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ALBERT DELPIT - « Le Père de Martial » (1881)




« Le Père de Martial » fut le principal succès commercial de son auteur, Albert Delpit, qui défraya la chronique durant la première moitié des années 1880, période qui marque le début de ce que l’on appelle la « Belle-Époque » et qui incarna le renouveau d’un certain art de vivre à la française sous l’ombre protectrice et apaisante d’une IIIème République bâtie pour durer. Albert Delpit, frère du journaliste et écrivain Édouard Delpit, dont il ne semble pourtant pas avoir été très proche, est issu d’un milieu à la fois colonial et monarchiste. Tous deux sont les fils d’un entrepreneur en tabac ayant fait fortune aux États-Unis, à la Nouvelle-Orléans, durant les dernières années du Second Empire. Bien que les deux jeunes gens soient nés et aient grandi en Amérique, c’est conjointement qu’ils décident de rentrer faire leur vie en France, afin d’y travailler dans la carrière des lettres. Malgré cette belle unité de vocation littéraire, qui ne fut sans doute pas appréciée par leur père, les deux jeunes garçons n’ont jamais collaboré en écriture. Ils ont tous deux débuté en poésie, sans grand succès. Édouard Delpit semble avoir été le premier à envisager une carrière plus alimentaire, qu’il mènera entre la Dordogne et l’Hérault, à la fois comme sous-préfet et comme journaliste, puis rédacteur-en-chef, de plusieurs journaux régionaux. Un excellent mariage avec une jeune fille de l’aristocratie l’aidera davantage encore à s’établir dans la future Occitanie, et à mener sa carrière littéraire de manière plus occasionnelle. Au contraire, Albert Delpit a passé une grande partie de sa vie à Paris, y menant probablement une vie un peu bohème et désargentée. On ne lui connaît aucune liaison, il ne s’est jamais marié et n’a pas eu d’enfants. Son homosexualité est hautement probable, et explique sans doute la distance voulue par son frère, mais il sut sans doute se montrer discret, car très vite, après quelques volumes de vers, il se dirigea vers une forme romanesque tournée vers les valeurs traditionnelles de la monarchie. Albert Delpit atteint la maturité après une décennie de publications plutôt historiques et nostalgiques (il fréquenta Alexandre Dumas Père durant ses dernières années), avec « Le Père de Martial » (1881), dont il tira aussi une pièce de théâtre qui connût également un grand succès sur les planches parisiennes. Cette célébrité lui tourna quelque peu la tête, et il se fit remarquer en 1883 en provoquant en duel son confrère Alphonse Daudet, qu’il accusait publiquement de médiocrité littéraire, et de plagier maladroitement Châteaubriand et Charles Dickens. En toute objectivité, ces accusations n’étaient pas justifiées, et tenaient vraisemblablement de la jalousie pure. Le duel était un duel au premier sang, qu’Albert Delpit, peu adroit physiquement, perdit en quelques minutes. Ce ridicule duel fut durablement nuisible à sa réputation, d’autant plus qu’il avait défié un écrivain qui, comme lui, s’adressait le plus souvent à un lectorat conservateur, bonapartiste ou monarchiste. Néanmoins, il ne cessa jamais d’écrire et de publier durant les dix dernières années de sa vie, avant d’être découvert mort chez lui en 1893, à seulement 43 ans. Les causes de sa mort n’ont jamais été révélées, ce qui suggère probablement une maladie vénérienne, un suicide ou quelque chose d’un minimum indigne. La figure émergeante de ce paladin de la monarchie en plein âge d’or républicain fut pourtant un coup d’éclat exceptionnel, alors que la France visait à faire table rase du passé. C’est qu’Albert Delpit avait un réel talent littéraire, où perlait une ironie perfide qui n’est pas sans évoquer celle dont fera preuve Marcel Proust trente ans plus tard, et surtout une préoccupation psychologique et même philosophique encore relativement rare dans les années 1880, même si ça ne suffit pas à donner à son œuvre une très grande profondeur. Albert Delpit étant avant tout un auteur de mélodrames nostalgiques en quête d’émotions. L’action du « Père de Martial » se déroule presque entièrement dans la petite ville de Cambo-Les-Bains, dans le pays basque, à l’extrême pointe sud-ouest de l’hexagone, une petite ville où Albert Delpit semble effectivement avoir résidé un temps et qu’il décrit avec minutie dans son roman. Nous suivons l’arrivée d’un jeune soldat parisien volontaire, Jean de Born, par le train de Paris, et qui descend à Combo, accompagné d’une lettre de recommandation, pour y rencontrer une célébrité locale, l’écrivain et homme de lettres Pierre Cambry, afin que ce dernier le fasse passer en Espagne, afin qu’il puisse rejoindre l’armée carliste. Quelques mots sur le carlisme, bien qu’ici il ne joue qu’un rôle très accessoire : le carlisme est un mouvement politique né en Espagne en 1833, alors que la mort du roi Ferdinand VII, affilié aux Bourbons, venait de mettre sur le trône sa fille Isabelle, après que le défunt roi ait abrogé de son vivant la traditionnelle « loi salique », interdisant aux femmes de régner. Or, Ferdinand VII avait un frère cadet qui entendait bien récupérer le trône de gré ou de force, et s’autoproclama véritable roi d’Espagne sous le nom de Charles V. Il s’ensuivit une guerre civile, dite « Guerre de Succession » entre le prétendant Charles V et sa nièce, la reine dite usurpatrice Isabelle II, qui n’en gagna cependant pas moins la guerre et régna jusqu’en 1868. Les partisans du prétendant Charles V (« Carlos V » en espagnol) se nommèrent eux-mêmes les « carlistes », et malgré leur défaite en 1839 en tant qu’armée, ils se réorganisèrent en tant que force politique absolutiste et légitimiste, et perdurèrent jusqu’en 1969, où le prétendant légitimiste Juan Carlos obtint du dictateur militaire Franco un statut honorifique de « prince d’Espagne » qui le désignait comme successeur au dictateur après sa mort. Juan Carlos devint alors l’unique espoir de tous les monarchistes espagnols, les carlistes comme les autres, jusqu’en 1975 où, après la mort de Franco, Juan Carlos entama une transition démocratique calquée sur le modèle britannique, c’est-à-dire vers une monarchie parlementaire, régnante mais pas gouvernante, ce qui était le meilleur moyen de mettre fin à plus d’un siècle et demi de guerre fratricide entre cousins Bourbons. En France, il s’en fallut de peu que nous n’entrions dans le conflit, puisque jusque en 1830, nous étions revenus à une monarchie dirigée par les Bourbons de France. Mais la révolution de 1830 plaça sur le trône Louis-Philippe, issu de la branche d’Orléans, qui échangea sa désignation en échange d’un modèle parlementaire un peu plus rigide qu’en Angleterre, mais qui en terminait une bonne fois pour toutes avec la monarchie de droit divin, et avec les Bourbons, dont la branche française s’est d’ailleurs éteinte quelques décennies plus tard. Un Orléaniste sur le trône n’allait certes pas se préoccuper d’un conflit espagnol qui opposait deux cousinages Bourbons, lesquels par ailleurs ne le regardaient pas autrement que comme un usurpateur. Aussi, la France se tint à bonne distance de ce conflit. Mais pour les légitimistes français, ceux qui étaient nostalgiques de la Restauration et de l’Ancien Régime, le souhait et le soutien d’une victoire des carlistes en Espagne pouvait déboucher sur l’éventualité d’un retour au pouvoir d’une monarchie absolutiste et traditionnaliste dont on ne pouvait que rêver qu’elle fasse des émules en France. Évidemment, rien de tout ça n’est arrivé, mais il n’en est pas moins vrai qu’un certain nombre de rejetons enflammés des grandes familles légitimistes s’en allèrent rejoindre illégalement les troupes carlistes, en dépit des ordres de Louis-Philippe qui ordonna que l’on arrête tous ces velléitaires aux postes-frontières. Voilà pourquoi le jeune Jean de Gorn, décidé à combattre aux côtés des carlistes au nom de l’absolutisme royal, s’est adressé à un écrivain légitimiste installé dans une petite ville basque située à moins d’une dizaine de kilomètres de la frontière espagnole, afin de pouvoir y migrer en cachette via un réseau de passeurs. Néanmoins, Jean de Gorn, fasciné par Pierre Cambry, va s’attarder à Cambo bien plus longtemps que prévu. Pierre Cambry, en effet, n’est pas seulement un écrivain légitimiste, c’est une sorte de philosophe pyrénéen prônant un art de vivre élitiste fondamentalement basé sur un mode de vie vertueux, mais hédoniste et humaniste, hérité du bon sens rural des Pyrénées. Homme de lettres reconnu et vivant dans une grande aisance matérielle, prosélyte charismatique, grand amoureux de ses montagnes et de son pays basque, Pierre Cambry a fait de sa vie une réussite exemplaire, qu’ont couronné un mariage d’amour, toujours aussi passionné au bout de vingt ans, avec l’adorable et dévouée Thérèse Cambry, et la naissance d’un fils lui aussi beau et charismatique, Martial, qui d’ailleurs va bientôt épouser une jeune beauté locale, Espérance Jordan, avec laquelle il forme déjà un beau couple un peu trublion, qui n’hésite pas à enfermer dans un kiosque la détestable Bethsabée O’Doughby, voisine britannique un peu fofolle, qui s’est autoproclamée la duègne d’Espérance, afin d’aller flirter un peu plus avant en toute intimité. Cette existence heureuse, sans tâche, sans malheur, dans un cadre de vie idyllique est pour Pierre Cambry le reflet de ses convictions monarchistes, l’incarnation d’une élite touchée par la Grâce, aimé de la vie parce qu'il l'aime en retour. Jean de Gorn, pur parisien, ayant finalement peu d’expérience, vivant jusque là de préjugés contre la campagne, découvre alors la vie sublime de Pierre Cambry et toute la microsociété de notables bigarrée mais au final sympathique qui voisine avec le grand homme. Il va aussi intervenir pour défendre le général Mornier, qu’il a croisé dans le train en arrivant à Combo, vieux militaire outré qui peste contre son neveu, lequel lui a extorqué une donation entre-vif avant de le chasser de chez lui. En réalité, le jeune Auguste n’est qu’un niaiseux instrumentalisé par sa mère, la sœur du général, la redoutable Euphémie Dortet, veuve dévote et harpie aux griffes longues, qui rêve de déposséder toute sa famille de ses biens, afin de financer pour son bambin un mariage noble – stratégie qui se terminera en intrigues de notariats contrecarrées et bien inutiles, car entre-temps, le timoré Auguste se sera déniaisé avec une fille de ferme, et ne voudra plus en connaître d’autres. On notera là aussi qu’il n’y a, dans cette microsociété légitimiste – donc en théorie catholique –, que des fausses dévotes et des hypocrites dont la foi est seulement un masque servant à dissimuler leur rapacité. Cet anticléricalisme ostentatoire est particulièrement insolite dans un roman ouvertement élégiaque sur la monarchie légitimiste. Mais la véritable intrigue de ce roman, c’est en réalité un vaudeville qui va mettre à mal pour un temps les projets de mariage entre Martial et Espérance. Homme d’affaires inspiré mais souvent imprudent, M. Jordan se retrouve au bord de la faillite. Bien entendu, cela ne compromet nullement le mariage d’Espérance, car les Cambry sont suffisamment riches pour ne rien attendre de l’argent des autres, et pour savoir par expérience qu’un véritable mariage d’amour se passe allègrement de dot. Seulement voilà, il y a la question de l’honneur, ce cache-misère des classes supérieures qui va ici générer bien des drames. M. Jordan peut se résoudre à la ruine mais pas au déshonneur, et il se propose donc de se brûler la cervelle… à moins qu’Espérance ne sauve sa vie ses affaires en épousant un vieux et riche baron, associé de son père, M. de Hautmont, qui est prêt à renflouer totalement les affaires de Jordan, pourvu qu’on cède à son caprice, épouser la belle Espérance qu’il a aperçue à plusieurs reprises et qu’il veut pour lui en couronnement de sa carrière. Qu’Espérance soit déjà engagée avec un jeune homme l’indiffère : c’est le privilège des vieillards que de prétendre être aimés pour leur argent, et ce sera une victoire personnelle que d’en gifler les sentiments purs d’un beau jeune homme. Prisonnière du devoir envers son père, dont elle ne peut se résoudre à porter, au nom de son bonheur, la responsabilité du suicide, Espérance rompt avec Martial et accepte la mort dans l’âme d’épouser M. de Hautmont. Mais Martial, furieux, refuse de se séparer d’Espérance, et envoie ses témoins à M. de Hautmont pour un duel à mort. C’est alors que Thérèse Cambry sent sa fraison défaillir, car en réalité, elle porte en elle depuis vingt ans un lourd secret : Martial est le fruit d’une infidélité, il n’est pas le fils de Pierre, mais celui, imprévu, d’un baronnet de passage, amateur de jeunes filles, et auquel elle n’a pas su résister, lors d’une journée où Pierre était absent. Or, ce baronnet d'il y a vingt ans n’est autre que M. de Hautmont qui, sans le savoir, vient de voler la femme de son fils, et se prépare à le tuer lors d’un duel qu’il est certain de remporter, en bretteur habile, face à un jeune homme auquel la haine et la rage feront commettre bien des maladresses. Thérèse s’arrange pour rencontrer secrètement le baron et lui apprendre la vérité sur Martial, mais le baron ne croit pas Thérèse, il suppose qu’elle invente ce conte pour l’amener à épargner son fils. Tout semble perdu pour Martial. Un seul homme pourrait convaincre le baron : Pierre Cambry lui-même, mais il faudrait lui révéler le terrible secret de la naissance de Martial, et tout ce que cela implique dans l’effondrement de ce bonheur parfait dont l’écrivain a fait sa pierre de voûte idéologique, un bonheur parfait construit en réalité sur un mensonge inexcusable, et dont son couple ne survivra qu’en apparence…    En dépit de ses partis pris et de ses nécessaires archaïsmes moraux, « Le Père de Martial » est un excellent roman qui n’a pas démérité l’accueil chaleureux que lui a fait le public. Malgré cette naïveté hautaine propre à tous les auteurs monarchistes, Albert Delpit signe une intrigue peu originale, mais labyrinthique et habilement sans issue, servie par des personnages réalistes et attachants, et par des dialogues adroits et ironiques d’une grande qualité. Tout au plus reprochera-t-on à l’auteur d’être souvent un peu prévisible dans son intrigue, dans le sens où il lui semble logique que des personnages académiques traversent une épreuve elle aussi très académique. En dehors de son caractère divertissant et de sa qualité littéraire, il n’est pas foncièrement évident d'affirmer ce qu’Albert Delpit a voulu signifier au travers de son roman : il y a certes une misogynie amère et méprisante qui est ouvertement entretenue (les femmes, de par leur manque de rigueur ou d’honnêteté, sont la source de problèmes dont elles ne mesurent jamais les conséquencesq), et qui est typique d’un auteur homosexuel de cette époque. Mais cette misogynie prend aussi symboliquement position pour la cause carliste et la défense de la loi salique. Il semble cependant transparaître l’idée générale que les Royaumes de France et d’Espagne se porteraient mieux s’ils se tenaient loin des préoccupations du Royaume des Cieux, et donc de la morale religieuse, qui s’éloigne trop tragiquement du bon sens provincial – voire rural – et traite un peu trop les femmes en égales pour s'assurer de leur dévotion, ce qui les inciterait, selon lui, à faire du mal là où tout va bien. Enfin, malgré son raffinement littéraire et son idéologie élitiste, Albert Delpit ne cache pas son attachement aux valeurs traditionnellement nobiliaires du courage, du sacrifice, de la guerre identitaire, et des problèmes d’honneur que l’on règle par le meurtre ou le suicide, soit autant de vertus essentiellement masculines, mais dont l’universalité intemporelle nous apparaît aujourd'hui plus que discutable, même s’il serait hélas illusoire, en ce triste début de XXIème siècle, de la juger totalement dépassée.   

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