihilistes. Sont également proscrits, selon cet ami, tout types d’écrits occidentaux : livres, journaux et même notes manuscrites, tout cela pouvant être saisi comme potentielle propagande subversive, et leur propriétaire jeté en prison pour plusieurs mois, le temps que l’on décrypte tout ce qu’il prétendait faire entrer en Russie ! Tout cela existait donc déjà à l’époque des Tsars, avec lesquels pourtant la France avait d’excellents rapports diplomatiques ! En dépit de beaucoup d’informations invérifiables et même probablement factices, surtout en ce qui concerne les anecdotes historiques qui lui ont été rapportées, Victor Tissot parvient, grâce au caractère à la fois besogneux et contrasté de son ouvrage, à donner de l’âme russe une image réaliste et inconfortable, qui fait encore pleinement sens avec la terrible actualité que nous vivons quotidiennement - laquelle s’éclaire d’ailleurs d’une lumière sinistre et pessimiste à la lecture de cet ouvrage, tant ce que l’on s’efforce aujourd’hui de sanctionner, du point de vue occidental, semble l’émanation toujours vivace d’une civilisation différente de la nôtre, profondément enracinée dans sa terre depuis toujours, antédiluvienne, inéducable, inaliénable, inarrêtable.
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