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MAXIME BOUCHERON - « Le Roi des Bonneteurs » (1890)


Unique roman de Maxime Boucheron, « Le Roi des Bonneteurs », qui ne connut apparemment qu'un succès d'estime (il n'existe qu'une seule édition publiée en 1890), est un chef d'œuvre absolument méconnu du roman-feuilleton policier, une oeuvre cynique, géniale et tourmentée, qui flirte allègrement avec le Naturalisme et le Grand Guignol.

Maxime Boucheron fut une célébrité du théâtre, auteur de pièces à succès, de vaudevilles, de livrets d'opérettes, d'opéras-bouffes et d'opéras-comiques. Ancien critique théâtral, il devient avec un succès immédiat un prolifique auteur de pièces dès 1878. Son succès ne se démentira pas jusqu'à sa mort précoce, à seulement 50 ans, en novembre 1896.

« Le Roi des Bonneteurs » est son unique incartade en littérature, et pour un coup d'essai, c'est un coup de maître ! Il est probable que seule la thématique scabreuse de l'intrigue et le cynisme ouvert, la cruauté même, de la plupart des personnages, interdisait toute représentation publique. « Le Roi des Bonneteurs » est très probablement né du projet avorté d'une pièce de théâtre dont l'auteur savait pertinemment que la censure ne l'autoriserait pas. Plus clémente avec les romans, surtout depuis l'immense succès du Naturalisme, elle laissa passer ce livre, publié par Marpon & Flammarion, ancêtre de l'actuelle maison d'édition Flammarion, qui s'était fait alors une spécialité, après Charpentier et Dentu, de publier des auteurs naturalistes, populaires ou impertinents.

Le "bonneteur" était le nom que l'on donnait au joueur de bonneteau. Le bonneteau était un jeu d'argent né dans les rues parisiennes au XIVème siècle et qui se jouait soit avec trois cartes de jeu, soit avec une bille et trois gobelets. Improvisé sur une table de fortune, voire sur un carton, le bonneteau consistait à aligner trois cartes de jeu, face retournée, à les mélanger et à demander à un joueur adverse de deviner où se trouvait la carte d'une certaine couleur (généralement un as de cœur, les autres cartes étant des as de pique et de trèfle et de couleur noire). On pariait sur la carte retournée. Le joueur donnait 100 francs, retournait la carte qu'il avait choisie et si c'était la bonne carte, on lui rendait sa mise avec 100 francs de plus. On pouvait bien entendu jouer autant de fois qu'on voulait. Généralement, un complice interprétait le rôle du premier joueur qui, devant les passants, se mettait à gagner des sommes folles. D'autres joueurs demandaient alors à jouer à leur tour. Ceux-là étaient des pigeons qu'on allait plumer…

Car s'il passait pour un jeu d'observation, le bonneteau reposait sur un très adroit geste de prestidigitation, qui faisait que l'on pouvait au début du jeu suivre parfaitement le trajet de la carte que l'on avait repérée, et donc que l'on recommençait à jouer au fur et à mesure qu'on gagnait, en pariant de plus en plus cher. Mais soudain, on perdait tout, car la carte n'était brusquement plus là où on pensait qu'elle serait. Pareil pour la version avec gobelet : la bille était cachée sous un des gobelets opaques, on tournait, retournait, les gobelets renversés sur la table, et il semblait que l'on suivait à chaque fois le bon gobelet, et puis soudain on le perdait de vue, on croyait naturellement à une inattention de sa part, mais tout était absolument maîtrisé par le maître du jeu, qui profitait d'un geste discret pour retirer la bille et la garder en main, de façon à ce que tous les coups deviennent perdants.

Bien entendu, le mauvais payeur, ou celui qui, connaissant le truc, gagnait trop ou voulait quitter le jeu avant son terme, voyait surgir de la foule quatre ou cinq complices généralement athlétiques qui lui barraient le chemin d'un air menaçant, et se retrouvait contraint de continuer ou de payer.

Parce qu'il reposait sur une tactique visant à dépouiller les naïfs, le bonneteau fut très tôt interdit, et ceux qui le pratiquaient risquaient la prison, mais on put croiser des joueurs à Paris jusqu'à la toute fin du XXème siècle dans de nombreux quartiers populaires de Paris, comme Barbès, Châtelet ou le Marché aux Puces de Clignancourt. Depuis une vingtaine d'années, il semble avoir progressivement disparu de la capitale, et sans doute aussi du pays, bien que diverses autres escroqueries de rue se maintiennent dans des quartiers désormais plus touristiques.

Le bonneteau était considéré comme le degré zéro de l'escroquerie, voire comme le premier pas pour entrer dans la pègre. C'est bien de cela qu'il est question ici, car le personnage principal de ce roman, Fontrailles, véritable génie du mal, a commencé comme bonneteur, puis est passé chef de toutes les équipes de bonneteau de la capitale, pour arriver à la tête de toute la pègre parisienne. Excessivement adroit et manipulateur, il n'est jamais inquiété par la police, qui le soupçonne mais ne parvient pas à retenir la moindre preuve contre lui. Immensément riche, Fontrailles peut d'ailleurs se permettre de graisser la patte du préfet de police ou des magistrats. C'est un homme intouchable, cynique, charismatique et dominateur, qui se dissimule efficacement derrière une société de recouvrement de dettes qu'il a fondée de manière tout à fait officielle, qu'il mène avec la plus grande rigueur et la plus grande honnêteté avec son adjoint M. Stéphanne, mais qui lui permet aussi de récupérer secrètement quantité d'informations sur la situation financière de beaucoup de gens.

Pour sa prochaine affaire, Fontrailles, comme Diogène, cherche un homme, mais il veut un homme beau, au caractère faible, confiné dans une vie médiocre mais désireux d'une vie luxueuse et facile. Il finit par le trouver en la personne de Gabriel Lengrune, un jeune fat qui se fait entretenir par une riche couturière, horriblement jalouse. Gabriel est quant à lui un petit fonctionnaire dans une administration, au sein de laquelle Fontrailles parvient à se faire engager comme vacataire sous un faux nom, ce qui lui permet de surveiller Gabriel de près. Alors qu'en le fréquentant, il se persuade que Gabriel est bien l'homme qu'il lui faut, ce dernier arrive au bureau un matin en annonçant qu'il a quitté son Honorine, et qu'il se prépare à épouser Marie Chambrun, la fille d'un ami de son père. Pour Fontrailles, c'est une catastrophe qui réduit son plan à néant. Aussi va-t-il tout révéler à Gabriel et l'obliger à casser ce mariage le jour même où il doit demander Marie à son père. Gabriel est un faible, le destin que lui propose Fontrailles attise sa convoitise, et lui fait bien vite oublier la jeune fille éprise de lui. Hélas, celle-ci, avec qui la relation était avancée, est enceinte de lui…

Le plan de Fontrailles consiste à provoquer la rencontre puis le mariage de Gabriel avec Pépita Kandos, Marquise d'Albuker, jeune veuve grecque fantasque, fort jolie, dévote et passablement idiote, vivant à Paris, actuellement en passe de se faire mettre le grappin dessus par l'avocat maître Colar, chargé de l'exécution testamentaire de feu le Marquis. Il s'agit donc de damer le pion à ce petit manipulateur, de jeter Gabriel dans les bras de Pépita, et après mariage, d'amener Pépita à verser 4 millions de francs aux œuvres de Fontrailles. À la suite de quoi, Gabriel pourra librement profiter des autres millions de son épouse comme bon lui semble.

Il s'agit donc de transformer en quelques mois le petit roturier Gabriel Lengrune en Duc de Lengres, dandy mondain célèbre pour son salon ouvert aux célébrités du Tout-Paris. Fontrailles va mettre toutes ses économies dans le standing de ce nouveau personnage. Mais hélas, les menaces viennent de partout : d'abord de la famille Chambrun, dont la progéniture devenue fille-mère, a été déshonorée. Si la jeune Marie est incapable de vouloir du mal à l'homme qu'elle a tant aimé, son père a juré de tuer Gabriel d'une seule balle. Ensuite Honorine, qui ne se remet pas d'avoir été quittée par Gabriel, est bien décidée à se venger en remuant ciel et terre pour le retrouver, à la seule fin de vitrioler ce si beau visage qui s'est détourné d'elle. Enfin, Maître Colar, bien vite éconduit par Pépita, voit échapper un mariage fort avantageux pour lui, et va tout faire pour l'empêcher...

Heureusement (ou malheureusement), le génie de Fontrailles et la docilité de Gabriel envers son bienfaiteur leur permettront d'arriver à leurs fins en neutralisant tous leurs adversaires, et de faire donc un faux mariage ducal avec une vraie marquise. Mais alors qu'il est quasiment ruiné et a cruellement besoin de l'argent de Pépita, Fontrailles a la mauvaise surprise de découvrir que la faiblesse de caractère de Gabriel n'a pas que des avantages. Dominé par son épouse, qui se révèle, en dépit de ses limites intellectuelles, une marâtre autoritaire, Gabriel se révèle incapable de lui arracher le moindre centime, d'autant plus qu'elle trouve Fontrailles déplaisant.

Au final, chacun payera au prix fort tout le mal causé à autrui au cours d'un final sanglant et grandguignolesque qui plonge brusquement le lecteur dans un règlement de comptes meurtrier d'une incroyable cruauté.

Voisinant avec les récits de Grand Guignol, relevant d'une indéniable influence des premiers romans de Paul Féval, mais cependant bien mieux écrit et parsemé de dialogues flamboyants, où l'expérience du théâtre profite grandement à Maxime Boucheron, « Le Roi des Bonneteurs » est un roman-feuilleton policier qui surprend par la modernité de ses personnages, le rythme intense et soutenu de sa narration qui préfigure nos actuels "thrillers", et qui est remarquable par la qualité de son intrigue, astucieuse et riche en rebondissements, sans jamais tomber pourtant dans les excès habituellement rocambolesques du feuilleton. C'est un récit très adroitement maîtrisé, authentiquement sulfureux en dépit d'une fin très morale, mettant en scène une machination parfaitement huilée et des personnages contrastés, réalistes, qui témoignent d'une heureuse inspiration naturaliste. À la fois fidèle aux codes de la littérature populaire, perpétuellement inventif, et rédigé avec soin et beaucoup de style, c'est un roman absolument délectable, encore très moderne sur bien des points, et parfaitement réussi de bout en bout, qui mériterait grandement d'être réimprimé et redécouvert. On ne peut que regretter que Maxime Boucheron n'ait pas eu le temps de signer d'autres romans, tant cet homme talentueux serait certainement devenu un très grand nom de la littérature populaire.

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